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DEUX CARACTÉRISTIQUES ESSENTIELLES DU MARCHÉ

DU TRAVAIL EN LIGNE

En préambule, il est nécessaire de présenter brièvement les deux caractéristiques essentielles

autour desquelles se nouent les relations entre intermédiaires du marché du travail en ligne : l’imperfection de la circulation de l’information, nous l’avons dit, mais, également, la nature biface du modèle économique de la plupart des acteurs privés.

Une littérature importante s’est développée en économie industrielle autour de l’étude d’une structure de marché particulière, baptisée « marché biface » (two-sided market), dans laquelle deux groupes d’agents (les « faces » du marché) interagissent au travers d’un intermédiaire (appelé plate-forme dans cette

littérature). Un article de Caillaud et Trégouët (2006) en fournit une bonne synthèse.

Sur un marché biface, l’intermédiaire propose un service dont la valeur pour les agents du versant A du marché dépend du nombre d’agents du versant B avec lesquels la plateforme leur permet d’interagir, et

réciproquement. On parle d’externalités croisées. Pour dégager des revenus, l’intermédiaire doit

rassembler simultanément les agents des deux versants. Il est alors confronté à ce que la littérature académique appelle, de manière triviale mais assez pédagogique, le « problème de la poule et de l’œuf » (Caillaud & Jullien, 2003) : pour attirer les agents d’un versant,

l’intermédiaire doit avoir une large base d’agents de l’autre versant, ce qui correspond donc à un problème circulaire. Pour en sortir, il doit déterminer (1) sur lequel de ces deux versants il doit faire porter les premiers efforts et (2) comment susciter l’adhésion de ses agents sans disposer d’une base très importante d’agents de l’autre versant. L’intermédiaire choisit alors

généralement de subventionner l’adhésion des agents d’un des versants, en leur offrant un service gratuit ou peu onéreux. Le versant choisi est celui qui dispose du moindre consentement à payer et/ou de la plus grande force d’attraction sur l’autre versant. Le modèle économique repose sur la facturation de tout ou partie des services d’intermédiation à l’autre versant.

Cette grille d’analyse a largement été utilisée pour étudier les nouveaux intermédiaires informationnels

nés avec Internet. De manière significative, Caillaud et Jullien mettent en exergue dans leur article de 2003 une citation attribuée à Jeff Bezos, le PDG d’Amazon : « Ultimately we’re an information broker. On the left side

we have lots of products ; on the right side we have lots of customers. We’re in the middle making the

connections. The consequence is that we have two sets of customers : consumers looking for books and publishers looking for consumers. Readers find books and books find readers ».

Bien que sa mobilisation ait été rare dans ce champ3,

cette grille est particulièrement bien adaptée à l’analyse des intermédiaires du marché du travail qui se sont développés sur Internet, en s’appuyant également - et même plus encore que dans nombre d’autres cas - sur un modèle d’intermédiation informationnel. Les deux versants considérés sont, d’une part, les candidats et, d’autre part, les recruteurs ; et, ce qui s’échange sur ce marché, ce sont les informations en provenance des uns ou des autres. L’activité d’un job

board est plus strictement informationnelle que celle

d’Amazon, évoquée plus haut, dans la mesure où il n’y a pas à proprement parler de logistique, comme c’est le cas pour le marché du livre. Nous verrons que le modèle économique des job boards repose quasi-

universellement sur un subventionnement du versant candidat et une facturation au versant recruteur et

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que l’agrégation d’offres d’emploi a été pour certains acteurs une manière originale de résoudre le problème de la poule et de l’œuf.

En sus de la nature biface du modèle économique des

job boards, il est essentiel de saisir le rôle joué dans les

dynamiques écologiques par l’imperfection de la

circulation de l’information. Cela peut a priori paraître contre-intuitif : on imagine volontiers Internet comme un lieu de circulation de l’information offrant a priori une grande « transparence » du marché du travail. Mais la masse d’information disponible, qui est évidemment très importante, est à la fois éparpillée et formatée de manière hétérogène.

Le constat fait il y a 10 ans (Fondeur & Tuchszirer, 2005) n’a guère évolué. Ce qui est nouveau, c’est que cette double barrière à la circulation de l’information a permis aux agrégateurs et multidiffuseurs d’offres d’emploi de s’intercaler de manière pertinente entre les job boards et l’un ou l’autre des versants du marché du travail. Les services qu’ils proposent sont des formes de réponse, de natures très différentes voire opposées, à ces difficultés de circulation de l’information. Nous y reviendrons plus en détail dans les développements spécifiquement consacrés à ces acteurs, mais retenons simplement ici que c’est l’existence de barrières à la circulation de l’information qui « justifient » leur place dans l’ordre écologique du marché du travail en ligne. Ce qui est également nouveau, c’est la stratégie de « Transparence du Marché du Travail » de Pôle emploi qui constitue aussi une réponse, cette fois non

marchande, aux difficultés de circulation de

l’information. Nous le verrons, cette initiative a a priori pour ambition non seulement de faire converger les offres d’emploi du web vers le site de Pôle emploi, mais également d’ouvrir les offres de Pôle d’emploi et les profils des demandeurs d’emploi à des partenaires externes.

Précisons la nature des difficultés actuelles de

circulation de l’information sur le marché du travail en ligne : elles sont liées, d’une part, à la multiplicité des supports de publication et d’autre part, à l’hétérogénéité des modalités de structuration des annonces. Cela a été dit en introduction à ce chapitre, le nombre de sites publiant des offres d’emploi en ligne est très important (rappelons que le service spécialisé Jobfeed en indexe 13 000, incluant les sites carrières des entreprises). Cette première caractéristique se combine mais avec la diversité de forme et de vocabulaire : à peu près chaque

job board développe ses propres formats de description

des données et ses propres nomenclatures.

En matière de formats de données, une tentative de standardisation existe pourtant depuis 16 ans au niveau international à l’initiative d’un ensemble d’entreprises offrant des services dans le domaine de la gestion des ressources humaines. En 1999 était créé le consortium HR-XML, principalement à l’initiative des grandes sociétés d’intérim (Addeco, Manpower, Randstad, Vedior…) dans le but de faciliter les échanges avec leurs clients. Cette organisation indépendante à but non lucratif, rebaptisée « HR Open Standards » en 2014, a pour but de développer et de promouvoir un ensemble de spécifications XML sur lesquels peuvent s’appuyer les acteurs des ressources humaines dans leurs échanges.

Rappelons que XML (pour Extensible Markup Language, « langage à balise extensible » en français) est un métalangage informatique, mis au point sous l’égide du World Wide Web Consortium (W3C), permettant de mettre en forme des documents grâce à des balises (markup), comme le HTML, mais qui présente en sus l’avantage de permettre de définir de nouvelles balises. C’est en cela qu’il est « extensible ». Il permet donc d’écrire différents sous-langages, avec chacun leur vocabulaire et leur grammaire. Le HR-XML est l’un de ces sous-langages, adapté au champ de ressources humaines.

Il existe des spécifications HR-XML pour de très

nombreuses applications RH, et bien sûr pour structurer les offres d’emploi et les CV (spécifications Position

Opening et Candidate). Pour autant, parmi la

quarantaine de membres actuels du consortium figure un seul job board privé (CareerBuilder). Et lorsqu’on interroge les acteurs du marché du travail en ligne sur le HR-XML, ils évoquent tous un « serpent de mer ». De fait, pratiquement aucun job board n’a adopté ces normes.

La question du vocabulaire est encore plus

problématique que celle de la syntaxe. S’il existe des nomenclatures internationales de professions et de secteurs (concepts qui posent le plus de problèmes), elles ont été conçues à des fins statistiques et non d’appariement. Au niveau national, certains pays disposent de nomenclatures plus adaptées librement utilisables : le cas le plus ancien est O*Net (pour

Occupational Information Network), aux Etats-Unis,

qui a été développé à l’initiative de l’US Department of

Labor. Mais, là encore, les job boards ne sont pas

emparés de cette taxinomie très précise des métiers. En France, le Rome (Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois), développé par Pôle emploi,

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4. Notons toutefois que Pôle emploi prévoie d’utiliser ce standard pour sa future fonctionnalité d’export de CV vers des sites partenaires. Globalement, le HR-XML rencontre un peu plus de succès en matière de CV que d’offres d’emploi : outre l’intérêt récent de Pôle emploi pour cette norme, on peut notamment citer l’initiative européenne Europass (modèle de CV européen harmonisé développé par le Cedefop), qui a longtemps proposé une interopérabilité avec ce standard (l’export du CV Europass au format HR-XML a toutefois été supprimé lors de la dernière refonte des webservices).

est disponible en open data depuis peu de temps et ne suscite guère non plus, pour le moment, l’intérêt des job boards.

Une syntaxe et un vocabulaire communs pour le marché du travail en ligne constitueraient pourtant un bien collectif qui permettrait de tendre vers la promesse de fluidité de la circulation des offres et demandes sur le marché du travail, dont Internet est porteur. Pourquoi les job boards conservent-ils des formats et

nomenclatures idiosyncrasiques plutôt que d’adopter des standards ? Parce que, du fait de leur modèle économique, ils n’y ont pas intérêt. Les deux

caractéristiques que nous venons d’évoquer s’articulent : pour des intermédiaires informationnels sur un marché biface, il est individuellement et économiquement rationnel d’éviter que les offres et demandes qu’ils ont recueillies ne « sortent » de leur giron, car cela permettrait aux acteurs concurrents de se constituer une base leur permettant ensuite de proposer leurs propres services facturés.

Pour autant, il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème de nature économique qui concernerait exclusivement acteurs privés : parmi les

acteurs du marché du travail en ligne relevant en France du service public de l’emploi, aucun n’a adopté le HR-XML4. Internet a pu être un moment vu par ces

institutions comme le moyen de réaliser la

centralisation des offres et des demandes (que ce soit sur l’ensemble du marché pour l’ANPE ou sur le seul segment cadre pour l’Apec) et, dans un pays où l’action publique en matière de marché du travail s’est bâtie autour de la notion « monopole de placement », elles ne se sont embarrassées de formats ouverts d’échanges de données : toutes les offres et demandes avaient vocation à être publiées directement sur les sites institutionnels, et elles n’avaient pas vocation à en sortir ensuite pour être publiées sur d’autres supports. Il sera donc particulièrement intéressant de voir dans quelle mesure la stratégie « Transparence du Marché du Travail » de Pôle emploi d’une part, et le tournant de l’open data pris par l’Etat d’autre part, peuvent modifier cette configuration.

Ces quelques éléments de base étant posés, entamons l’analyse des différentes catégories d’acteurs.

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LES JOB BOARDS, ARCHETYPES

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