• Aucun résultat trouvé

La jurisprudence sur la vie familiale : une condamnation incertaine

Dans le document Les distinctions dans le droit de la filiation (Page 159-162)

L’ETABLISSEMENT INTERDIT DU DOUBLE LIEN DE FILIATION

B) Le sort de la distinction au regard du droit européen des droits de l’Homme

1 La jurisprudence sur la vie familiale : une condamnation incertaine

Conformément à une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme, un Etat contractant peut être condamné non seulement en raison d’une ingérence active dans un droit garanti par le traité, mais également en raison d’une ingérence passive, c’est-à-dire qu’il lui est reproché de ne pas avoir adopté des mesures que l’exercice effectif du droit garanti réclamait.

C’est notamment ce qui s’est produit dans l’affaire « Marckx contre Belgique »158, où il a été retenu la violation de l’article 8 pris isolément, puis combiné avec l’article 14.

154

Encore que l’on puisse discuter de cette affirmation si l’on considère les difficultés, quant à l’inscription de l’enfant dans l’ordre généalogique familial, qu’engendrerait l’admission de l’établissement du deuxième lien de filiation.

155

J. HAUSER, « Adoption simple et père incestueux », RTDciv., 2004, p. 77.

156

C°EDH, art. 8 : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale […].

Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infraction pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

157

C°EDH, art. 14 : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être

assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

158

Cette obligation positive d’agir est, selon la Cour, inhérente au droit conventionnel parce que nécessaire à son effectivité159.

Certains juristes affirment que c’est grâce à l’évolution convergente des législations internes que « l’obligation dynamique de protection des liens familiaux »160 a pu être découverte161.

L’Allemagne, l’Autriche, la Grèce, le Portugal, la Suisse et la Croatie par exemple, permettent à l’enfant incestueux d’être reconnu sans limitation. La Belgique et le Luxembourg ont, eux, une position comparable à celle de la France. Si la majorité semble donc favorable à l’établissement sans restriction de la filiation incestueuse, il n’y a pas véritablement de consensus.

Toutefois, il se peut qu’un jour le droit français fasse figure d’exception. La France encourerait-elle, pour autant, le risque d’une condamnation ?

En réalité, pour dégager une obligation positive, les magistrats strasbourgeois ne se réfèrent à aucun dénominateur commun aux législations internes ni à la nécessité d’une interprétation évolutive : « On cherchera vainement […] la trace d’une interprétation

consensuelle et évolutive dans la détermination par le juge européen des obligations positives »162. Au contraire, c’est lorsqu’ils se refusent à dégager une telle obligation qu’ils « se retranche[nt] toujours, ou presque, derrière l’absence de principes

communs »163, l’interprétation consensuelle justifiant ainsi l’immobilité.

La notion de « vie familiale », telle que la conçoit la Cour, est une notion européenne qui n’a pas pour prétention d’être commune aux pays membres : elle englobe toute « relation de facto »164. L’arrêt « Marckx contre Belgique » du 13 juin 1979 a posé l’obligation pour l’Etat, dès lors qu’il existe une vie familiale effective, de garantir la protection de celle-ci, les autorités nationales étant libres quant aux moyens

V. BERGER, « Jurisprudence de la Cour EDH », Ed. Dalloz Sirey, 2002, p.p. 365-368 ; AFDI, 1980, chron. R. PELLOUX, p.p. 317-321 ; Journal du droit international, 1982, P. ROLLAND, p.p. 183-187 ; F. SUDRE, « Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme », PUF, 1997, p.p. 35-37.

159

La Cour affirme, dans l’arrêt « Marckx » (§ 31), qu’à l’obligation de ne pas porter atteinte au droit garanti par l’art. 8 « peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie

familiale ».

160

F. SUDRE, « La construction par le juge européen du droit au respect de la vie familiale », rapp. introductif in Le droit au respect de la vie familiale au sens de la CEDH, coll. IDEDH, Montpellier, 22-23 mars 2002 (dir. F. SUDRE), Némésis/Bruylant, 2002, p. 42.

161

En ce sens, S. GRATALOUP, « L’enfant et sa famille dans les normes européennes », LGDJ, 1998, p.p. 60-61.

162

F. SUDRE, « La construction par le juge européen du droit au respect de la vie familiale », op. cit. note 160, p. 40.

163

Ibid., p. 42.

164

Cour EDH, 22 avr. 1997, « X et autres contre Royaume-Uni », § 36, D., 1997, jurisp., p.p. 583-587, note S. GRATALOUP.

employés à cette fin165. Or, le fait pour un enfant issu d’un inceste absolu de ne pouvoir établir que l’un de ses liens de filiation n’empêche nullement celui-ci de vivre avec ses deux géniteurs. Aussi les juges supranationaux pourraient-ils constater l’existence de relations familiales effectives. Doit-on en déduire l’obligation pour l’Etat français de protéger ces relations ?

En l’absence de communauté de vue entre les parties contractantes, il est permis de penser que la Cour des droits de l’Homme hésitera.

Mais que se passerait-il si toutes les autres nations admettaient l’établissement du double lien ? La Cour ne pourrait plus se retrancher « derrière l’absence de principes

communs ». Et, grâce à sa propre définition de la vie familiale, elle pourrait faire valoir

l’obligation pour la France d’assurer le respect des rapports familiaux effectifs des enfants issus d’un inceste.

En vertu de l’article 310-2 du Code civil, ces derniers peuvent être légalement rattachés à l’un de leurs auteurs, mais pas aux deux, s’il existe entre eux « un des

empêchements à mariage prévus aux articles 161 et 162 pour cause de parenté ».

Peut-être cela sera-t-il considéré comme suffisant au regard de l’article 8 de la Convention. Et au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 ?

L’enfant de l’article 310-2 est le seul qui ne puisse pas, légalement, établir ses deux liens de filiation. Il subit donc une différence de traitement. Celle-ci est-elle justifiée au regard du texte européen des droits de l’Homme ?

La Cour prend en compte l’évolution des droits internes et des conditions de vie, ainsi que l’existence ou non d’un dénominateur commun aux Etats membres, pour examiner la justification (ici, il s’agit principalement de préserver l’ordre social) de l’ingérence au regard de la Convention et moduler la marge nationale d’appréciation166. S’il y a convergence entre les systèmes juridiques des parties contractantes, la latitude de ces dernières est réduite, et la protection du droit concerné est renforcée. C’est en ce sens qu’il est permis de dire que les juges strasbourgeois font une interprétation consensuelle et évolutive du traité. Or, la question de l’égalité de traitement entre les enfants constitue « le domaine d’application privilégié de l’interprétation consensuelle

progressiste »167.

Si la solution française devenait isolée, il se pourrait que le tabou de l’inceste ne suffise plus à justifier la différence de traitement dont souffrent les enfants visés à l’article 310-2 du Code civil et que cette distinction soit alors qualifiée de discriminatoire.

165

Cour EDH, 13 juin 1979, « Marckx contre Belgique », Cour plénière, série A, n°31, § 31.

166

Sur toute cette question, v. F. SUDRE, « La construction par le juge européen du droit au respect de la vie familiale », op. cit. note 160.

167

Considérant l’autorité des décisions européennes, l’abrogation de la règle interdisant l’établissement du double lien de filiation devrait alors être très sérieusement envisagée.

Dans le document Les distinctions dans le droit de la filiation (Page 159-162)

Outline

Documents relatifs