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Une réprobation diversement justifiée

Dans le document Les distinctions dans le droit de la filiation (Page 141-144)

L’ETABLISSEMENT INTERDIT DU DOUBLE LIEN DE FILIATION

A) La réprobation des relations incestueuses

2 Une réprobation diversement justifiée

Plusieurs théories ont été proposées afin d’expliquer la prohibition des relations incestueuses.

Concernant l’empêchement à mariage entre le frère et la sœur, que l’on rencontre dans la plupart des systèmes juridiques, l’ethnologue anglais WESTERMARCK54 a prétendu à l’absence de désir sexuel entre enfants élevés ensemble, la loi venant ainsi sublimer des comportements déjà naturels, « les mettre en devises flatteuses que nous

suspendrons aux linteaux de nos portes »55. Les transgresseurs seraient dès lors des

« dénaturés ».

Cette thèse a été dénoncée par Sigmund FREUD qui soutenait, au contraire, qu’il existait entre parents et alliés un désir latent que viendrait censurer le législateur56, ce qui impliquerait que tout homme est un transgresseur en puissance57.

52

C. civ., art. 366, al. 1 et 2.

53

V. infra.

54

CARBONNIER reprend, dans « Flexible droit : Textes pour une sociologie du droit sans rigueur » (LGDJ, 1971, p. 171), l’explication développée par l’ethnologue en 1891 dans son ouvrage « History of human marriage ».

55

J. CARBONNIER, préc., p. 171.

56

Le législateur viendrait ainsi « comprimer des comportements naturels et nous contraindre à d’autres

On a également fait valoir le risque plus grand, pour les enfants issus d’une union consanguine, de souffrir de déficiences physiques et mentales58. Mais, d’une part, « la

peur du monstre tient bien davantage du récit que l’on peut faire de l’inceste pour susciter un sentiment d’horreur, qu’il ne repose sur des études biologiques sérieuses »59, d’autre part l’argument génétique s’avère insuffisant à fonder les diverses prohibitions légales, lesquelles peuvent concerner des alliés, ainsi que les enfants adoptés par rapport à la famille adoptive.

Si bien qu’un autre argument, tiré de la moralité, est apporté pour légitimer l’interdit général de l’inceste : les unions sexuelles à l’intérieur d’une même famille jettent le trouble et la discorde entre ses membres, en particulier lorsqu’elles ont provoqué des divorces. En supprimant « la possibilité et donc l’espoir de régulariser » la situation,

« le droit [combat], dans la mesure de ses moyens, la tentation d’un adultère particulièrement scandaleux »60.

La morale chrétienne partage ce point de vue lorsqu’elle incite, par les prohibitions qu’elle instaure, à une rectitude de conduite entre gens qui, jusqu’à une époque récente, vivaient ensemble au même foyer, « taillant au même chanteau61, buvant au même pot ». Constituant ce que l’on appelle la « famille coutumière », ces groupes ont persisté

durant les temps féodaux et médiévaux. On les trouve encore sous l’Ancien Régime, plus particulièrement dans l’ouest et le centre de la France, sous la forme des

« communautés taisibles », dont quelques-unes ont survécu à la Révolution de 1789.

La vigilance ecclésiastique prévenait ainsi les écarts et les désordres qui pouvaient aisément se produire à l’intérieur de ces « feux » où la famille, en montagne, vivait repliée sur elle-même pendant les mois d’hiver et, dans les campagnes, était souvent isolée en raison de l’extrême dissémination de la population. On considère que deux époux étant une même chair, chacun d’eux communique sa parenté à son conjoint, et cela jusqu’à plusieurs degrés.

Se fondant sur le principe de fraternité qui existe entre tous les membres d’une même communauté familiale, le pape ALEXANDRE II reprend l’idée dans une lettre qu’il rédige en 1063 : tous étant frères, les rapports sexuels entre les membres auraient un aspect incestueux.

57

Il semble que ce soit aussi la thèse de Maurice GODELIER (« La sexualité est toujours autre chose qu’elle-même », Revue Esprit, mars-avril 2001, p. 98), pour qui « l’enfant va devoir, dès sa naissance, et

ceci dans toute société, orienter ses désirs sexuels vers les personnes convenables aux yeux de la société. Il va donc, de ce fait, devoir refouler et sacrifier les désirs qui le portent vers des personnes non convenables ».

58

J. CARBONNIER, « Droit civil : Tome 2 : La famille, l’enfant, le couple », PUF, 2002, p. 446.

59

B. CYRULNIK, « Le sentiment incestueux », De l’inceste, Editions Odile Jacob, mai 2000, p.p. 25 et suiv.

60

Ph. JESTAZ, « La parenté », Revue de droit de Mc Gill, vol. 41, 1996, p. 396.

61

Les mesures prises par l’Eglise incitaient les groupes familiaux à s’ouvrir, à s’étendre avec chaque mariage, ce qui étendait aussi le cercle de la solidarité familiale à l’effet d’accueillir les parents pauvres ou âgés, les enfants issus de l’engagement matrimonial et ceux conçus en contravention à la foi conjugale. Dans son traité « De

gradibus parentele » qu’il compose en 1063, Pierre DAMIEN énonce que toute union

est fondée sur la charité, l’amour de Dieu et celui du prochain.

La dynamique de la charité pousse ainsi à rechercher le mariage hors du cercle familial.

Neuf siècles plus tard, l’anthropologue Claude LEVI-STRAUSS, invoquant des facteurs sociaux, développe une conception voisine. Il explique que la renonciation à un proche parent nous oblige à céder celui-ci à un individu extérieur à notre propre groupe – en cela, l’inceste serait « une règle de don, l’obligation de donner la femme, mère,

sœur ou fille à autrui »62 – et à aller chercher un conjoint dans un groupe également extérieur63. En même temps qu’il interdit l’endogamie, le tabou de l’inceste impose donc l’exogamie. En cela il contient « une injonction positive : le commandement

d’aller chercher femme ailleurs, au-dehors »64.

Le respect de cette consigne permet aux différents groupes humains de nouer des relations et de se perpétuer, au lieu de s’effondrer sur eux-mêmes. Nécessaire à la cohésion de la société, la prohibition apparaît comme « la démarche fondamentale dans

laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture »65.

Plus récemment, on a ajouté à la fonction sociale de l’interdit de l’inceste un caractère symbolique. En effet, l’obligation de s’unir avec un autre sang que le sien ne serait pas seulement l’obligation sociale de donner mise en avant par Claude LEVI-STRAUSS : elle représenterait la garantie d’une séparation physique et symbolique entre les générations. Les empêchements à mariage traduiraient « un souci de cohérence

dans les liens de filiation »66. Ils permettraient « la différenciation au sein même de la

lignée et la réalisation de soi à travers le prolongement dans l’Autre, et non dans le Même »67. L’inceste serait donc perturbant non seulement dans l’ordre social en ce qu’il porte atteinte au principe généalogique, mais également dans l’ordre individuel en ce qu’il entraîne la confusion des rôles et rend difficile la construction de l’identité du sujet.

62

C. LEVI-STRAUSS, « Les structures élémentaires de la parenté », PUF, 1949.

63

Ibid.

64

J. CARBONNIER, « Droit civil : Tome 2 : La famille, l’enfant, le couple », op. cit. note 58, p. 446.

65

C. LEVI-STRAUSS, « Les structures élémentaires de la parenté », Plon, 1982.

66

A. GOUTTENOIRE-CORNUT et M. LAMARCHE, « Mon grand-père veut épouser ma mère… La Cour européenne des droits de l’Homme lui donne raison », note Cour EDH, 13 sept. 2005, « B. L. contre

Royaume-Uni », Dr. fam., 2005, comm. 234, p. 20.

67

Le tabou de l’inceste n’a jamais reçu de justification unanime. Ce qui ne l’a nullement empêché de traverser les millénaires et de constituer une des bases constantes du droit familial français.

Loin de se résorber, ce tabou demeure dans de nombreuses sociétés contemporaines (plus particulièrement les pays latins) où il se manifeste, en droit, par le refus d’employer le mot « inceste » et de dénoncer expressément des rapports de ce type.

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