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La clandestinité des relations incestueuses

Dans le document Les distinctions dans le droit de la filiation (Page 144-149)

L’ETABLISSEMENT INTERDIT DU DOUBLE LIEN DE FILIATION

B) La clandestinité des relations incestueuses

Les textes fixent « la règle du jeu social »68 : certains rapports sexuels ne peuvent être légalisés. Mais dès lors qu’il s’agit de prendre acte de ce que l’interdit a été transgressé, le législateur se montre plus « frileux », en ce sens qu’il n’édicte aucune disposition destinée à sanctionner directement le non respect de la règle. Cette attitude s’explique par le souci d’empêcher la révélation au grand jour de la consommation de l’inceste.

Ainsi, que ce soit en matière pénale (1) ou dans le domaine civil (2), l’inceste n’y figure jamais expressément. Cette position de déni est le reflet de la société tout entière, ou presque, les individus préférant généralement garder secrète cette réalité (3).

1 L’absence d’incrimination pénale spécifique

Les rapports charnels entre proches sont-ils répréhensibles ?

En Allemagne, au Danemark, en Suisse, en Angleterre et aux Pays de Galles, les relations sexuelles entre personnes unies par un lien de famille sont constitutives d’une infraction pénale, quand bien même ces relations seraient librement consenties69.

La solution est totalement différente en Espagne, au Portugal et en France, où l’inceste n’est pas réprimé pour lui-même70. C’est seulement à travers le viol qu’il est pris en compte par le droit pénal français, et uniquement au titre de circonstance aggravante de l’infraction.

En effet, l’article L 222-23 du nouveau Code pénal punit « de quinze ans de

réclusion criminelle », « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». La

sanction est portée à vingt ans, par l’article L 222-24 du même code, lorsque le viol

« est commis par un ascendant ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime », cette « personne » pouvant être un parent appartenant à la ligne collatérale ou

bien encore un allié.

68

A. BATTEUR, « L’interdit de l’inceste… », op. cit. note 8, p. 761.

69

V. l’étude de droit comparé sur « La répression de l’inceste », Les documents de travail du Sénat, série Législation comparée, fév. 2002.

70

Autrement dit, les relations charnelles entre parents ou alliés ne sont pas pénalement condamnées dès lors qu’il n’y a eu ni violence, ni contrainte, ni menace, ni surprise.

Ce qui est incriminé, c’est le viol, l’appartenance familiale ne constituant qu’une circonstance aggravante. Pour que cette appartenance soit prise en compte par le droit pénal, il faut qu’il y ait eu viol. Indépendamment des éléments qui définissent celui-ci, la législation criminelle ignore l’inceste. En l’absence de viol, l’inceste n’est pas considéré par le droit répressif71.

Le droit civil n’est pas en reste, puisqu’il refuse par principe d’enrôler toute situation qui révèlerait l’existence de rapports incestueux.

2 La prohibition de l’officialisation civile

Le Code civil prévoit, en ses articles 161 à 163, plusieurs hypothèses pour lesquelles le mariage est, par principe, interdit72.

Le premier de ces textes vise l’union entre ascendants et descendants, ainsi que celle entre alliés dans la même ligne. La disposition suivante s’intéresse aux unions entre frère et sœur73. L’article 163, enfin, énonce que « le mariage est prohibé entre l’oncle et

la nièce, la tante et le neveu »74.

Notons que la règle s’applique aussi bien à ceux qui n’ont qu’un auteur commun, tels des frère et sœur consanguins ou utérins, qu’à ceux qui ont deux auteurs communs, tels des frère et sœur germains. De la même manière, « l’article 163 ne distingue pas

selon que l’oncle et la nièce sont issus d’un seul ou de deux auteurs communs »75. Aussi interdit-il l’union conjugale d’un homme avec la fille de sa sœur consanguine76.

71

La remarque d’Irène THERY (« Filiation et parenté : la distinction des sexes dans une société égalitaire », Identités, filiations, appartenances, dir. Ph. PEDROT et M. DELAGE, coll. Hyères, 23 et 24 mai 2003, PUG, 2005, discussion p. 44) est à ce propos intéressante : « Il me semble qu’aujourd’hui, on a

fait de l’inceste la forme la plus grave du viol ; c’est-à-dire qu’on voit l’inceste uniquement sous la forme de l’inceste ascendants-descendant, avec une différence frappante coupable-victime. Dans le passé, on n’aurait pas eu cette idée de distinguer un coupable et une victime. Ces deux étaient enveloppés dans le même péché global contre la parenté et contre l’ordre sexuel, lui-même rapporté à la famille ».

72

On retrouve des dispositions similaires en droit belge. Cf. J. POUSSON-PETIT, « Chronique du droit des personnes et de la famille en Belgique », Dr. fam., 2003, chron. 30, spéc. p. 17.

73

C. civ., art. 162.

74

C. civ., art. 163.

75

CA Rouen, 23 fév. 1982, D., 1982, info. rapides, p. 211.

76

Cependant, la loi prévoit la possibilité d’obtenir une dispense du président de la République77, mais uniquement « pour causes graves » et seulement à l’égard de certains rapports incestueux78.

Une « dispense » se définit par le « relâchement de la rigueur du Droit accordé par

faveur à un individu déterminé, pour des motifs particuliers, […] par une autorité publique […] »79. Elle peut notamment consister en une « autorisation de faire,

exceptionnellement, ce qui est normalement prohibé »80.

En l’espèce, ceux qui sont empêchés de s’épouser pourront, si le chef de l’Etat accueille leur requête, c’est-à-dire lève la prohibition – décision relevant de son pouvoir discrétionnaire81 – s’engager dans les liens conjugaux.

Les bénéficiaires devront soit être des alliés en ligne directe, et à condition que la personne qui a créé l’alliance soit décédée82, soit être oncle et nièce ou bien tante et neveu83. La dérogation ne s’applique pas, pour les alliés, lorsque la dissolution du premier engagement matrimonial résulte d’un divorce84.

Cette règle s’explique par la considération selon laquelle certains individus pourraient être tentés, ou du moins être soupçonnés d’avoir été tentés, de provoquer le divorce à seule fin d’épouser l’un des (ex-)conjoints, ce qui risquerait d’être source de conflits au sein du groupe familial.

Les hypothèses mentionnées à l’article 164 du Code civil sont des incestes dits

« relatifs »85, parce que susceptibles de dispense, par opposition aux incestes dits

« absolus »86. Ces derniers supposent qu’il y ait un lien de parenté en ligne directe entre les intéressés87 ou bien que ceux-ci soient frère et sœur88.

77

En Belgique, ce rôle revient au Roi.

78

C. civ., art. 164 : « Néanmoins, il est loisible au président de la République de lever, pour des causes

graves, les prohibitions portées :

1° par l’article 161 aux mariages entre alliés en ligne directe lorsque la personne qui a créé l’alliance est décédée ;

2° Abrogé, Loi n°75-617, 11 juillet 1975, article 9 ;

3° par l’article 163 aux mariages entre l’oncle et la nièce, la tante et le neveu ».

79

Ass. H. Capitant, « Vocabulaire juridique », op. cit. note 34.

80

Ibid., p. 288.

81

Cf. c. civ., art. 164 : « il est loisible au président de la République […] ».

82

C. civ., art. 164, 1°.

83

C. civ., art. 164, 3°.

84

En Grande-Bretagne, le Mariage (Prohibited Degrees of Relationship) Act de 1986 n’interdit pas le mariage entre alliés lorsque la dissolution de la première union résulte d’un divorce. Cependant, les candidats au mariage devront préalablement obtenir une autorisation que le Parlement britannique accorde à sa discrétion. Si la personne qui a créé l’alliance est décédée, le mariage entre alliés est légalement admis sans aucune condition de dispense, comme pour toute union entre gens qui n’ont aucun lien de parenté ou d’alliance entre eux.

85

« Relatif : qui admet certaines dérogations ». Définition 4 in Ass. H. Capitant, « Vocabulaire juridique », op. cit. note 35.

86

Il est à observer que cet interdit concernant le cercle familial étroit, à savoir les ascendants et descendants en ligne directe, ainsi que les frères et sœurs, a été conservé de manière absolue tout au long des siècles.

Le Code civil ne se contente pas d’instaurer des empêchements à mariage lorsqu’il est question d’inceste. Il va jusqu’à exclure, dans certains cas qu’il définit89, l’établissement du double lien de filiation de l’enfant qui naîtrait d’une telle union90.

La raison en est simple : l’établissement du double lien, maternel et paternel, révèlerait inévitablement l’existence des relations incestueuses. Indirectement, celles-ci seraient légalement reconnues et officialisées. Elles seraient en quelque sorte

« légitimées », ce que refuse le législateur, car « une telle légitimation ébranlerait l’ordre social fortement lié […] à l’interdit matrimonial ». Il s’agit ainsi de « camoufler la violation d’un tabou qui ébranle tout l’ordre social »91.

Indépendamment de cette considération, l’interdit consacré à l’article 310-2 du Code civil se justifie par le souci de prévenir l’atteinte à l’ordre des générations que provoquerait inévitablement l’établissement de la filiation dans ses deux liens par un cumul des liens de famille.

Sans entrer en contradiction avec ce vœu, Daniel GUTMANN, dans sa thèse sur

« Le sentiment d’identité »92, propose une solution plus favorable à l’enfant : il s’agirait d’admettre l’établissement du second lien dès lors que l’un des géniteurs viendrait à décéder93. En effet, tant qu’ils sont vivants, les auteurs personnifient le tabou de l’inceste. On peut donc considérer que la société, et éventuellement l’enfant, sont intéressés à ce que le secret de la relation incestueuse soit juridiquement préservé94. Dès lors que le père ou la mère vient à mourir, l’inceste n’a plus de représentation et l’établissement du second lien ne devrait plus poser problème.

Une telle solution serait d’autant plus souhaitable que « l’interdit de l’inceste est un

interdit social relatif aux relations sexuelles. C’est le couple qui est visé »95 : il est dès

lors permis de s’interroger sur le fait qu’il rejaillisse sur l’enfant, être dont l’innocence est indiscutable96.

87

C. civ., art. 161, par renvoi de l’art. 310-2.

88

C. civ., art. 162, par renvoi de l’art. 310-2.

89

Cf. c. civ., art. 310-2. Voir infra.

90

C. civ., art. 310-2.

91

D. FENOUILLET, « L’adoption de l’enfant incestueux par le demi-frère de sa mère… », op. cit. note 4, p. 5.

92

D. GUTMANN, « Le sentiment d’identité… », op. cit. note 14.

93

Ibid., p.p. 59-60.

94

Not. par le biais de l’interdiction d’établir les deux liens de filiation, établissement qui ferait apparaître l’existence des rapports incestueux.

95

E. PAILLET, « L’enfant incestueux : enfant-clone », Les contentieux de l’appartenance, journées d’études, 19 et 20 déc. 2002, L’Harmattan, 2006, p. 311.

96

Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que l’inceste constitue un tabou qui, en tant que tel, ne doit pas apparaître au grand jour. Cette nécessité prime toute autre considération et autorise l’emploi de moyens qui peuvent, aux yeux de certains, sembler contestables.

« L’ordre de la loi », et devrait-on dire de la société entière, « est celui du silence »97.

3 La conspiration du silence

Depuis 1972, le droit manifeste une « pudeur terminologique » en excluant le terme de son lexique. Plutôt que d’employer l’expression « enfant incestueux », la législation civile préfère parler d’enfant dont les père et mère sont frappés par l’« un des

empêchements à mariage prévus par les articles 161 et 162 pour cause de parenté »98. Et tout est orchestré pour que l’innommable ne soit pas révélé au grand jour. En témoigne l’interdiction d’établir le second lien de filiation, lorsque le rapprochement avec le premier aurait pour effet de faire apparaître une situation d’inceste.

On a voulu voir dans cette occultation la volonté législative de « montrer » que les enfants issus de relations incestueuses sont des « enfants comme les autres »99. Cependant, si l’amputation du vocabulaire juridique traduit une volonté d’assimilation – au demeurant très imparfaitement réalisée –, l’effet produit est sans doute différent100.

Etant donné qu’il n’existe aucune disposition répressive spécifique à l’inceste,

« l’incestueux » semble placé « dans le néant »101. « Ce qui n’est pas enrôlé n’existe pas »102. « L’inceste constitue une zone où le sacré persiste à se manifester sous sa

forme répulsive, pérennisant l’antique distinction entre le pur et l’impur, l’intact et le souillé » 103 : « l’inceste reste, en droit français, le lieu maudit des interdits »104.

Or, le silence légal correspond au silence de fait que la société instaure autour de la situation d’inceste. Il n’y a qu’à voir l’attitude concrète de ceux qui vivent de telles relations ou en ont connaissance.

C’est donc « une véritable conspiration du silence qui se trame autour de la

majorité des incestes »105, puisque la loi va jusqu’à refuser de reconnaître le fruit de

97

A. BATTEUR, « L’interdit de l’inceste… », op. cit. note 8, p. 759.

98

C. civ., art. 310-2.

99

A. BRETON, « L’enfant incestueux », op. cit. note 13, p. 310.

100

Cf. infra, section II, § II, A).

101

D. GUTMANN, « Le sentiment d’identité… », op. cit. note 14, p.p. 56-57.

102

J-P BRANLARD, « Le sexe et l’état des personnes : Aspects historique, sociologique et juridique », LGDJ, 1993, p. 276, n°721.

103

D. GUTMANN, préc., p. 57.

104

G. CORNU, cité par D. GUTMANN, ibid., p. 57.

105

telles unions. Plus qu’un simple vœu, le législateur impose le secret, même si cela a pour effet d’engendrer des inégalités.

Section II : Les conséquences de l’interdiction d’établir

une filiation incestueuse

En prohibant l’établissement de la filiation des enfants issus d’un « inceste absolu » ou « de droit naturel »106, le législateur instaure immanquablement des distinctions, de manière indirecte entre les géniteurs (§ I), de manière directe entre les enfants (§ II).

§ I L’institution indirecte d’une distinction entre les auteurs

C’est par l’effet d’autres dispositions relatives à la filiation que la règle édictée à l’article 310-2 du Code civil va avoir des conséquences différentes pour chacun des auteurs de l’enfant.

Comme l’inceste n’apparaît légalement que si l’on rapproche la filiation maternelle de la filiation paternelle, la prohibition inscrite à l’article 310-2 du Code civil n’affecte pas les deux, mais seulement celle qui vient en second : « la filiation étant établie à

l’égard de l’un, il est interdit d’établir la filiation à l’égard de l’autre par quelque moyen que ce soit ». Autrement dit, l’établissement du premier lien exclut

l’établissement du deuxième.

Observons qu’aucun géniteur en particulier n’est visé, le législateur ayant pris soin d’employer des termes impersonnels : « l’un », « l’autre ». Toutefois, il résulte de la combinaison des textes du Code civil une différence de traitement entre les père et mère. En effet, c’est la maternité qui sera le plus souvent établie (A), tandis que le père sera réduit au statut de débiteur (B).

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