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Partie III : Des objets aux sujets

Chapitre 1 : Les objets d'étude

2. Analyse des extraits

2.4. Kill Bill Volume 1 : Quand les femmes dominent

L'extrait choisi d'une durée de 5 minutes 37 est issu du premier volume du film Kill Bill. Il se situe dans le chapitre 5 intitulé « Showdown at House of Blue Leaves »688, à 58 minutes du début du film.

Il met en scène Lucy Liu, la chef, (O'Ren Ishii), Julie Dreyfus, l'avocate (Sophie Fatale), Chiaki Kuriyama, la garde du corps personnelle de la chef (Gogo Yubari), Gordon Liu, le commandant de

681 « You know it's for you. »

682 « Girl, you better not make me go over there, and put my feet to ya »

683 A noter que la miscégénation a été longtemps interdite au cinéma selon une des lois du code Hays, en vigueur jusqu’à la fin des années 60 et dont les effets ont perduré au-delà.

684 « my fine little surfer gal », extrait du scénario du film Jackie Brown. 685 « Three minutes later »

686 « Don't say anything else, okay ? I'm telling you keep your month shut. »

687 Fauvet Pascale, « Le héros reaganien : l'expression du mythe du rêve américain », Le cinéma des années Reagan.

Un modèle hollywoodien ?, Ibid., p.157.

l'armée personnelle de la chef (Johnny Mo) et les chefs yakuza : Jun Kunimura (Boss Tanaka), Shun Sugata (Boss Benta), Akaji Maro (Boss Ozawah), Zhang Jin Zhan (Boss Orgami).

2.4.1. Description

O'Ren Ishii est un des personnages féminins principaux de ce premier volume. C'est elle que La Mariée va retrouver le plus facilement car « Lorsqu'on s’attelle à la tâche compliquée de devenir la

reine de la pègre à Tokyo, on ne se prive pas de le faire savoir, n'est-ce pas ? »689 Effectivement,

O'Ren vit au Japon où elle dirige le clan mafieux le plus puissant de la ville.

Une séquence nous la montre le soir de sa victoire sur les autres clans. Elle est au restaurant avec les parrains de son propre groupe. Ils s'agit de six hommes, quarantenaires et qui sont les membres du conseil.

La caméra filme du fond de la pièce avec un grand angle qui offre une profondeur de champ : au premier plan, on voit des parrains, soucieux, au second la table avec les convives, et à l'arrière plan, O'Ren au centre, à sa gauche une jeune femme, Sophie Fatale, son bras droit et un peu en recul, une très jeune fille, qui est son garde du corps personnel, Gogo Yubari ; à sa gauche un homme qui porte un masque de kato, le chef de son armée personnelle, les Crazy'88.

Soudain, le personnage au premier plan, Boss Tanaka, donne un violent coup de poing sur son assiette qu'il fracasse. Puis il écrase sa cigarette d'un geste rageur. La pièce est envahie par le silence qui est d'autant plus marqué que des cris de joie emplissaient le lieu jusque là. Tous les visages se tournent vers Tanaka. Un convive lui demande ce que ce geste signifie. Tanaka est éclairé par le néon qui court le long de la table ce qui fait que seul son visage est éclairé. Le reste de son corps est plongé dans l'ombre. Lentement Tanaka s'essuie les mains dans une serviette et prend la parole. Il va alors expliquer qu'il conçoit mal l'élection de O'Ren à la place du chef de tous les chefs de la mafia japonaise. Il parle de « La perversion de notre illustre conseil.»690. L'homme explique d'une voix

grave que le conseil ne peut pas, selon lui, être présidé par une « sang mêlée ». Ce qui le gène, c'est d'avoir élu à la tête du clan une métisse sino-américano-japonaise. Les autres parrains s'offusquent de ce discours mais O'Ren demande à tous d'écouter ce que Tanaka a à dire. Il se remet à parler en fixant O'Ren et finit par l'insulter. A ce moment là, un très gros plan filme les pieds d'O'Ren qui courent sur la table. Arrivée à sa hauteur et d'un geste très rapide, elle le décapite avec son sabre. Un plan large nous montre la table avec les convives qui poussent un cri et se reculent pour éviter la tête de Tanaka qui vole et qui atterrit en gros plan sur la table, face à un des parrains effrayé. Un autre tente de se lever et se met à crier de peur et de surprise. Un geyser de sang sort du buste sans tête de Tanaka. O'Ren reste immobile devant lui. Un plan nous montre le visage de Gogo qui sourit sadiquement puis c'est le visage souriant de Sophie Fatale qui apparaît à l'écran. Les deux femmes sont les seules à ne pas montrer de dégoût ou de peur face à ce spectacle d'une extrême violence. Un gros plan filme le visage d'O'Ren à travers le geyser de sang. Elle est toujours immobile, les yeux fixés sur ce qui reste du corps de Tanaka, le bras droit tendu derrière elle avec le sabre, comme figé dans le geste de mort. Elle se relève lentement et range son katana dans son fourreau. Elle va s'exprimer en anglais ; c'est Sophie qui est chargée de traduire en japonais. O'Ren décide donc de s'exprimer dans une langue étrangère ce qui va souligner son propos. Elle va en effet expliquer le plus calmement du monde qu'elle souhaite que tout le monde puisse s'exprimer quelque soit le sujet, hormis celui de ses origines. Elle menace de recommencer à couper des têtes si besoin : « Le prix à

689 « Of course when one manages the difficult task of becoming queen of the Tokyo underworld, one doesn't keep it a

secret, does one ? »

payer pour oser parler en des termes négatifs de mes origines chinoises ou américaines est que je coupe votre putain de tête. »691. Et aucun ne bouge. Elle conclut donc par une petite révérence et en

japonais : « La séance est levée. »692.

2.4.2. Analyse

Dans cet extrait, O'Ren est la figure d'une femme forte et puissante. Elle est l'héritière d'une longue tradition cinématographique de figures de femmes guerrières, issue du cinéma asiatique. Le film lui-même, le réalisateur le répète dans ses interviews, s'inspire des films de sabre japonais, les chambara et notamment d'un, Lady Snow-Blood. Le long-métrage raconte l'histoire d'une jeune femme, élevée par un maître de sabre et qui, après avoir vengé la mort de ses parents, devient une tueuse redoutable. Tarantino reprend des éléments formels évidents : le combat entre O'Ren et Beatrix, la neige qui tombe, la beauté stylisée du jardin japonais dans lequel a lieu le combat, le kimono et jusqu'à la fontaine à eau mais c'est surtout le personnage d'O'Ren qui doit beaucoup à l'héroïne de Lady Snow-Blood. Comme elle, la belle jeune femme en kimono traditionnel cache une redoutable guerrière sans peur et sans pitié dont Beatrix dit même que « A vingt ans, elle était une

des femmes-assassines les plus fortes au monde. »693, soulignant par la-même à la fois son Genre « a female » et l'étendue de son pouvoir dès son plus jeune âge « one of the tip top... in the world.»

Dans la scène qui nous occupe, O'Ren est constamment en position de supériorité : elle préside la table du conseil, elle a pris la tête de tous les clans, elle parle plusieurs langues étrangères et elle est régulièrement filmée en contre-plongée pour bien insister sur cette suprématie qu'elle incarne. Mais surtout, O'Ren domine un monde profondément masculin, tous les autres parrains sont des hommes. Elle semble donc être un personnage qui renverse les codes de la domination masculine. Et dans les faits, c'est le cas. A l'écran, nous voyons un personnage féminin dont l'importance dans la hiérarchie est matérialisée par la présence autour d'elle d'une secrétaire, d'un garde du corps personnel et du chef de son armée privée, les Crazy 88. Pendant le conseil, c'est elle qui distribue la parole : «

Messieurs, Boss Tanaka a quelque chose qui le tracasse, laissons-le exprimer de quoi il s'agit. » ou

qui la reprend en imposant le silence : « Silence ! », « Gardez vos bouches fermées »694. C'est

également un personnage qui est dans l'action immédiate et violente. Sans hésitation, elle tranche la tête de Boss Tanaka, prouvant de plus, combien elle maîtrise la technique du sabre. Par cet acte, elle s'inscrit comme une digne héritière de la tradition samouraï qui voulait qu'on emporte la tête de son adversaire quand on avait gagné le combat. « Après la bataille, les guerriers du camp vainqueur se

présentent devant leur suzerain avec la tête de leur ennemi abattu... »695 explique Pierre-François

Souyri. O'Ren semble donc un personnage féminin qui maîtrise tous les attributs habituellement, socialement et historiquement réservés aux personnages masculins - la force, le courage, la capacité à se battre et à manipuler les armes - et qui sait les utiliser pour asseoir son pouvoir sur ceux qui l'entourent. La décapitation de Boss Tanaka est une façon de s'emparer de la puissance de ce- dernier, la tête symbolisant la force et la valeur guerrière, et de le réduire à néant. O'Ren va montrer qu'elle est une « femme de tête », capable de diriger et d'imposer sa loi. Mais c'est aussi une image qui symbolise une forme ultime de castration et qui fait d'O'Ren une figure de la femme fatale, à la fois admirée et crainte par les hommes. Elle incarne « un fantasme de puissance habituellement

691 « The price you pay for bringing up either my Chinese or my American heritage as negative is, I collect your fuckin

head. »

692« Meeting adjourned »

693 « By twenty, she was one of the tip top of female assassins in the world. »

694 « Gentlemen, Boss Tanaka has something on his mind. Allow him to express it. » « Silence ! » « Keep your mouths

shut. »

695 Souyri Pierre-François, Le temps des samouraïs, Le Japon : des Samouraïs à Fukushima, Paris, Fayard/Pluriel, 2011, p.23.

réservé aux héros masculins »696.

On peut noter que ce qui fait problème dans la scène, ce sont ses origines. Le fait qu'elle soit sino- américano-japonaise et à la tête du conseil semble être inacceptable pour Boss Tanaka : « Je parle,

Madame Ishii, de la perversion faite à ce conseil que j'aime plus que mes propres enfants, d'élire à sa tête une moitié chinoise, moitié américaine. »697 La question des origines et donc raciale semble

être primordiale pour lui. Celle de la féminité n'est par contre jamais soulevée, alors qu'on aurait pu attendre que ce soit une difficulté pour ces chefs yakuza d'être gouvernés par une femme. Mais dans le discours, il n'en est rien. Pour autant, il est légitime de se demander si le fait même de ne pas aborder cette question de la féminisation du chef n'est pas une manière justement de la mettre en exergue, non pas, peut être pour les yakuza, mais pour les spectateurs et spectatrices occidentaux qui ont des représentations de l'univers des mafias japonaises comme des mondes profondément et exclusivement masculins aux marges d'une société elle-même éminemment machiste. L'univers des yakuza découle de celui des samouraïs, destinée réservée aux hommes et qui était dominée par des codes bien précis : le samouraï était soumis au « bushido » et il consacrait son existence à la vie militaire. La souffrance physique était une règle à laquelle les samouraïs étaient dès leur plus jeune âge préparés et la mort au combat était le but ultime et le plus digne de respect. Autant de caractéristiques considérées comme masculines et que le personnage de Boss Tanaka aurait pu trouver bafouées par la volonté de cette femme de s'en emparer. Or il ne fait allusion qu'au problème des origines d' O'Ren.

La présence aux côtés de la chef de deux autres personnages féminins renforce cette impression de domination féminine. La première est présentée ainsi par Beatrix : « La belle femme qui est habillée

comme si elle jouait un méchant dans Star Trek est la meilleure amie et l'avocate d'O'Ren, Sophie Fatale. »698 Elle porte en effet un kimono noir très sobre, les cheveux attachés en arrière et son

visage impassible la rend assez inquiétante. Elle est avocate donc c'est une femme cultivée et qui maîtrise les lois. Son nom la rattache à la fois à ses origines françaises et à l'image de la femme fatale, elle aussi. C'est un personnage silencieux, en retrait, qui semble vouer un culte sans borne à la chef. Lors de la décapitation, un gros plan sur son visage nous la montrera avec un sourire de satisfaction. Elle ne semble ni déroutée ni apeurée par la violence dont fait preuve O'Ren.

A ses côtés, se trouve également Gogo Yubari, une très jeune fille de dix sept ans qui est également un stéréotype de la femme puissante. La voix off de Beatrix nous l'a présentée au début de la séquence du conseil des yakuza : « La jeune fille en costume d’écolière est Gogo Yubari »699. Elle

est donc caractérisée par son très jeune âge et son costume (élément d'intertextualité puisqu'il s'agit de celui identique qu'elle porte dans le film qui a rendu cette actrice célèbre, Battle Royale700). Elle

apparaît donc comme totalement inoffensive, jeune et encore écolière. Or un flash-back nous montre Gogo dans un bar en train de boire du champagne à la bouteille avec derrière elle, un jeune homme qui la regarde. Il lui demande en riant si elle aime les Ferrari. Elle rejette sa tête en avant et recrache du champagne. Son visage est fortement maquillé, ses yeux fixent le bar devant elle. Puis elle pose brutalement la bouteille et se tourne lentement vers le garçon. Elle lui demande d'une voix douce : «Tu veux me baiser? »701 Le garçon explose de rire, gêné par cette question brutale. Elle

insiste donc : « Ne ris pas ! Tu veux me baiser, oui ou non ?»702

696 Tasker Yvonne, « Criminelles : Thelma et Louise et autres délinquantes », 20 ans de théories féministes sur le

cinéma, CinémAction, n°67, Ibid., p.95.

697« I speak, Mistress Ishii, … of the perversion done to this council, which I love more than my own children... by

making a half Chinese American its leader. »

698 « The pretty lady who's dressed like she's villain on Star Trek is O'Ren's best friend and her lawyer, Sophie Fatale. » 699 « The young girl in the schoolgirl uniform is Gogo Yubari. »

700 Battle Royale, film japonais réalisé par Kenji Fujiwara, 2001. 701 « Do you find me hot ?»

Les deux personnages se font face et se regardent. Ils semblent être seuls. On ne voit pas de barman ce qui les isole dans un duo qui pourrait être un duo amoureux. C'est nettement la fille qui domine et qui provoque la situation. Le garçon semble maladroit. Il a un rire un peu idiot et des dents en mauvais état. Gogo lui répète la question à laquelle il finit par répondre oui. Immédiatement, sans que la caméra ne bouge, un son acousmatique hors champ vient indiquer qu'un sabre ou un poignard vient d'être dégainé. Le jeune homme se crispe. Un gros plan nous montre la main de Gogo fermée solidement sur le manche d'un poignard qu'elle vient d'enfoncer dans le corps du garçon. « Et

maintenant mon grand, tu souhaites toujours me pénétrer... ou c'est moi qui t'ai pénétré? »703. Les

pieds de Gogo se couvrent de sang lorsqu'elle retire brutalement l'arme du corps.

La jeune fille durant cette courte scène a le pouvoir sur le jeune homme. Le pouvoir total puisqu'elle domine l'espace de la parole, c'est elle qui propose et et l'espace de l'action, c'est elle qui tue. La proposition sexuelle très crue montre une jeune femme totalement libre. Elle renverse les codes habituels de la séduction qui veulent que c'est plutôt l'homme qui est force de proposition. Son costume très féminin, une chemise blanche cintrée, une mini-jupe et des baskets Nike blancs portés sur une paire de chaussettes blanches remontées jusqu’aux genoux, ses longs cheveux bruns lisses qui encadrent son visage juvénile, un ensemble d'éléments issus du porno soft, font d'elle un personnage fortement érotisé. Mais Gogo est en lutte contre l'image qu'elle véhicule. L'insistance sur l'acte sexuel avec le jeu sur le mot « pénétrer » prouve qu' elle semble prendre bien plus de plaisir à tuer qu'à une quelconque relation amoureuse ou sexuelle. Elle s’affranchit par ce crime de tous les codes de la domination masculine qu'elle réduit à néant en tuant cet homme et en le pénétrant de son poignard. A aucun moment, elle ne semble douter ou éprouver du dégoût face au sang, par exemple, qui lui coule sur les jambes et les pieds.

De plus, c'est un personnage qui en dépit de son identité claire, elle a un nom précis Gogo Yubari et une fonction précise, garde du corps personnel d'O'Ren, a un psychisme complexe : sous l'apparence de la jeune écolière se cache une tueuse de sang froid, sans pitié. Elle va tuer l'homme qui accepte de coucher avec elle comme si, sans que l'on sache pourquoi, elle voulait punir les hommes de pénétrer le corps des femmes, ce qu'elle fait elle avec son poignard. Son apparence et sa violence sont oxymoriques et font d'elle un personnage à part.

Ce groupe de trois personnages féminins semble incarner une image de la femme toute puissante, capable de renverser les codes de la domination masculine et faire de cet extrait la mise en scène d'autres archétypes féminins sauf que « leur féminisme reste tout relatif »704 comme l'écrit Raphaëlle

Moine. Ce qui est particulièrement le cas dans cette scène.

En effet, O'Ren est certes une représentation de la femme dominatrice mais sa fureur prend naissance dans un drame familial. Dans la première moitié du long-métrage est inséré un long manga d'une vingtaine de minutes qui nous explique qu'elle est devenue une impitoyable tueuse car elle a assisté, alors qu'elle n'avait que neuf ans, au meurtre de ses deux parents assassinés sous ses yeux par le plus grand chef yakuza du Japon, Boss Mastumoto. Elle n'a échappé à la mort ce jour-là que parce qu'elle a réussi à rester silencieuse cachée sous le lit. Elle va d'abord voir son père se vider de son sang devant elle puis sa mère être transpercée par le sabre de Mastumoto alors qu’elle est allongée sur le lit. La lame va passer tout prêt d'O'Ren qui se retrouve couverte du sang de sa mère. « Elle jura de se venger... »705 nous dit la voix off de Beatrix. Ce qu'elle fera en tuant à son

tour Boss Matsumoto : « Par chance, Matsumoto était pédophile... A onze ans, elle eut sa

revanche... »706Dès son plus jeune âge, ce traumatisme initial la rend capable de jouer avec la

pulsion sexuelle du chef yakuza et c'est donc pour venger sa famille qu'O'Ren est devenue une

703 « How about now, big boy, do you still wish to penetrate me... Or is it I who has penetrated you ?» 704 Moine Raphaëlle, Les femmes d'action au cinéma, Paris, Armand Colin, 2002, p.60.

705 « She swore revenge...»

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