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KELJOB ET LA CONSTRUCTION DU STATUT JURIDIQUE DU RÉFÉRENCEMENT DES OFFRES D’EMPLO

Dès son lancement, en 2000, Keljob a référencé les offres de Cadremploi et Cadresonline. Mais, ces deux sites ont chacun de leur côté attaqué Keljob en justice pour qu’il cesse cette opération réalisée sans leur accord. Sans entrer dans le détail d’une question juridiquement complexe qui a donné lieu à de multiples rebondissements, on peut synthétiser la position des parties comme suit. Keljob mettait en avant le fait que les offres des job boards n’étaient pas transférées sur son site, mais simplement listées, un lien hypertexte renvoyant vers le site

émetteur de l’offre pour la visualiser. Mais, pour Cadremploi et Cadresonline, les liens hypertextes en question n’étaient pas des liens simples mais des « liens profonds » reposant sur une « extraction substantielle » de leur base de données (en référence à l’article L. 342-1 du code de la propriété intellectuelle*). Le jugement rendu dans le procès opposant Cadremploi à Keljob fait désormais jurisprudence et empêche donc un agrégateur de référencer les offres d’un job board sans son autorisation.

* « Le producteur de bases de données a le droit d'interdire : 1° L'extraction, par transfert permanent ou temporaire de la totalité ou

d'une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu d'une base de données sur un autre support, par tout moyen et sous toute forme que ce soit ; 2° La réutilisation, par la mise à la disposition du public de la totalité ou d'une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de la base, quelle qu'en soit la forme. Ces droits peuvent être transmis ou cédés ou faire l'objet d'une licence. Le prêt public n'est pas un acte d'extraction ou de réutilisation ».

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5. Et pour ceux qui le font, cela ne concerne en général qu’une poignée d’offres difficiles à pourvoir. L’Apec, qui a toujours eu une politique favorable aux agrégateurs (nous y reviendrons), fait toutefois exception à cette règle.

Pourquoi les grands job boards généralistes ont-ils tant de réticences vis-à-vis des agrégateurs ? (nous verrons que ce n’est pas le cas des outsiders et des petits acteurs spécialisés). Il faut encore une fois revenir aux mécanismes d’un marché biface et l’importance d’acquérir une audience d’au moins l’un des versants pour enclencher l’activité d’intermédiation

informationnelle (le fameux « problème de la poule et de l’œuf »). Les premiers job boards ont bénéficié de la « prime au premier entrant » (first mover advantage) bien connue des analystes de la « nouvelle économie » de la fin de des années quatre-vingt-dix. En acteurs pionniers, ils ont rapidement acquis un avantage décisif en « verrouillant » l’audience : lorsqu’il existe des lieux de rencontre déjà bien établis, candidats et recruteurs n’ont, toutes choses égales par ailleurs, pas intérêt à utiliser des lieux nouveaux où la fréquentation est par définition moindre. Ce n’est pas un hasard si les grands sites emploi axent depuis toujours leur communication sur la taille de leurs bases d’offres d’emploi et de CV. Dès la fin des années quatre-vingt-dix, il s’est avéré très difficile de lancer un nouveau job board généraliste avec succès. L’audience déjà captée par les acteurs bien établis a agi à la manière d’une barrière à l’entrée du marché. En rassemblant les offres publiées sur le web, les agrégateurs ont été perçus comme des acteurs tentant de contourner cette barrière pour prendre ensuite des parts de marché aux job boards. De fait, les agrégateurs ont ainsi pu pénétrer très rapidement sur un marché qui paraissait largement fermé. Un an seulement après sa création, Flipdog comptait parmi les cinq sites emplois les plus visités aux Etats-Unis. Même constat en France : dès fin 2001, Keljob est le cinquième site emploi le plus visité en France. Aujourd’hui, le second site le plus visité en France après Pôle emploi est un agrégateur : Indeed, créé fin 2004 aux Etats-Unis, et opérant en France depuis fin 2008.

Si les agrégateurs s’étaient contentés d’être des « google de l’emploi », apportant du trafic aux

émetteurs primaires des offres d’emploi et rémunérant leur intermédiation de second rang via la publicité, ils n’auraient probablement pas suscité outre mesure l’ire des job boards. Mais la plupart des agrégateurs ayant réussi à atteindre l’audience des grands job boards ont opéré des rapprochements avec le modèle économique de ces derniers. Flipdog comme Keljob ont ainsi

rapidement introduit des services payants permettant

aux entreprises de publier directement leurs offres d’emploi sur leurs sites et de les mettre en avant par rapport aux offres indexées gratuitement. Ils sont ainsi devenus de fait des job boards. Aujourd’hui, les deux principaux agrégateurs opérant en France, Indeed et Jobijoba (acteur français créé en 2007, dont nous serons appelés à reparler), offrent également aux entreprises la possibilité de publier directement sur leur site, mais selon deux modalités différentes. Jobijiba facture ce service de la même manière qu’un job board : l’entreprise paie l’insertion de son offre sur le site. Indeed ne facture pas l’insertion, mais la visibilité de l’offre : les entreprises peuvent insérer gratuitement une offre d’emploi, mais Indeed leur propose un service payant (au coût par clic) pour la faire apparaître en priorité.

Aujourd’hui les relations entre job boards et agrégateurs oscillent entre concurrence et dépendance réciproque. En effet, si les agrégateurs bénéficiant d’une grande audience proposent des services qui concurrencent les job boards, ils donnent également une plus grande visibilité aux offres de ces derniers, à tel point que nombre d’entre eux acceptent non seulement que leurs offres soient indexées (depuis la jurisprudence

Cadremploi/Keljob, il n’est pas possible de le faire sans leur consentement), mais achètent également des services de mise en avant (annonces sponsorisées, achat de clics) pour tout ou partie d’entre elles. Ceci leur permet souvent d’acquérir une audience pour leurs offres bien plus sûrement que via les dispositifs

d’optimisation pour les moteurs de recherche (SEO) et les services payants de Google.

« Indeed, c’est particulier, parce que c’est à la fois des

partenaires et des concurrents… parce qu’ils chassent nos clients. Aujourd’hui, on a besoin d’eux, on s’entend bien (…). Mais voilà, un jour, soit ils vont nous dire qu’ils vont arrêter de travailler avec les sites emploi, qu’ils ne vont intégrer que des annonces d’entreprises, parce que là le business sera plus important pour eux ; soit c’est nous qui leur dirons : "bon ben maintenant, on diminue drastiquement les budgets chez vous parce qu’on a réussi à se passer de vous". C’est de bonne guerre : on les utilise et ils nous utilisent... » (entretien, dirigeant d’un job board).

Pour autant, la plupart des grands job boards français ne travaillent pas avec Indeed5, qui a maintenant acquis

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démarche activement les entreprises clientes des job

boards, pour leur proposer de publier directement leurs

offres sur son support, en arguant du fait qu’une part importante du trafic des annonces qu’elles publient sur les job boards vient en réalité de l’agrégateur. Une stratégie qui ressemble beaucoup à celle de Keljob il y a 10-15 ans :

« Indeed arrive comme un pur méta-moteur, avec un

paiement au clic, au résultat, (là, c’est la différence avec Keljob à l’époque), agrège, agrège, agrège, s’installe, s’installe petit à petit. Et très vite, commence à aller voir les clients de ses propres clients. Chose que nous avions faite avec Keljob aussi. On l’avait fait, on avait procédé de la même manière, d’une façon très directe aussi, très décomplexée. C’est ce que fait actuellement Indeed »

(entretien, ancien membre de l’époque dirigeante de Keljob).

La situation est différente avec l’acteur français Jobijoba, dont l’audience est en retrait et qui, s’il offre également aux entreprises un service de publication directe, ne chasse pas activement les clients de job boards dont il référence les offres. Surtout, il faut souligner le fait que la qualité des relations entre agrégateurs et job

boards est largement dépendante de la taille de ces

derniers : si les grands job boards sont très méfiants, les généralistes de second rang et les acteurs spécialisés voient dans leur service l’opportunité de donner à leurs offres une audience comparable aux leaders du marché. La complémentarité est de fait beaucoup plus grande, et le risque de concurrence moindre.

Les agrégateurs sont-ils une réponse au problème de circulation de l’information sur le marché du travail en ligne ? On pourrait le penser, puisque leur activité consiste à rassembler en un lieu unique des offres éparpillées sur différents supports à travers le web. Ils pourraient donc être les outils d’une plus grande « transparence » du marché du travail. Mais, nous l’avons vu, les difficultés de circulation de l’information ne tiennent pas seulement à l’éparpillement des offres, mais également à l’hétérogénéité de leurs modalités de publication : il y a à peu près autant de formats de description des données et de nomenclatures que d’émetteurs d’offres d’emploi sur Internet.

L’action des agrégateurs permet-elle de réduire cette hétérogénéité ? La réponse est clairement non. Leur position ne leur permet pas d’imposer aux job

boards, dont l’intérêt est de conserver des formats

et des nomenclatures spécifiques, une structuration homogène des offres.

Ceci a une première conséquence : il est très difficile pour les agrégateurs de repérer les offres publiées sur plusieurs supports dans la mesure où elles ne sont pas strictement identiques. Il est ainsi fréquent de trouver sur ces sites des offres en plusieurs exemplaires parce qu’elles ont été initialement diffusées sur différents

job boards et/ou sites carrières, structurant de manière

hétérogène les annonces.

La seconde conséquence est que les dispositifs de discrimination de l’information proposés sur les agrégateurs sont limités. Ils sont fondés sur des techniques d’analyse des données non structurées et de traitement automatique du langage naturel, qui n’offrent pas la même précision pour la classification et la catégorisation des offres que ceux des job boards. Il faut également préciser que, pour un agrégateur, il est souvent plus important d’afficher un très grand nombre d’offres d’emploi que d’optimiser les possibilités de tri dans ces offres. Afficher en page d’accueil un nombre impressionnant d’offres d’emploi est un moyen de développer son audience en donnant aux candidats l’impression qu’ils trouveront là toutes les opportunités du marché. Par ailleurs, la faiblesse des outils de discrimination de l’information présente également l’avantage d’inciter les émetteurs primaires à souscrire les services payants de mise en avant proposés par l’agrégateur (offres sponsorisées, CPC) pour que leurs offres se détachent du « bruit » (Fondeur, 2006).

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