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Partie II : Oser faire un pas de côté

Chapitre 4 : Étude de la filmographie de Q Tarantino, mise en scène du Genre

2. Masculinités, féminités

2.3 La question des féminités

2.3.4. Inversion mais reproduction du processus de domination

Les personnages féminins dans les films de Tarantino semblent avoir tellement bien incorporé les schémas de la domination masculine que lorsque l'une d'entre elles parvient à s'en emparer, on ne peut que constater que ce n'est guère pour le remettre en question mais plutôt pour le reproduire, fusse de manière inversée. En effet, on voit par exemple dans Death Proof que deux des filles du second groupe se sont en quelque sorte emparées des instruments de la domination masculine : elles sont cascadeuses, elles maîtrisent les véhicules, ne craignent pas les blessures, se montrent effrontées, courageuses ; on les voit boire de l'alcool et parler de sexe. Mais elles reproduisent entre elles une forme de domination. En effet, dans la scène où les filles vont voir la voiture, Zoé décide de l’emprunter et de faire avec une cascade très dangereuse, ce que Kim, au courant du projet, refuse. Il va falloir que Zoé la décide. Elle va donc utiliser différents arguments. La première proposition est : « Je serai ta meilleure amie. »496 mais comme elles sont déjà amies, cela n'intéresse

pas vraiment Kim qui répond de façon très pragmatique : « Je n'ai pas besoin d'une meilleure amie

qui habite de l'autre côté de la Terre. »497. Un plan nous montre alors Zoé, elle se tient droite, mains

sur les hanches avec une attitude qui rappelle celle des cow-boy, elle écarte les jambes, attitude peu féminine mais importante car « Dans chaque culture, ce sont des modes de communication non-

verbaux acquis mais généralement inconscients qui soutiennent et engendrent la structure sociale. »498 comme le note Julia Lesage. Zoé fait ensuite une deuxième proposition : « Je te ferai craquer le dos.»499, mais là encore, ça n'intéresse pas Kim : « Tu le feras de toutes façons ! »500.

Donc Kim en rajoute : « Tu me feras craquer le dos, tu me masseras les pieds et quand je sortirai

492 « So, as the smirking killer approched, what she thought, was a bullet-ridden corpse... that's when the little BB

Gunn fired »

493 « Get back down there, you're playing possum. »

494 Shogun Assassin, film américano-japonais, réalisé par Robert Houston, 1980.

495 « When I was a child, my father was very famous. It's because he cuts heads for the shogun. He beheaded 131

Lords... My father found my mother every evening and when he saw her, he forgot all his executions. He was not afraid of the shogun, it was the shogun which was afraid of him. Maybe that's what the problem was... »

496 « I'll be your best friend ! »

497 « I don't need me no best friend that lives on the other side of planet earth. »

498 Lesage Julia, « Céline et Julie en bateau, fantasme subversif », 20 ans de théories féministes sur le cinéma,

CinémAction, n° 67, Ibid., p.123.

499 « I 'll crack your back » 500 « You'll crack it anyway !»

de la douche, tu me mettras du lait pour le corps. »501 Or, la proposition du massage n'est pas

anodine, elle peut sous entendre que les filles sont lesbiennes. Le doute s'installe : ces filles qui aiment les voitures, les moteurs, la vitesse, qui sont cascadeuses évoluent tellement en dehors des rôles traditionnellement associés à leur sexe que le fait qu'elles s’arrogent des attributs masculins va de pair avec une certaine ambiguïté sexuelle marquée, dans le cas de Kim, par la masculinité du corps musclé et du vêtement camouflage, renforcée par une façon de parler crue et brutale, émaillée d'insultes machistes comme « Salope !»502 et dans le cas de Zoé, si son tee shirt moulant rose et sa

petite sacoche insistent sur une petite part de féminité, sa manière de se tenir et son corps musclé expriment une force masculine dont elle va avoir besoin face à la menace de dégradation physique que constitue la cascade qu'elle veut faire. Zoé tente donc une troisième proposition : « Je serai ton

esclave de craquage de dos ! »503, proposition de plus en plus ambiguë qu'elle précise : « Chaque fois que tu voudras, je serai là ; tu n'auras même pas à demander ; tu n'auras qu'à dire : « Et salope, viens ici et mets-toi au travail ! »504 Zoé utilise un vocabulaire machiste. On remarque que,

quand les rapports de force qui semblaient égaux entre les deux filles deviennent des rapports de pouvoir avec une dominante et une dominée, le duel s'arrête car il y a comme un retour vers un rapport de Genre traditionnel. Le fait que deux personnages féminins soient à l'écran ne change rien ; ce qui compte c'est de savoir qui domine et qui est dominé. Le rapport que reproduisent les deux filles reste un rapport de domination. Et cela ne s'arrête pas car il faut maintenant que Kim et Zoé décident les deux autres filles à rester avec le fermier en échange d'un tour de voiture. Elles en parlent avec Abernathy. Lee est exclue du groupe et symboliquement du champ de la caméra. La verbalisation anticipe la capacité des filles à se préparer puis à lutter contre les forces opposées qui sont essentiellement masculines dans le cinéma de Tarantino (comme dans l'ensemble du cinéma américain). Il y a à nouveau débat car Abernathy refuse de rester à la ferme avec Lee pendant que les deux cascadeuses partent s'amuser. La discussion va opposer « les filles cool » et « les mères » : « -Nous, les cascadeuses, on est cinglé, on n'a pas de bon sens mais toi, tu es une personne de bon

sens et toute personne de bon sens n'a aucune envie de faire ce qu'on va faire! - Et qu'est-ce qui vous fait croire que je vais pas le faire?

- Parce que .... t'es une maman! »505

Les filles véhiculent des idées préconçues et créent entre elles des catégories : les filles cool sont jeunes, plus ou moins célibataires, sans enfant ; les mères sont prudentes et elles ont du bon sens. La maternité place la femme dans une catégorie bien définie et à laquelle on associe certaines valeurs comme la prudence ou le bon sens. On ne peut pas, semble-t-il, être les deux.

Abernathy va refuser cette mise à l'écart et, comme dans la discussion précédente, il va falloir qu'elle trouve l'argument décisif. Pour elle, ce sera sa capacité à faire accepter la proposition des filles au fermier. Zoé s'amuse : « Et tu vas lui dire quoi ? Que tu vas le sucer ? » »506 L'allusion

sexuelle répand encore l'idée que le pouvoir des femmes réside dans la sexualité. Abernathy nie et prend l'air écœuré mais ce qu'elle propose est pire : « Non ! Mais je vais insinuer que Lee va le

sucer ! »507 Abernathy incarne une féminité traditionnelle, jolie, avec un tee shirt rose, une jupe, un

collier et un sac à main mais une féminité exacerbée avec tous les points négatifs généralement associés, à savoir le mensonge, la traîtrise, la séduction. Elle est fourbe et sans solidarité féminine,

501 « You crack my back, you give me foot massages and after a shower, you put moisturizer on my butt. » 502 « Bitch ! »

503 « I'll be your back cracking slave ! »

504 « Anytime you want it, ya got it, you don't even hafta ask for it. You can order me to do it. Just say : Bitch, git over

here et get busy ! »

505« Actually, we're paying you a compliment, cause we're gonna do some stupid shit. But, that's okay cause we're stunt

people, we ain't no good sense. But you got good sense and anybody with good sense, ain't gonna wanna do what we're doin...

- How do you know I don't want to do it ? - Cause you're a mom ! »

506 «What are you gonna do, blow 'em ? »

prête à sacrifier son amie et le personnage aura beau se défendre un peu en disant : « Enfin pas

réellement mais... »508, c'est pourtant ce qui va se passer. Kim va accepter la proposition, c'est elle la

dominante comme l'a montré la discussion précédente et elle marque son approbation par un : « OK ! Écoute bien, Maman...»509. Abernathy est maintenant réduite à sa fonction de reproduction.

Et Kim continue : « Écoute, tu veux jouer avec les filles cool, il faut que tu sois cool ; si on

t'emmène, t'avale ta langue, tu la boucles, tu la fermes, tu restes sur la banquette et tu serres les fesses est-ce que c'est bien clair? »510 Ce qu'elle lui demande, c'est bel et bien de dompter sa

féminité ou de faire taire ce qui est féminin en elle. Elles l'emmènent si elle ne gène pas, si on ne l'entend pas. « Je blague pas ; si tu nous fais trop chier, on te jette sur le bas côté de la route et on

revient te rependre un peu plus tard.»511. La féminité est donc quelque chose qu'on peut mettre de

côté et reprendre ensuite. Abernathy va promettre et elle s'éloigne. Elle va faire un numéro de charme au fermier sauf que nous savons que ce qu'elle s’apprête à vendre, c'est son amie, Lee, ce qui perpétue l'idée d'un corps féminin comme un objet évaluable, interchangeable, qui circule et qui s'échange, comme une monnaie. Elle va tenter de décider le fermier. Elle se lance et demande la voiture mais elle est rusée : elle doit charmer le fermier et ne pas l'effrayer donc elle ramène l'utilisation de la voiture sur un terrain plus habituellement féminin : « Vous savez, c'est juste pour

savoir si elle est confortable. »512. Ce sont des filles donc ce qui est censé les intéresser, c'est que la

voiture soit confortable. Elle ramène la féminité là où elle attendue. Puis elle argumente : « Quatre

bonnes raisons. Premièrement, nous ne sommes pas des voleuse, deuxièmement, ce ne serait pas correct. Trois, on a loué une chambre à l'hôtel donc vous pouvez les appeler et vérifier, nous y sommes pour un mois – enfin pour le moment, pas Zoé, mais Kim et moi, oui – donc on est facilement retrouvables... »513 Le fermier l’interrompt : « Qui est Kim, la fille de couleur ? »514 La

remarque est raciste et pour le moins maladroite puisqu'il demande cela à une femme qui est visiblement afro américaine elle aussi. Mais on voit que la féminité visible et repérable d'Abernathy joue comme un indicateur de normalité. La jeune femme va jusqu’au bout et elle joue son dernier atout sans hésiter, Lee, qu'elle présente d'ailleurs d'un grand geste théâtral. Lee est le clou de son spectacle. Elle apparaît enfin à l'écran, avachie sur une chaise, devant une petite grange délabrée. Elle ne bouge pas et semble totalement absente de la scène, absente à ce qui se passe. Soumise au seul rôle d'objet scopique à l'intérieur de la diégèse, privée de la parole et de toute initiative dans l'action, Lee est un personnage sans avenir dont on ne saura d'ailleurs pas ce qu'elle devient, dans la suite du film. Abernathy a un magasine dans les mains qui va lui servir à « vendre sa marchandise », tel un catalogue qu'elle ouvre. Le fermier va poser la question du costume de Lee, cette dernière étant pour rappel, habillée en cheerleader et comme il semble ne pas comprendre de quoi il s'agit, il imagine aussitôt que ces filles sont sur le tournage d'un film pornographique : «

C'est un film porno ? »515 . Il est à noter que Death Proof a lui même été taxé de film

pornographique. Lors de sa sortie en Europe, il a donné lieu à des actions féministes de censure, une à Glasgow et une à Liverpool, où des féministes ont tenté d'empêcher sa diffusion à cause du contenu jugé violent, sadique et sexiste et où la violence faite aux femmes étaient vendue au public comme un divertissement ce qui était inadmissible pour ces mouvements féministes. En fait, il nous

508 « Not really but... »

509 « Okay, listen up, mommy... »

510 « If you're gonna hang with the cool kids, you got to be cool. We take you along, you don't say shit ! You don't even

say, crap. You just sit in the back and I don't wanna hear a peep outta you ass. You understand ? »

511 « I'm serious now ! You start naggin us, we're pullin' over to the side of the road, kickin' your ass out, and pickin

you up later. »

512 « You know, just to see if we're comfortable in it. »

513 « Four reasons actually. One, we're not thieves, two, that would be rude. Three, we're staying at the Days Inn in

town and you can call the hotel and check with the management we're registred for the next month – actually Zoe's not, but Kim and I are - so we 're totally trackdownable.»

514 «Who's Kim, the colored girl ? »

semble que la situation est pire puisque, dans cette scène, c'est une fille qui est vendue à un homme comme si elle allait être un divertissement. On comprend bien que Tarantino joue justement avec les codes des féministes ultra en introduisant dans le film les théories féministes qui deviennent ainsi des éléments de la culture populaire comme les autres, les renvoyant par là même dans un passé symbolisé entre autre par le fait que les filles de la première partie du film sont montrées comme libres, indépendantes, sexy et plongées dans un univers qui rappelle les années 70.

La scène se clôt sur le départ en trombe des trois filles qui laissent donc Lee avec le fermier. Il n'y a aucune solidarité entre elles. Tarantino semble faire un pied de nez aux féministes car la féminité qui est en représentation est une féminité individuelle, chacune luttant pour ses propres désirs : faire une cascade ou aller avec ses amies mais pas pour le groupe. Comme l'écrit Maxime Cervulle dans son article Quentin Tarantino et le post-féminisme : « C'est en cela que BDM est dépolitisant, en ce

qu'il représente le féminisme comme une résistance individuelle totalement déconnectée de tout mouvement social ou collectif. »516

Et on voit surtout, notamment à travers cette scène, comment le groupe de filles met en place des relations entre elles qui continuent de fonctionner sur le modèle de la domination de la masculinité. La féminité, cet « allant de soi » du cinéma tarantinien, est donc constamment définie comme ce qui n'est pas masculin et qui subit des formes diverses de domination. Les personnages féminins qui se montrent capables de s'emparer des attributs masculins ne représentent pas de nouvelles formes de féminité mais plutôt « les figures et les formes d'une masculinité moderne » pour reprendre les mots de Judith Halberstam. Elles interrogent donc le concept de masculinité, cette « masculinité

sans hommes »517 et si la masculinité, quand elle est incarnée par des personnages féminins, pose

tant question, c'est bien parce que « La conformité de Genre est inoculée dans chaque fille »518. Ce

qui autorise à interroger également le rôle social joué par ces personnages féminins. Elles mettent en question la masculinité et en creux donc la féminité en proposant de regarder enfin ce qui est mis en scène en marge de ces deux concepts.

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