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a) La violence et le discrédit

Tous les rapports relatifs au placement, tous les intervenants qui donnent la parole aux parents d’enfants placés rendent compte de ce que les familles le perçoivent comme étant une violence institutionnelle. « De fait, même si globalement les

dossiers d’assistance éducative sont bien tenus et les juges des enfants font sérieusement leur travail, tous les parents rencontrés ont décrit cette intervention comme violente, impression renforcée par le fait d’être seuls, et sans droits, ou « victimes de préjugés », face à une machine juridico-administrative » (Naves Pierre

et Cathala Bruno, 2000). Une des premières violences faites à ces familles est de les priver de l’accès aux écrits les concernant, et ce, jusqu’en 2002. Bien que les choses

commencent à s’améliorer lentement, l’absence de contradiction112 dans ces

procédures contribue à cette impression d’être laminés113 par une administration

toute puissante (cf. troisième partie).

Oui ais, ben mes enfants ils me connaissent, surtout mon fils, ils savent que je suis une enragée et que, ben je les lâcherais pas çà c’est sûr, mais je suis une enragée vis-à-vis de l’Etat, j’ai la rage, même si je fais tout çà là, j’ai la rage, parce que je me dis ils ont fait une faute qu’ils auraient pas dû faire, ils auraient du me mettre au pied, mais pas çà. Je te jure faire même un troisième trou au cul, je t’assure ce qu’ils veulent mais pas çà, çà c’était mon cœur, c’était ma chair, t’imagines pas, j’ai mis deux ans à remonter, deux ans ! Mon fils il me voyait comme çà, je pleurais, Après ils disaient, attend, il faut qu’elle voit ses enfants c’est un traumatisme, les gamins ils voyaient leur mère, (elle hurle) tu vois, après obligée de me dire, Carole, tu verras plus tes enfants si tu pleures, c’est comme çà. Mon fils, il me disait maman tu viens aux toilettes tu pleures dans mes bras, il faut pas pleurer devant ces gens-là. Mon enfant qui disait çà, qui est plus fort que moi et qui monte là-haut, pour pas me dire au revoir et qui va pleurer dans son coin ! Et qui le console ? Qui ? Quoi, tu vois j’ai la rage, parce que je suis impuissante. J’avais juré à mon fils que personne le toucherait, et voilà. Tu vois, j’ai juré et…

Carole, entretien n° 39.

Les professionnels médico-sociaux rencontrés n’abordent pas dans l’ensemble la question de la violence qui est vécue par les femmes lors du placement. Pour eux, c’est quelque chose qu’il faut faire et sur lequel on ne glose pas, un moment désagréable, motivé par le bien de l’enfant. Aucun d’entre eux n’a exprimé de compassion directe à l’égard de ces femmes, dans les récits de cas qui nous ont été livrés, à l’exception d’une auxiliaire de puériculture très marquée par la violence de ces mesures (cf. infra). Par contre, les intervenants en toxicomanie, plus dans l’écoute de la femme, ont généralement décrit le placement comme un acte de violence. C’est le point de vue que développe également un ancien juge des enfants :

C’est tellement dur que, parce que bon, ces femmes-là n’ont que cet enfant-là quelque part comme point d’accroche à la vie, et on leur enlève çà quoi. C’est finalement ce qui est assez pénible et douloureux, chez ces familles pauvres, qui n’ont d’autre richesse que leur propre enfant, on leur enlève cette richesse-là, et on leur enlève une part d’elles-mêmes, pour ces femmes là, et là, là on sent, enfin il y a des situations. Moi, j’ai eu moins de situations lourdes comme çà à [ville], enfin j’en ai eues, mais alors dans les zones rurales où j’étais avant, il y avait beaucoup d’alcoolisme et c’était très, très, très dur, perçu comme un acte de violence quoi, et alors là c’est pas évident, c’est pas évident. Et alors certaines, certaines oui, c’est pas évident de travailler. Nous ce qu’on faisait, c’était, comment travailler quelque chose qui est de l’ordre de la place du parent…

Magistrat, ancien juge des enfants, entretien n° 17.

Bien que les textes prévoient que dans la mesure du possible le placement soit préparé entre les équipes et la mère, de fait, dans une situation analysée comme une urgence, une ordonnance de placement provisoire va être obtenue en quelques heures auprès du parquet et les services vont empêcher la sortie de l’enfant.

112 -Au sens juridique de ce terme, de la contradiction des débats : en présence des deux parties (ici la

mère et l’administration).

113 - Au sens figuré : diminuer jusqu’à détruire, ruiner la santé de quelqu’un, ses forces physiques ou

La loi de 2002 exige maintenant qu’en cas d’ordonnance de placement provisoire prise par le parquet, le juge soit saisi dans les huit jours et la famille convoquée par celui-ci dans les deux semaines. Cela fait trois semaines pendant lesquelles la mère, ou la famille, n’a plus accès à l’enfant, les visites lui étant refusées, par crainte d’un enlèvement. Ce délai pouvait être beaucoup plus long, précédemment, en France, comme dans les autres pays européens. Ainsi, dans une affaire portée devant la Cour de justice européenne, des parents allemands se sont vus privés brutalement de leurs enfants pendant six mois et ont ensuite obtenu un droit de visite d’une heure par mois114 (Laurent Catherine, 2004).

Dans ces conditions, la mère se retrouve impuissante à négocier les conditions de la séparation et ressent celle-ci comme un chantage. Voici le récit de Farida sur cet épisode :

L’ASE est venue en voiture, top, madame s’il te plait donne-moi le bébé, non moi je te donne pas le bébé et après lui m’a dit vas y, vas y çà vaut mieux il vient la police, ou il vient, en voiture il est venu, je connais pas le SAMU social je sais pas comment les couleurs, par contre l’ASE…

[Et il y avait pas de juge ?] Si, non, après, après [Après ?]

Après l’a dit, madame faut qu’on travaille ensemble. Pour l’instant çà va pas toi ta tête, alors ton enfant on le prend pas définitif, tu fais ta vie, on travaille ensemble et voilà c’est çà, nous on travaille ici, ton enfant y dort là, par contre toi tu dors. Pour les contacts quand tu veux ton enfant, toi tu travailles avec nous.

Farida, entretien n° 32.

Bien que le placement soit présenté comme une aide à la famille, au moins à l’enfant, la majorité des mères rencontrées au cours de cette recherche, l’a ressenti comme une punition. Elles culpabilisent d’autant plus qu’elles se considèrent comme responsables de ce qu’elles imposent ainsi à leurs enfants (une séparation brutale, souvent une vie collective), d’autant plus quand elles ont, elles-mêmes, été placées ou abandonnées. Une recherche sur les placements en général montre également que les parents projettent leurs sentiments sur les enfants, qu’ils imaginent ressentir cet abandon : « Cet épisode est lié à un sentiment de perte, souvent signifié en terme

d’effondrement, en particulier au moment de l’annonce. De plus, les parents vont souvent faire un rapprochement entre ce qu’ils ressentent et la douleur qu’ils imaginent à leur enfant : leur peur d’être oubliés par l’enfant rejoint le sentiment d’abandon qu’ils lui prêtent » (Mackiewicz Marie-Pierre, 1998).

Zohra exprime très bien ce sentiment, en imaginant des moments de détresse de ses enfants où elle n’est pas là pour les consoler :

Et euh, et c’est vrai que ben, aussi de voir tous les autres enfants, j’ai vu une petite une fois avec son nounours, qui se balançait dans les escaliers et qui pleurait parce que euh, elle attendait son papa et qu’il est pas venu, et me souvenir que mes enfants ont pu vivre, ils ont eu des moments comme çà, et oh ! Voir à quel point çà a été difficile pour eux, aussi… parce que je crois que çà a été difficile

114 - Ce sont des fermiers ayant un élevage de poules. L’assistante sociale a estimé qu’ils étaient trop

frustes pour élever convenablement des enfants. Ils s’étaient signalés à son attention car, conscients de leur faible niveau d’éducation, ils avaient sollicités de la mairie une aide aux devoirs (l’aîné ayant six ans). Ce sera un élément essentiel de la décision de la juridiction leur ayant rendu leurs enfants que de constater qu’ils avaient eux-mêmes essayé d’améliorer la condition de leurs enfants. L’autre argument étant, que pour avoir réussi à saisir cette Cour, donc après tous les autres recours nationaux, ils ne devaient pas être si attardés que çà !

pour eux, et ce qui est difficile maintenant c’est quand on leur demande, on demande à des enfants en pleine construction d’accepter, alors qu’ils sont eux- mêmes en pré-adolescence, dans le stade de la construction, c’est un peu dur ! Je crois que c’est un peu difficile !

Zohra, entretien n° 33.

Le placement est également pour la mère une très forte disqualification, la preuve de son incapacité à être mère, la non reconnaissance de sa place de parent. Beaucoup de récits décrivent la honte ressentie, les difficultés avec le voisinage, etc. Comme le montre S. Paugam, cette preuve de ce que l’on n’est pas à la hauteur est réactivée par chaque visite au travailleur social (Paugam Serge, 1991).

Pour Carole, le placement est d’autant plus une punition qu’elle a commis un délit et que dans son esprit, ce sont ses enfants qui ont été punis, et qui le sont encore, même si elle ne reconnaît pas qu’elle était violente également avec eux.

En plus, je n’accepte pas du tout cette séparation-là, c’est de ma faute, c’est moi qui devait aller en prison et c’est eux qui sont enfermés

[Ah tu vois çà comme çà ?]

Et les enfants ils le voient comme çà aussi

[Et il y a pas de moyens de demander une famille d’accueil ?] Non, non j’ai pas confiance

[T’as encore moins confiance dans une famille d’accueil ?]

Moi, j’ai été placée à l’ASE et à l’époque c’était les orphelinats, comme j’étais un enfant dur c’est passé jusqu’en Suisse, et je suis allée dans une famille d’accueil, j’ai été séparée de ma sœur jumelle, et là j’ai été dans une famille d’accueil, qu’on m’a battue, battue hein ! Au bout de dix ans, je les ai tapés, j’avais 14 ans, je les ai tapés les deux, je suis revenue en France. Et là je suis partie en famille d’accueil super, hein !

Carole, entretien n°39.

Les deux éléments sont présents dans ce dialogue avec Carole. Tout à la fois, elle ressent le placement comme une punition, pour elle mais surtout pour ses enfants. Et puis, cela la ramène à sa propre histoire, sur laquelle elle fonde son refus d’une famille d’accueil pour ses enfants. Même si sa deuxième expérience de famille d’accueil, comme celle de sa sœur dont elle me parlera aussi, est plus positive, le placement réactive ce passé.

Il ressort de nombreuses études, comme des propos que nous ont tenus les femmes rencontrées que le deuil de la perte des enfants, y compris lorsqu’elle est temporaire, ne peut pas se faire et que la culpabilité est énorme. Voici ce que relèvent les auteurs d’une recherche sur des femmes prostituées et toxicomanes : « Les raisons

expliquant la perte de l’enfant sont comprises mais mal acceptées. Ainsi, le deuil ne semble pas être fait. Cette perte est un élément central du discours de ces femmes »

(Doitteau Nolween et Damant Dominique, 2005).

Etre mère est pour ces femmes bien souvent le seul statut social auquel elles pouvaient prétendre, en l’absence d’emploi et de vie de couple. La perte de ce statut, par le placement des enfants, est une disqualification d’autant plus violente, les renvoyant à ne se percevoir de nouveau que comme toxicomane. Or, comme le remarque Olivier Bonnin : « En somme, les atouts spécifiques aux femmes pour faire

face à la précarité renvoient finalement à des rôles très traditionnels. Ce n’est pas en tant que travailleuses qu’elles ont le plus d’espoir de s’en sortir – mais bien plutôt en tant que mères… Mais dans le même temps c’est en adoptant des rôles traditionnellement dévolus aux femmes qu’elles peuvent le mieux espérer reprendre

pied dans la société »115. Certaines vont perdre pied à la suite du placement comme

nous le montrent leurs trajectoires.

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