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Partie I : « Déplacer la focale des images vers leur réception »

4. Le spectateur, un personnage des films de Q Tarantino

4.1. L' «insider»

Le lien avec le spectateur du film est amené par l'appartenance au postmodernisme et notamment par l'utilisation systématique des citations, mais également par le fait que le film tarantinien s'adresse directement à son public et lui demande d'être actif. Il se poursuit et se prolonge par l'incessante figure du spectateur, présente dans tous les films et qui est en quelque sorte un relai ou un prolongement du spectateur lui-même.

Il s'agit d'abord d'insérer le spectateur dans le film, d'en faire un «insider», «c'est-à-dire

quelqu'un de « l'intérieur », impliqué dans l'existence même du film »194 comme l'écrit Laurent

Jullier. Pour cela, il y a les effets cinématographiques tels que le clin d'oeil face caméra de Beatrix à la fin de Kill Bill Volume 1, une façon de donner l'impression que chaque spectateur fait partie du film puisque Beatrix s'adresse à lui avec connivence. Rosine Bénard nomme ce procédé « la

sollicitation directe » et qui marque « le fait que l'oeuvre déborde du cadre (fictionnel) pour aller jusqu'au monde du spectateur.»195 Mais il y a aussi les choix de points de vue. Quand, par exemple,

la caméra dans Pulp Fiction est positionnée dans une voiture comme si elle était à la place d'un passager sur la banquette arrière, c'est encore un procédé technique pour donner l'impression au spectateur qu'il est lui-même assis à l'arrière du véhicule, avec les deux protagonistes qui, eux, sont à l'avant : « le choix des points de vue à l'intérieur des séquences de voiture indique en fait que c'est

une place de passager qui semble être ménagée au spectateur par la caméra.»196 indique Laurent

Jullier. Tout est donc fait pour que le spectateur se sente acteur du film : « L'illusion de l'écran a

disparu ; nous sommes dedans.»197

4.2 La figure du spectateur

Cette volonté d'impliquer le public à tout prix passe également par la multiplication des figures de spectateur dans les films. Nombre de personnages sont ainsi eux mêmes en train de regarder un écran : citons pour exemple, Ordell et Louis Garra dans Jackie Brown qui regardent un film publicitaire et dans le même film, le personnage de Mélanie qui passe ses journées devant la télévision où elle regarde « La belva col mitra »198 ou encore « Dirty Mary, Crazy Larry »199; Butch

enfant dans Pulp Fiction regarde un dessin animé « Clutch Cargo »200, Fabienne dans le même film

regarde le film « Nams' Angel »201 en attendant que Butch se réveille ; ou encore dans Kill Bill, la

dernière image du film (Volume 2) nous montre Beatrix et sa fille en train de regarder un dessin 194 Jullier Laurent, L'écran postmoderne, Ibid., p.32.

195 Bénard Rosine, « La sollicitation du spectateur au cinéma », Passeurs d'images, [en ligne] 196 Ibid., p.79.

197 Charyn Jérôme, Tarantino, Ibid., p.18.

198 La belva col mitra, film italien réalisé par Sergio Grieco, 1977.

199 Dirty Mary, Crazy Larry, (titre français : Larry le dingue, Marie, la garce), film américain réalisé par John Hough, 1974.

200 Clutch Cargo, dessin animé, produit par Cambria Productions, diffusé à la télévision américaine à partir de mars 1959.

animé202. La liste n'est pas exhaustive tant les exemples sont nombreux.

Parfois il s'agit pour un personnage du film de voir un autre personnage à travers un écran, exactement comme est en train de le faire le spectateur du film. Citons comme exemple de cette mise en abime, Mia Wallace qui, dans Pulp Fiction, quand elle accueille Vincent Véga, l'observe d'abord sur l'écran d'une des caméras de surveillance de la maison. D'autres personnages sont mis en position d'écouter une histoire qu'un autre personnage leur raconte. Dans Pulp Fiction, quand le capitaine Koons vient rendre une montre ayant appartenue à son père au jeune Butch Coolidge, ce- dernier est assis par terre et durant tout le long monologue du capitaine Koons, il écoutera sagement, sans intervenir ni même sans bouger, tout comme le spectateur de l'autre côté de l'écran. Enfin, on pourrait noter que bon nombre de scènes importantes se jouent en présence de personnages tout à fait secondaires qui n'ont, semble-t-il, comme seul rôle dans le film que d'être spectateur de l'action en cours. Ainsi, dans Pulp Fiction, quand Vincent Véga se rend chez son dealer, Lance afin que ce-dernier l'aide à sauver Mia Wallace qui est en train de faire une overdose de drogue, il y a dans la pièce où se déroule l'action, Mia, la victime, Vincent, le personnage principal, Lance, l'adjuvant avec sa femme Jody. Les trois personnages vont administrer à Mia une dose d'adrénaline en plein coeur afin de la sauver. Toute la scène se déroule sous les yeux d'un cinquième personnage, une jeune femme. Elle n'interviendra à aucun moment, elle n'est que le témoin de cette scène surréaliste qu'elle observe avec calme, assise tranquillement sur le canapé, comme le spectateur dans son fauteuil de cinéma ou dans son propre canapé.

Enfin, parfois, « le spectateur n'a même plus à se prendre pour un personnage, ce sont les

personnages eux-mêmes qui s'identifient au spectateur»203. Dans Reservoir Dogs, lorsque un des

gangsters, Mr Blonde, décide de torturer un policier ramené par lui dans le hangar où la bande avait pour ordre de se retrouver, il y a avec Mr Blonde et le policier, un troisième personnage, Mr Orange baignant dans une mare de sang puisqu'il a été blessé lors du braquage. Pendant toute la scène de torture (Mr Blonde découpe l'oreille du policier), Mr Orange ne bouge pas, n'intervient pas. Il est spectateur de la scène mais quand Mr Blonde va vouloir immoler le policier, Mr Orange va brusquement le cribler de balles et stopper la scène.

Le personnage est devenu un spectateur et le spectateur un personnage, ce qui était inévitable si l'on convient avec Philipe Ortoli que « prendre sa place dans une histoire implique d'être amené à y

jouer un rôle.»204

Les études de réception sont donc un axe d'étude particulièrement fécond pour comprendre le lien qui unit le cinéma à ses publics.

Depuis les années 70, avec l'entrée dans l'ère de la postmodernité au cinéma, « Hollywood est

bouleversé au niveau de la réception»205 car « le cinéma de cette ère est conçu pour le spectateur et

non plus centré sur le personnage.»206

Dans le cas du cinéma de Quentin Tarantino, cela s'avère d'autant plus évident que le film n'est jamais une oeuvre fermée mais au contraire ouverte à ses spectateurs. La filmographie tarantinienne semble inviter les publics à dialoguer avec elle, par le jeu des références et citations omniprésentes, par le jeu sur le genre cinématographique et les attentes spectatorielles qu'il provoque, par la place même qui est réservée à la figure du spectateur dans les films comme si cette place n'était jamais 202 Heckle and Jeckle, dessin animé américain diffusé à la télévision, très en vogue dans les années 50 et 60 ; le dernier

épisode a été diffusé en 1981.

203 Honnorat David, « Reservoir Dogs, Digressions intérieures », findeséance.com, mis en ligne le 3 août 2008. 204 Ortoli Philippe, Ibid., p.32.

205 Le cinéma des années Reagan, un modèle hollywoodien ?, Gimello-Mesplomb Frédéric (sous la direction de), Paris, Nouveau Monde, coll. Histoire et Cinéma, 2007, p.73.

celle du spectateur dans son fauteuil mais bien celle d'un personnage à l'intérieur du film. Finalement quand Tarantino écrit et tourne, il ne cesse jamais, semble-t-il, de penser au spectateur et film après film, il lui répète « Toi et moi, on a un travail à finir.»207

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