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Partie II : Oser faire un pas de côté

Chapitre 4 : Étude de la filmographie de Q Tarantino, mise en scène du Genre

2. Masculinités, féminités

2.4. Un trouble dans le genre ?

2.4.1. Mise à mal des masculinités

Ces personnages féminins qui, s'ils troublent les concepts de masculinité et de féminité, ne semblent pas vraiment troubler le concept de Genre (puisqu'ils ne font que l'inverser et le reproduire), viennent tout de même ouvrir le champ des possibles.

D'abord parce que dans l'espace des masculinités, les héros qui incarnent la masculinité la plus traditionnelle sont mis à mal par le système filmique. Philippe Ortoli dans son livre Le musée

imaginaire de Quentin Tarantino étudie comment la figure masculine est condamnée par le

dispositif filmique. Il intitule une des parties de son ouvrage : « Fin de partie pour les mâles »519

partie dans laquelle il démontre, notamment en prenant pour exemple le personnage de Stuntman Mike, combien les personnages masculins sont soumis à ce qu'il appelle « une lassitude » dans les films de Tarantino. En effet, les figures les plus emblématiques, sur un plan cinématographique

516 Cervulle Maxime, « Quentin Tarantino et le post-féminisme », Nouvelles Questions Féministes, vol 28, n°1/2009, p.46.

517 « the shapes and forms of modern masculinity », « masculinity without men » 518 « Gender conformity is pressed onto all girls », Ibid., p.6.

comme sur un plan réaliste, sont celles qui sont le plus touchées par cette fatigue qui n'est rien d'autre qu'un accablement et « une incapacité de l'homme à assumer sa propre inaptitude

héroïque »520. Chez Tarantino, les héros n'en sont plus. La figure du cow-boy, par exemple,

symbolise traditionnellement la virilité absolue : des hommes forts, musclés, libres, qui domine des troupeaux et surtout qui évoluent dans l'univers des grands espaces américains. Mais, au sein de la filmographie de Quentin Tarantino, le cow-boy n'est plus ce qu'il était. Le traitement qui est fait à cette figure légendaire est visible notamment à travers le personnage de Budd dans Kill Bill. Budd est le premier personnage masculin auquel Beatrix est confrontée et avec lui, c'est la plongée dans l'univers du western. En effet, avant de le découvrir, un très long plan, large et aérien, est consacré au décor dans lequel il vit. Un travelling très lent finit par nous faire découvrir au fin fond de cette vallée une caravane avec un pick-up garé devant. C'est un paysage typique de western avec ses collines désertiques, sans végétation ni aucune trace humaine. C'est le vide, le silence et une nature minérale, hostile qui dominent. Le personnage apparaît en gros plan. Il possède tous les attributs du cow-boy : le Stetson, le Marcel blanc, et une boîte de conserve vide dans la main. C'est l'image du cow-boy solitaire très viril, ce qui est renforcé par les tatouages, la barbe naissante, les muscles apparents et les gestes, il boit au goulot de la bouteille. Il est assis sur le pas de sa porte, ni dedans ni dehors, dans un lieu entre deux car une des caractéristiques de ce personnage masculin est qu'il incarne un homme usé, fatigué. En effet, s'il est celui qui habite les grands espaces, souvent symboliques d'ailleurs du lieu masculin et de la liberté que celui-ci possède, il est en même temps celui qui loge dans un minuscule espace, une caravane. En même temps, ce type de logement conserve l'idée de liberté puisqu'il peut à tout moment être transporté. Celui qui l'habite est donc un être sans attache. D'autant qu'il vit seul dans ce lieu retiré. Cependant ce cow-boy solitaire a perdu de la grandeur du personnage car il travaille comme videur dans une boîte de strip-tease ; il fait un travail minable et le souligne : « Je suis videur dans une boîte de strip-tease, Bill! » »521 et cet

emploi est précaire. Une scène nous le montre face à Larry, son patron qui menace de le renvoyer. Budd se tient dans l'embrasure de la porte, encore un endroit entre deux lieux qui montre que le personnage n'est nulle part à sa place. Il écoute quasiment sans rien dire les remontrances de son patron. Ce-dernier lui impose de retirer son Stetson et Budd s'exécute sans un mot. Les yeux rivés au sol, il quitte la pièce. Il ne résiste pas, ne se défend pas. Il rejoint le bar, non sans s'être à nouveau arrêté à l'entrée, dans l'encadrement de la porte et là, il reçoit comme travail l'ordre d'aller nettoyer les toilettes. Le personnage est réduit aux tâches les plus viles. C'est un homme qui semble avoir perdu toute dignité et qui n'a plus aucun principe. Nous apprenons peu après qu'il a vendu son propre sabre fabriqué par le célèbre Hatori Hanzo, « Je l'ai mis en gages il y a de ça quelques

années »522, symbole de son changement de vie. Il a vendu pour deux cent cinquante dollars un

sabre d'une valeur inestimable. C'est un homme qui a baissé les bras et qui éprouve même une sorte de culpabilité vis-à-vis de son passé : « J'essaie de ne pas esquiver mes fautes et je reconnais ma

responsabilité. »523 dit-il à Bill. Il a renoncé à la force guerrière en se défaisant de ce qui la

symbolisait. Dans le passé, il possédait un sabre d'Hatori Hanzo, comme Bill, comme Beatrix et était donc leur égal mais il prétend l'avoir vendu. Il a donc fait le trajet inverse de l'héroïne qui a dû lutter pour s'en procurer un. Ce cow-boy solitaire, réduit à nettoyer des toilettes pour vivre, subit de plein fouet un effet de réel qui va le condamner à court terme. La jeune femme, elle, est condamnée à renaître, à survivre quoiqu'on lui fasse subir tant que sa vengeance ne sera pas totale. Budd aura beau l'enfermer vivante dans un cercueil et l'enfouir sous des mètres de terre, il semble avoir oublié ce qu'il disait peu de temps avant : « Cette femme a le droit de se venger et nous méritons de

mourir »524. Comme Bill quand il tire sur Beatrix, Budd croira l'avoir définitivement tuée en

l’enterrant vivante. Mais l'homme est faillible dans l'univers tarantinien car c'était sans compter sur

520 Ortoli Philippe, Ibid., p.241.

521 « I'm a bouncer in a Titty bar, Bill ! » 522 « I pawned that years ago »

523 « I don't dodge guilt. And I don't Jew outta payin' my comeuppance. » 524 « That woman deserves her revenge. And we deserve to die. »

la force de vie de l'héroïne et surtout sans les techniques que lui a enseignées le grand maître chinois Paï Meï.

Même les personnages comme Pai Meï justement qui invoquent la grandeur des vieux sages, n'échappent pas à ce processus. Nous avons déjà évoqué la séquence consacrée à l'enseignement que Paï Meï prodigue à Beatrix. Le maître vit dans un temple qui semble à l'abandon. Quand il apparaît, il est assis sur quelques marches en pierre. Sur les côtés, le plan large montre des tombes aux pieds d'arbres majestueux. Des êtres sont morts et enterrés dans ce lieu mais Paï Meï semble échapper au temps. Seul au centre de cette trouée de verdure, assis sur la pierre, il est habillé de blanc. Il porte une très longue barbe blanche, des moustaches, des sourcils longs et blancs eux aussi et ses cheveux extrêmement longs sont attachés de façon traditionnelle sur le dessus de sa tête. Immobile, il ressemble à un spectre. Cette image sera renforcée par la scène où nous les voyons tous deux à l’intérieur en train de manger. Dans la pièce où ils se trouvent, on ne voit que des barreaux avec des lambeaux de linge blancs qui pendent comme si les fenêtres du temple ressemblaient à des fenêtres d'une prison misérable. Les murs sont sales et décrépis. Paï Meï est assis et une lumière lunaire forme un halo sur lui. Cet effet de clair-obscur fait surgir sur le fond sombre le personnage et lui confère une présence spectrale. La pauvreté des lieux montre que le temple n'est plus qu'une relique de la grandeur passée et celui qui l'habite est réduit à une image fantomatique. D'ailleurs, le plan où il s'entraîne avec Beatrix est sur un fond rouge comme si le maître ne pouvait plus vivre qu'au cinéma. Le personnage est en train de manger, sans un mot. La trivialité de l'occupation montre que le vieux sage est touché par un effet de réel, un fantôme n'aurait pas besoin de se nourrir. « Les corps du cinéma de Tarantino sont mortels en dépit des

apparences et l’invincibilité plus que centenaire du vieux « Sourcils Blancs » ne peut résister à l'effet de réel.»525 note Philippe Ortoli. Il faut donc que Paï Meï meure et il va mourir.

C'est Elle Driver qui va tuer Paï Meï. Elle le raconte à Beatrix dans une scène en flash-back en noir et blanc. On y voit Paï Meï dans une pièce. Derrière lui des soupières sont disposées et nous font comprendre que la pièce est la cuisine. Au second plan adossé à un mur blanc et assis au sol se trouve le maître. Il est affalé et se tient la gorge. Il tient un morceau de poisson dans sa main gauche. A sa droite, posée contre le mur, il y a sa canne qui n'est guère qu'un bout de bâton tout tordu. Le grand maître n'est plus qu'un vieillard à terre. Il meurt empoissonné par Elle Driver qui se venge ainsi des duretés subies et surtout du fait que ce-dernier lui ait arraché un œil. Paï Meï l'invincible, le grand maître des arts martiaux lui même ne résiste pas au désir de vengeance d'une femme, Elle Driver, et à un certain effet de réel qui vient chez Tarantino, contaminer toutes les figures totémiques.

Ces personnages masculins dont l'absolue virilité est condamnée, côtoient d'autres personnages masculins qui viennent mettre en scène une masculinité qui, par moment, se fissure. Le cas de Mister White et de Mister Orange dans Reservoir Dogs sont emblématiques. Le premier est un gangster, de plus il est celui qui, avec Joe, incarne la domination masculine. Pourtant, quand il ramène Mister Orange blessé sur le lieu du rendez-vous il va se montrer très différent. Il le prend dans ses bras et il le berce. Quant à Mister Orange, c'est un policier et on le verra à l'écran, pleurer, hurler de douleur, supplier Mister White de l’emmener à l'hôpital, lui demander de rester avec lui, lui confier qu'il a peur. Ces deux personnages semblent briser leur carapace masculine et accepter, pour un moment en tout cas, de montrer que la masculinité n'est pas chose facile et qu'il y a un temps où les hommes peuvent fatiguer de jouer leur rôle d'homme. Eric Neveu écrit à ce propos : «

Pour un nombre croissant d'hommes, la définition de leur masculinité n'est pas un enjeu en quelque sorte extérieur qu'un observateur ratiocineur introduirait dans un vécu allant de soi. Elle est l'objet d'une réflexion et d'une gestion volontariste, souvent inconfortable. Cet inconfort se pense souvent en termes de coûts (rétention émotionnelle, disponibilité dévorée par l'espace du travail et du « public », besoin de prendre en compte un plus d'autonomie féminine), de besoin d'inventer

d'autres façon d'être masculin. »526 Si en effet, les grandes figures mythiques disparaissent et que les

personnages masculins laissent se fissurer la carapace de leur masculinité, une brèche est bien ouverte.

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