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Partie III : Des objets aux sujets

Chapitre 2 : Des sujets d'étude

2. Les portraits de spectateurs

2.1 Des discours aux résultats

Comme méthode pour restituer les propos d'enquêtés, le portrait est utilisé de longue date dans les Sciences Humaines et Sociales. Anthropologie, ethnologie, sciences politiques, sociologie ou encore psychologie, autant de disciplines qui considèrent que le portrait, alors parfois appelé « récit de vie » ou « histoire de vie », est un moyen d'accéder à une forme scientifique de connaissance.

Utilisée par les sociologues américains de l’École de Chicago depuis les années 1920, la méthode du recueils de récits de vie a d'abord été plébiscitée en France par l’anthropologie et la psychologie sociale avant d'être détrônée par les approches statistiques et quantitatives. Mais depuis les années 70, un changement de posture dans la manière de concevoir et de construire la connaissance sociologique qui vise à remettre l'individu au cœur de la démarche a permis de repenser le procédé du récit de vie : « Quand l’individu devient ainsi un « observatoire du social » (Le Breton, 2004 : 20), lui donner la parole à travers le récit de vie par exemple, permet d’accéder aux motifs de l’action, aux ressorts de l’engagement, aux singularités de l’expérience vécue, enfin aux dimensions réflexives et créatives de la personne qui donnent aussi sens aux faits sociaux, historiques et actuels »818 écrivent Sophie Chaxel, Cécile Fiorelli et Pascale Moity-Maïzi.

Depuis, le genre du portrait en Sciences Humaines et Sociales a fait son chemin et a été, peu à peu, reconnu comme « pratique légitime dans le champ de la construction des connaissances »819 écrit

Amanda Rueda dans un article qu'elle a consacré à la méthode du portrait. Dès le début des années 90, des sociologues français ont choisi de rendre compte de leurs résultats de recherche en rédigeant des portraits. Jean Claude Kaufmann, en 1992, utilise dans son ouvrage La trame conjugale de brefs portraits que l'on pourrait qualifier d'informatifs puisque l'auteur choisit de les placer à la fin de son livre et qu'ils ne sont finalement qu'un complément biographique permettant au lecteur d'avoir une vision plus globale du parcours de chaque couple interrogé : « Cet instrument offre la possibilité

d'une lecture transversale dont l’intérêt est d'éviter le défaut inhérent aux citations d'extraits d'interviews, trop souvent manipulatoires et coupées de leur contexte. Les personnages peuvent ainsi prendre vie dans leur complexité et se construire eux-mêmes peu à peu en de véritables objets sociologiques parallèlement à la lecture théorique, permettant d'approfondir cette dernière »820 écrit

l'auteur. Un an plus tard, Pierre Bourdieu utilisera le portrait comme un témoignage dans son ouvrage La misère du monde821 puis c'est Bernard Lahire qui en 2005, dressera des portraits sociologiques dans l'ouvrage éponyme Portraits sociologiques, Dispositions et variations individuelles822, deux ouvrages fondateurs du genre du portrait en sociologie.

Le portrait est donc d'usage en Sciences Humaines et Sociales mais il n'est pas pour autant mobilisé de manière uniforme nous venons de le souligner. Muriel Gil dans sa thèse de doctorat, propose de les classer selon la fonction qui leur est attribuée. Elle distingue : une fonction documentaire (Kaufmann), une fonction de contextualisation (Kaufmann également), une fonction

818 Chaxel Sophie, Fiorelli Cécile, Moity-Maïzi Pascale, « Les récits de vie : outils pour la compréhension et

catalyseurs pour l’action », Interrogations, n°17, L'approche Biographique, janvier 2014, [en ligne].

819 Rueda Amanda, « Du portrait cinématographique documentaire au portrait en sciences de l'information et de la

communication », Sciences de la société, 2014, 92, p.177-191 [en ligne].

820 Kaufmann Jean-Claude, La trame conjugale, Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, 1992, p.14-15. 821 Bourdieu Pierre, La misère du monde, Ibid. 1993.

d'exemplification (Lahire ou Singly), une fonction cognitive (Molinier ou Hérault). Elle ajoute : « une double fonction heuristique : pour le chercheur qui expérimente la possibilité de faire d'autres découvertes que celles autorisées par l'analyse transversale ainsi qu'une manière différente de construire des savoirs ; pour le lecteur placé en situation de faire l'expérience de l'expérience d'autrui et, par comparaison, de découvrir certains aspects de la sienne. »823

Plus récemment, Amanda Rueda dans son article précédemment cité824, propose une synthèse de ce genre. Elle explique que le portrait se situe « au croisement de l'épistémologie et de l'esthétique (…) Du point de vue épistémologique, il est l'héritier du développement d'une approche du micro social qui prétend rendre compte des pratiques et des représentations individuelles. ». Il se situe en effet dans la revendication d'une épistémologie de l'individu et se fonde sur une double conviction : « la crédibilité que le chercheur attribue au discours de l'Autre - il prend au sérieux ce que disent les gens - et la certitude que l'individu ne pourra jamais pour autant être appréhendé tel qu'il est en lui-même. » Il s'agit en effet de saisir la singularité de l'individu, de comprendre le travail de l'individu sur lui-même : « Il en résulte la montée en puissance d'une singularité sociale qui ne se veut pas représentative mais unique. ». L'auteure met également en lumière le nécessaire travail du chercheur/de la chercheuse et son implication dans la rédaction des portraits : « Le portrait comporte toujours quelque chose qui appartient à son auteur/chercheur. Il est plein du regard que le chercheur porte sur son personnage et qu'il partage avec le lecteur. (…) Le portrait est d'abord un texte porté par son auteur. » Écrire un portrait suppose de la part du chercheur/de la chercheuse une implication dont les marqueurs de première personne (majoritairement au singulier, le « Je ») sont une trace évidente mais pas unique : « Le dispositif s'y révèle à travers la description attentive de l'espace social et de la situation de communication propre à la rencontre chercheur-enquêteur (le lieu, le comportement, la lecture des intonations, des regards, des silences...). L'incarnation du point de vue du chercheur et sa démarche d'objectivation sont particulièrement sensibles dans ces passages où il fournit au lecteur « les instruments d'une lecture compréhensive, capable de reproduire la posture dont le texte est le produit. » selon les mots de Bourdieu. » écrit A. Rueda. Le portrait, à la fois « monstration et narration » est donc un dispositif qui à partir d'une première situation de communication, celle qui a eu lieu entre le chercheur et son enquêté, fait le récit de celle-ci tout en l'analysant et de fait en en créant une nouvelle, celle qui aura lieu entre le portrait rédigé par le chercheur et son lecteur.

Le portrait est donc un outil heuristique privilégié dont Danilo Martuccelli dit : « Il s’agit d’établir un espace sui generis d’analyse, susceptible de rendre compte du travail sur soi que chaque acteur accomplit afin de se fabriquer en tant que sujet au milieu d’écologies sociales de plus en plus personnalisées. La sensibilité même de cette démarche invite ainsi à interroger de près les variations intra-individuelles et inter-individuelles, à comprendre comment et pourquoi certains y parviennent et d’autres pas, et de quelles façons ce travail sur soi s’articule avec une compréhension sociétale. »825 ou pour citer Bernard Lahire : « Si une science du monde social est possible, c'est dans l'interprétation (l'objectivation, la comparaison, le recoupement, etc) de ce que font et de ce que disent les acteurs, qui débouchent forcément sur un discours autre que celui que sont capables de tenir spontanément ces derniers. Ni mépris, ni oppression, mais la recherche d'une vérité au-delà de l'évidence. »826

823 Gil Muriel, « Séries télé : pour une approche communicationnelle d'un objet culturel médiatique », Ibid., p.279- 280-281

824 Rueda Amanda , « Du portrait cinématographique documentaire au portrait en sciences de l'information et de la

communication », Ibid.

825 Martuccelli Danilo, « Qu’est-ce qu’une sociologie de l’individu moderne ? Pour quoi, pour qui, comment ? »,

Sociologie et sociétés, vol. 41, n° 1, 2009, p. 15-33, [en ligne].

2.2 Le choix du portrait comme outil de contextualisation des

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