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Partie III : Des objets aux sujets

Chapitre 1 : Les objets d'étude

1. Le choix des extraits

L'analyse d'un corpus d'extraits de films et l'analyse d'un corpus d'entretiens compréhensifs sont les deux éléments sur lesquels repose la construction de notre dispositif de recherche. Or ces deux types d'analyses parce qu'elles portent sur des objets qui, eux-mêmes, sont de nature différente font appel à des outils spécifiques.

Il a tout d'abord fallu se questionner sur la manière dont nous allions mettre en relation les participant-e-s et les films. Nous avons rejeté immédiatement la possibilité de voir ou de revoir avec eux les films en intégralité à cause de la durée de chaque long métrage. Voir l'intégralité demande un peu plus de quatorze heures. Cette possibilité a donc été strictement exclue pour des raisons de faisabilité. Ne pas voir du tout les films et en parler uniquement sur la base des souvenirs des participants ne nous a pas paru une solution non plus. En effet, les différentes études de réception ont montré depuis longtemps qu'un spectateur s'approprie toujours un film qu'il a vu : « Il ne s’agit

pas ici de la projection-participation qui a lieu au cours de l’expérience spectatorielle, mais d’une assimilation a posteriori du film par le spectateur. »603 Cette appropriation se fait d'ailleurs sitôt la

séance terminée. A partir de là, le travail de mémoire commence ce que Laurent Darmon, entre autre, a très bien montré dans sa thèse de doctorat, « Itinéraire de l'évaluation d'un film par le

spectateur de cinéma. ». Il explique en effet comment ce qu'il appelle « la phase de rétention » qu'il

définit comme « un processus d'encodage et de stockage en mémoire »604 crée un nouveau film en

ce sens qu'elle opère l'appropriation du film sur la durée. Il démontre que la mémoire à court terme permet de garder de nombreux détails du film quand la mémoire à long terme laisse place aux souvenirs morcelés : « La perte d’informations audio-visuelles est importante et le temps décimera

encore rapidement les éléments les plus prégnants »605 Le spectateur a tendance à garder en

mémoire les éléments visuels les plus émouvants comme les éléments effrayants au détriment des éléments visuels les plus anodins ; de même qu'il gardera en tête la trame générale plutôt que le récit en détails : « Plus le temps fait son ouvrage et plus la trame narrative et le rappel des

émotions prennent une place prépondérante au détriment des éléments filmiques et diégétiques »606.

Il conserve aussi son jugement sur le film parfois plus que le film lui même ; l'idée du plaisir pris pendant le visionnage suffira à conserver le souvenir global du film selon le niveau de satisfaction éprouvée. Enfin les effets de surprise ou de nouveauté participent à une meilleure mémorisation. Ce

602 « Holdaway : The things you gotta remember are the details. », Reservoir Dogs.

603 Darmon Laurent, Itinéraire de l'évaluation d'un film par le spectateur de cinéma : les chemins de la déception, thèse de doctorat en Sciences de l'Information et de la Communication, sous la direction de Emmanuel Ethis, Université d'Avignon, 2013, p.392.

604 Darmon Laurent, Ibid., p.391. 605 Darmon Laurent, Ibid., p.395. 606 Darmon Laurent, Ibid., p.401.

qui lui permet d'écrire que « le film reste donc un objet vivant »607 car « La mémoire n’est pas seulement un élément d’appauvrissement, c’est également un outil de restructuration du film. Les plans ne sont pas mémorisés en tant que tels. Le plus souvent les images sont assemblées (ce que Fraisse et Montmollin appellent souvenir-condensation et Sorlin combinaison audio-visuelle) pour reconstituer une idée signifiante. Le film-souvenir prend son autonomie par rapport au film vu. »608

Ce « film souvenir » peut même comporter de faux souvenirs parce que le spectateur est susceptible de modifier ou de faire des ajouts au film pour le rendre plus cohérent avec la grille d'interprétation qu'il a retenue.

Or dans la perspective de nos recherches sur le Genre, il nous a semblé que fonctionner à partir des « films souvenirs » n'était pas opérant. En effet, comme tout ce qui est socialement construit est soumis à des évolutions au cours de la vie, nous aurions été amené à analyser des discours qui portaient sur des films peut être vus des années auparavant ou plutôt devrions nous dire que nous aurions analysés des souvenirs de films en n'ayant plus la possibilité d'évaluer si le discours produit provenait effectivement du film lui-même ou des souvenirs construits à partir du film, souvenirs qui pouvaient donc être transformés par l'effet de la mémoire et des changements de perception qu'un spectateur a à long terme.

Nous avons donc opté pour une autre démarche qui a pris pour objet d'études non pas les films en intégralité mais des extraits de ceux-ci. D'une durée allant de 3 minutes 07 pour le plus court à 7 minutes 15 pour le plus long, ces extraits permettaient d'être visionnés au cours de l'entretien et de concentrer ensuite les discours sur ce qui venait directement d'être vu.

Le choix des extraits a été opéré après l'analyse des films que nous avons menée avec l'aide des outils des études de Genre (et dont nous avons proposé une synthèse dans le chapitre 4 de la partie précédente). Il s'est agi pour nous de considérer, pour chaque long-métrage, une séquence particulièrement efficiente selon notre vision sur le plan de la thématique du Genre et en faisant en sorte que l'ensemble des extraits retenus permettent d'aborder différentes thématiques autour du Genre, comme nous allons le démontrer dans la partie suivante.

La limite de ce protocole aurait pu résider dans le fait que procéder à un choix d'extrait à proposer lors des entretiens peut être considéré comme une façon d'orienter le discours recueilli puisque les participants n'avaient pas, eux, le choix de ce qu'ils regardaient. Or, il s'est agi pour nous de réfléchir ce procédé afin de l'intégrer à notre travail de recherches. En premier lieu, cela permettait aux participants d'être rassurés car le protocole était simple : on regarde un extrait puis on en parle ensemble. Mis dans une posture assez proche de ce que tout un chacun pratique lors du visionnage d'un film, c'est aller au plus proche de la spontanéité et du naturel que nous avons tendu. Dans un second temps, il s'agissait pour nous, chercheuse, de confronter l'empirique au théorique s'il est possible de le formuler ainsi. Nous avancions un matériau scientifiquement délimité sous le regard des participants tout en étant consciente du fait que la posture d'un enquêteur est de toutes façons tout sauf neutre, quels que soient les efforts que ce-dernier déploie pour qu'elle le soit. Il est certes d'usage de « se conformer aux règles du discours scientifique dont l'autorité réside dans le

prétendu effacement total du narrateur »609 mais à cela nous avons préféré nous inscrire dans une

démarche plus proche de l'ethnographie critique dans laquelle le chercheur « opte plutôt pour un

regard davantage centré sur la ligne de force de sa problématique et de ses intérêts de connaissance. »610, tout en gardant en mémoire que « les significations construites subjectivement

607 Darmon Laurent, Ibid., p.395. 608 Darmon Laurent, Ibid., p.402.

609 Gasharian Christian, « Les désarrois de l'ethnographe », L’Homme, Vol. 37, n°143, p.193-194.

610 Proulx Serge, « Penser les usages des technologies de l’information et de la communication aujourd’hui : enjeux –

par les acteurs et par l’observateur se situent dans le cadre de rapports sociaux de pouvoir. Comme l’écrit si justement Jeanne Favret-Saada : « ...Avant qu’il n’ait prononcé un mot, l’ethnographe est inscrit dans un rapport de forces, au même titre que quiconque prétend parler. » (Favret-Saada, 1984). »611 Nous ne souhaitions pas ignorer cet état de fait mais au contraire le conscientiser.

Ce qui nous semble d'autant plus important quand on se situe dans le cadre des études de Genre. Il nous a paru absolument nécessaire une phase de réflexivité pour mieux saisir les enjeux de cette subjectivité dont nous ne pourrions, de toutes façons, pas faire l'impasse. Comme le dit Christian Gazharian : « Sans tomber dans l'écueil d'une introspection exagérément auto-centrée qui placerait

le sujet d'études au second plan, il est essentiel pour le chercheur/narrateur d'intégrer dans ses analyses une réflexion sur la façon dont il appréhende et mène son terrain. »612 Le choix des

extraits fait, selon nous, partie intégrante de cet effort de réflexion. Il s'agit bien de confronter l'empirique au théorique mais par le biais de notre regard de femme et de femme-chercheuse. C'est en quelque sorte notre propre discours encadré et étayé théoriquement qu'il s'agissait d'aller confronter au discours de l'Autre.

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