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Partie III : Des objets aux sujets

Chapitre 1 : Les objets d'étude

2. Analyse des extraits

2.3 Jackie Brown, Les corps

L'extrait d'une durée de 3 minutes 07 est tiré du tout début du film puisqu'il apparaît juste après le générique inaugural.

Il réunit Bridget Fonda (Mélanie), Robert De Niro (Louis Gara) et Samuel L. Jackson (Ordell).

2.3.1. Description

La scène s'ouvre sur un plan d'une télévision qui diffuse un film intitulé « Chicks who love

Guns »669. Face au poste se trouvent deux hommes assis sur un canapé. Le premier a un certain âge,

il s'agit de Louis Gara, il est tatoué, le cheveux hirsute, il se tient avachi avec un verre dans les mains. Le second, Ordell, est un afro-américain dans la force de l'âge ; habillé d'un short blanc, il porte une chemise blanche ouverte sur son torse musclé. Ces deux hommes sont en train de regarder un film publicitaire dans lequel de jeunes femmes bodybuildées vantent les mérites des armes qu'Ordell vend. Sur un fauteuil, près d'eux se trouve un troisième personnage, Mélanie, qui les observe tout en mangeant et en tentant de séduire Louis ce qui va avoir pour effet de mettre ce dernier particulièrement mal à l'aise, alors qu'Ordell, concentré sur les armes qu'il présente, semble ne rien remarquer.

2.3.2. Analyse

Un des intérêts de cette scène est la représentation des corps. En effet, les toutes premières images que l'on voit sont celles du film publicitaire. Ce qui est donné à voir en premier lieu, ce sont des corps de femmes assez particuliers puisqu'il s'agit de corps travaillés et excessivement musclés ce qui constitue traditionnellement les attributs du corps masculin. En effet, nous l’avons déjà précédemment évoqué, dans les années 80, est apparu au cinéma un nouveau type d'homme, le sur- homme, incarné par des acteurs comme Sylvester Stallone dont « le corps doit toujours se

construire, passer par une métamorphose et rejouer indéfiniment la traversée du pont qui mène de l'humain au sur-humain. Un corps qui, pour emprunter (...) le lexique nietzschéen, est toujours sommé de devenir ce qu'il est. »670 ou Arnold Schwarzenegger dont le corps, lui, « se fige en une figure statuaire »671. Ces acteurs issus d'une très ancienne tradition qui veut que l'on exhibe les corps

masculins, nus et musclés (il suffit de se remémorer les statues grecques) incarnent donc un nouveau type de masculinité que Marianne Kac-Vergne propose de nommer « une hyper

masculinité »672 quand Richard Dyer parle de « Male Pin-up »673 ou Steve Neale de « Masculinity as

669 « Les poulettes qui aiment les armes à feu »

670 Moncilovic Jérôme « L'homme extraordinaire du cinéma : Remarques sur l’œuvre d'Arnold Schwarzenegger », Le

cinéma des années Reagan. Un modèle hollywoodien ?, Paris, Éditions Nouveaux Mondes, coll, Histoire et cinéma,

2007, p.183.

671 Moncilovic Jérôme, Ibid., p.185.

672 Kac-Vergne Marianne, « Une hypermasculinité vulnérable : le paradoxe du héros blanc face à la crise des

autorités et la trahison des élites », Le cinéma des années Reagan. Un modèle hollywoodien ?, Ibid.

spectacle »674. Des personnages masculins qui font montre d'une masculinité traditionnelle

accentuée par une musculature excessive. Mais si cette musculature participe à l'image virile du héros puissant que rien ne peut détruire, « The muscular male body functions as a sort of armour –

it is sculpted and worked on »675, le fait que des personnages féminins l'arborent est toujours lié à la

fois à quelque chose qui relève de l'anormal et le plus souvent à une sexualisation de ce corps. Yvonne Tasker parle d'« un ensemble contradictoire d'images de l'attrait féminin et d'images

féminines sexualisées, qui met l'accent sur la force physique et la stature. »676 C'est bien de cela dont

il s'agit ici car les personnages féminins de la publicité ne sont pas des corps en action. Elles sont là pour montrer les armes. Elles sont habillées de minuscules bikinis mettant en valeur leurs corps bronzés qui ne sont que des objets, des présentoirs pour les armes. Sentiment renforcé par le fait que les deux hommes ne semblent pas du tout prendre en considération ces femmes puisqu'ils restent concentrés sur les armes qui constituent leur seul sujet de conversation. En effet, indifférents aux personnages féminins de la publicité, les deux hommes ne semblent même pas les remarquer. Ordell ne parle que des armes et Louis écoute sans rien dire.

Ces corps sont d'autant plus remarquables pourtant que le personnage de Mélanie vient en donner un contre point. Celle-ci est habillée sensiblement de la même façon que les filles dans la publicité puisqu'elle porte uniquement un haut de maillot de bain et un mini short en jean. Comme elles, elle met son corps en représentation, exposé aux regards des deux hommes qui sont face à elle dans la pièce. Mais elle subit le même sort : les deux personnages masculins ne semblent pas du tout considérer sa présence. Ils sont l'un à côté de l'autre sur le canapé pendant qu'elle est isolée sur le côté dans un fauteuil, la séparation physique dans la scène et dans les plans mettant en image « l'interdiction qui (la) frappe de transgresser la frontière entre les affaires des hommes et les

affaires des femmes. »677 Cependant, elle est filmée très différemment par rapport aux filles de la

publicité. Le premier plan sur Mélanie met en valeur ses pieds, objet de fétichisme sexuel évident. Elle porte des bagues de pieds et remue ses orteils au plus près du verre que Louis a posé sur la table basse devant eux. C'est donc un jeu de séduction qu'elle met en place. Ce personnage est une figure de la femme-objet qui, bien que différent des femmes-objets de la publicité, n'en représente pas moins une énième version. Alanguie, exposée, passive, Mélanie représente l'image de la femme dont le seul recours pour attirer l'attention des hommes réside dans l'attrait sexuel. La séduction est « une pratique sophistiquée où se croisent plusieurs langages – celui du corps, celui des mots »678

mais Mélanie n'a pas droit à la parole. Elle ne peut user que de son corps qui, érotisé, devient son seul moyen d'expression, la réduisant donc à ce statut d'objet sexuel. Dans cette scène, rien ne nous dit de façon très claire qu'elle est en couple avec Ordell, ce qui est pourtant le cas mais celui-ci ne la considère que comme un objet sexuel. Les paroles échangées avec Louis ne laissent aucun doute : « Je te laisse avec une salope comme Mélanie et tu seras en train de baiser à peine vingt minutes

après que j'ai passé la porte »679 Mélanie semble agir en conséquence puisque dès qu'elle se

retrouvera seule avec Louis, elle lui demandera crûment : « Tu veux baiser ? »680 Faire l'amour avec

Louis est pour elle une façon de tenter de reprendre un peu de pouvoir. Elle conseillera alors à Louis de prendre l'argent d'Ordell et de s'en aller. Elle va elle même chercher à se libérer de son rôle en

674 Neale Steve, « Masculinity as Spectacle, Reflections on Men and Mainstream Cinema », Screen, vol. 24, n°6, 1983, p.2-17.

675 Tasker Yvonne, Spectacular Bodies : Gender, Genre and the Action Cinema, Routledge, 2012, p.18.

676 « a contradictory set of images of female desirability, a sexualised female image, which emphasies physical

strengthans stature... », Tasker Yvonne, Ibid, p.14.

677 Pierre Sylvie, « Les hommes et les femmes chez John Ford, Une figuration des territoires », La différence des sexes

est-elle visible ? Les hommes et les femmes au cinéma, Sous la direction de Jacques Aumont, Conférences du

Collège d'histoire de l'art cinématographique, Paris, La Cinémathèque Française, 2000, p.223.

678 Tortajada Maurice, « Le physique de la séduction », La différence des sexes est-elle visible ? Les hommes et les

femmes au cinéma, Ibid., p.242.

679 « I leave you alone with a bitch like Melanie, you're gonna be fuckin' that twenty minutes after I'm out the door... » 680 « Wanna fuck ? »

tentant de doubler Ordell mais elle n'y parviendra pas. Louis finira par la tuer. Mélanie incarne la femme prisonnière de son rôle. Et ce ne sont pas les quelques efforts de rébellion qu'elle tente qui changeront la donne. En effet, à la fin de la scène, le téléphone sonne et Ordell ordonne à Mélanie d'aller répondre. Au lieu de s'exécuter, celle-ci ne bouge pas : « Tu sais que c'est pour toi. »681 Elle le

défie mais il aura le dernier mot : « Ne me mets pas en colère et ne m'oblige pas à te frapper. »682.

La menace de violences physiques est immédiate. Elle n'a pas le droit de désobéir. De plus, nous pouvons considérer que pèsent sur ce personnage féminin au moins deux autres formes de domination, une ethnique et une de classe. Rien ne nous est dit dans le film sur la situation sociale de Mélanie qui apparaît plutôt comme désœuvrée et passant ses journées à se droguer. Elle dépend donc financièrement d’Ordell qui, lui, semble très bien gagner sa vie avec la vente d’armes. On ne peut pas non plus ne pas considérer le fait que Mélanie correspond au profil de la jeune américaine de la côte ouest quand Ordell est un afro-américain. Ils représentent donc un couple mixte, élément encore suffisamment rare au cinéma pour être souligné683. Au sein de ce couple, la blancheur de

Mélanie apparaît comme un élément saillant puisque c’est justement parce qu’elle incarne pour lui « ma petite surfeuse blanche»684 qu’Ordell l’a choisie. Mélanie subit donc plusieurs systèmes

d’oppression face auxquels elle ne saura résister longtemps. Ordell incarne, lui, une toute puissance masculine que rien ne doit venir entraver.

Le personnage de Louis vient proposer une masculinité différente. Moins agressive, moins dans la représentation, il s'agit d'une masculinité qui passe aussi moins par le corps. Ce qui relève de l'action n'est pas son domaine, y compris la sexualité. En effet, quand il a un rapport sexuel avec Mélanie, puisqu'il va accepter sa proposition, un panneau indique « Trois minutes plus tard.»685, ce

qui vient ironiquement montrer qu'il n'est pas un amant exceptionnel. Plus tard, il sera montré comme totalement dépassé par Mélanie qui se moque de lui parce qu'il ne sait plus où il a garé sa voiture : « Ne dis plus un mot, ok ? Je te répète de fermer ta bouche. »686 Il finira par la tuer

brutalement juste avant de remettre la main sur la voiture, ce qui rend son geste totalement inutile et ridicule. C'est un homme qui ne se maîtrise pas et qui ne sait pas maîtriser les femmes. Il est pourtant un gangster aguerri qui a purgé une peine de quatre ans de prison et en qui Ordell a suffisamment confiance pour le mêler à ses affaires mais il est comme « le perdant broyé par un

destin trop grand pour lui, celui qui ne peut pas réussir, qui ne le mérite pas, qui n'a plus les qualités intrinsèques d'un John Wayne. »687, c'est-à-dire les qualités d'une masculinité traditionnelle

faite de force, de maîtrise et d'assurance.

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