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LES PRATIQUES DU SIGNALEMENT

Le signalement d’un enfant en danger ou en risque de l’être est une pratique qui s’impose aux professionnels et qui semble entrer en conflit avec les règles relatives au secret professionnel. En effet, différents articles du code pénal réglementent le secret professionnel74 d’une part, et l’obligation de signaler de certains professionnels75,

d’autre part. Le législateur a néanmoins précisé la position que doivent adopter les professionnels en distinguant deux cas : les personnels participant aux missions de l’ASE qui sont tenus à une obligation de signalement et les autres professionnels qui en ont la possibilité (Département de Paris, 2003). De ce fait, aucun professionnel n’est tenu par le secret dès lors qu’une atteinte à un mineur de 15 ans est découverte ou suspectée.

La question du respect de la vie privée et du devoir de discrétion du soignant, opposée à l’application de la loi interdisant l’usage de stupéfiants est un sujet qui fait largement débat aux Etats-Unis, mais moins en France où les pratiques de dépistage sont plus discrètes. Il y a ainsi un conflit de loyauté entre le respect du patient (en l’occurrence de la patiente) et le devoir de dénonciation parce qu’elle est enceinte, au nom de la protection de l’enfant à naître (Plambeck Cheryl M., 2002).

Cette partie explore les pratiques des professionnels, telles qu’elles ressortent des entretiens qu’ils nous ont accordés, de la lecture de dossiers judiciaires ou de rapports de puéricultrices de PMI. Elle répond à trois questions essentielles autour de ces pratiques : « pourquoi, quand et comment signaler ?». Une quatrième sous-partie sera consacrée à l’examen des contre-pouvoirs éventuels dont pourraient disposer les familles, ou, plus souvent les femmes, pour répondre à la question « le placement est- il négociable ? ».

Tout d’abord quelques définitions qui montrent la confusion qui règne dans ce domaine et la difficulté pour les différents professionnels de se comprendre en utilisant de façons différentes le même vocabulaire.

Enfants en danger, enfants en risque, enfants en risque de danger : quelques définitions

Le danger pour le dictionnaire est « ce qui menace, compromet la sûreté d’une personne ou d’une chose » (Le Robert). Le risque quant à lui est un « péril, danger, inconvénient éventuel auquel on s’expose » mais l’expression à risque signifie « qui est exposé à un danger ou qui présente un danger », d’où le sens de grossesse à risque. L’expression « en risque » n’existe tout bonnement pas dans le dictionnaire. Pour l’ODAS, la catégorie la plus large est celle des enfants en danger. Celle-ci comporte deux sous-catégories, les enfants en risque et les enfants maltraités : « parmi les enfants en danger, ceux qui ne sont pas maltraités sont en risque »

74 - Art. 226-13 du code pénal : La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui

en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

75 - L’article L226-4 du code de l’action sociale et des familles vise les départements, le L212-6 du code

de la santé publique les personnels de PMI et l’article 44 du code de déontologie médicale les médecins.

(Observatoire National de l'action sociale décentralisée (ODAS), 2001). Voici les précisions apportées ensuite à ces concepts :

¾ l’enfant maltraité est victime de violences physiques, cruautés mentales, abus sexuels, négligences lourdes ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychologique,

¾ l’enfant en risque, qui connaît des conditions d’existence risquant de mettre en danger sa santé, sa sécurité, sa moralité, son éducation ou son entretien mais qui n’est pas pour autant maltraité.

Ces deux définitions permettent de choisir entre les deux circuits décrits dans la première partie puisque l’enfant maltraité doit être signalé au niveau judiciaire, tandis que l’enfant en risque relève du niveau administratif.

Les instances judiciaires quant à elles distinguent les mineurs en danger, qui relèvent des mesures judiciaires, des mineurs en risque de danger qui relèvent de mesures contractuelles, les uns ou les autres pouvant être ou devenir maltraités ou délinquants (Romeo Claude, 2001). Historiquement, nous avons vu que la notion d’enfant en danger renvoie tout d’abord au risque de devenir délinquant, ensuite au risque d’être maltraité.

1) Pourquoi signaler ? 

Le placement des enfants est en quelque sorte l’acte final le plus sévère d’une chaîne initiée par un signalement et qui va aboutir à des mesures d’assistance éducative prononcées à l’encontre de la mère consommant des substances psychoactives.

La raison du signalement est la première étape que la plupart des professionnels nous ont exposée, soit pour nous donner à comprendre la façon dont ils travaillent, soit pour justifier le recours à cette forme de « dénonciation ».

A- Estimer le danger, appréhender les facteurs de risque 

La première raison qui préside à la rédaction d’un signalement par un professionnel (ou une équipe) est l’existence d’un risque pour l’enfant. La découverte ou la suspicion d’un risque va être à l’origine de tout signalement. L’évaluation des facteurs de risque est en quelque sorte une première manifestation d’une situation de risque de danger, bien avant les manifestations de mise en danger et les faits de maltraitance (Département de Paris, 2003). Il y aurait ainsi trois niveaux, susceptibles d’entraîner des réactions différentes des professionnels. Les faits de maltraitance nécessitent un signalement judiciaire immédiat, puisque l’action administrative ne concerne que les risques de danger.

C’est donc la situation de danger qui sera appréciée par le juge des enfants qui, lui aussi, peut la situer en termes de risque. Voici comment l’exposait un juge des enfants à l’occasion d’un exposé sur la protection des enfants de mère addictive :

Le raisonnement est toujours en deux étapes, est-ce qu’on est en situation de danger et ensuite cette situation justifie ou pas l’éloignement de l’enfant de sa mère, et dans ce cas-là, on s’interrogera sur le risque que l’on est autorisé à prendre. Quand on est juge des enfants, on prend des risques, comme vous. Jusqu’où on peut, jusqu’où le risque est tolérable pour l’enfant. Alors ce risque il sera apprécié différemment selon l’âge bien sûr, selon le comportement de la mère et selon l’âge de l’enfant, plus c’est petit, ah ben tout çà c’est des évidences, mais vous verrez que le raisonnement n’est pas complètement le même.

Juge des enfants, entretien n° 38.

Cette notion de risque de danger repose sur un concept épidémiologique de « facteur de risque » qui désigne une probabilité d’apparition supérieure du phénomène étudié lorsqu’une caractéristique est évoquée. Ainsi, le risque épidémiologique de développer un cancer du poumon s’accroît lorsque l’on est fumeur.

Les risques que les consommations et comportements de la mère peuvent faire courir au fœtus ou au nouveau-né sont au centre de ce travail. Le fait que la mère soit toxicomane et qu’elle associe éventuellement d’autres caractéristiques liées à son mode de vie, amènerait une probabilité supérieure de décès ou de morbidité périnatals chez l’enfant, ou d’être soumis à des négligences ou maltraitances. Il faut néanmoins noter que les facteurs de risque qui vont être évoqués n’ont pas tous fait l’objet d’études épidémiologiques rigoureuses et qu’ils peuvent entrer en conflit ou au contraire se potentialiser76. Ainsi les effets des drogues illicites sur le fœtus sont

souvent remis en cause, du fait qu’il est quasiment impossible de les isoler, les mères toxicomanes étant généralement fumeuses, voire consommatrices d’alcool, vivant de façon précaire, isolées, etc.

Aucun des professionnels rencontrés ne nie le risque lié à la toxicomanie pour la prise en charge du bébé. Ils ne le minimisent pas, mais auraient plutôt tendance à l’assumer, car ce n’est, selon eux, qu’un risque parmi d’autres. Leur préoccupation essentielle est finalement de le réduire, en adoptant une démarche constructive pour entourer au maximum la jeune mère. Mais si les professionnels réussissent assez bien à nous préciser quels sont les critères de risque qui vont les amener à la vigilance (cf. infra), ils sont pour la plupart d’entre eux, beaucoup plus hésitants sur la définition de la nature du danger auquel serait exposé cet enfant.

La littérature spécialisée nous a montré que le danger se situe plutôt dans l’ordre de la négligence, qui peut évoluer vers une maltraitance, quand par exemple un enfant est dénutri ou déshydraté.

Elle sait quand elle est dans la galère, elle amène sa petite fille, vers nous, quoi. Bon, c’est cette année qu’on l’a connue en fait et, on a essayé de l’amener ensuite vers des soins psychologiques euh à [association], bon elle fuit. Elle met pas sa fille en danger réellement mais il faut vraiment être vigilant à côté pour savoir quand çà va… quand çà va passer, quoi. Et là certaines fois on a des situations comme çà qui sont vraiment très limites et où si on fait un signalement judiciaire çà va servir à rien parce que, enfin çà va pas servir à rien, çà va mettre l’enfant à l’abri, mais en même temps çà va pas permettre à cette maman de travailler ou euh, déjà on a pas vraiment les éléments pour faire un signalement judiciaire, parce que l’enfant est pas réellement en danger, puisqu’elle nous l’amène ici, ou que quand elle l’a à la maison, elle essaye de faire quand même ce qu’elle peut, elle est à l’hôtel avec elle ou elle la met chez sa propre mère, mais, euh, c’est toujours très limite parce que on se dit peut être çà va craquer demain, quoi en

fait, donc là. Donc après on crée un réseau autour de nous aussi on a l’assistante sociale de secteur, le psy, on essaye de s’appuyer sur les gens, la PMI, pour être plusieurs, un peu euh, étayer la famille quoi.

Puéricultrice, entretien n° 5.

Bien que nombre d’équipes aient évolué sur la prise en charge des femmes enceintes toxicomanes, l’évaluation du risque et les critères qui permettent de l’estimer, restent extrêmement subjectifs et donc variables d’une équipe à l’autre ou d’une personne à l’autre. Les personnels rencontrés en ont bien conscience, dans leur pratique habituelle :

Mais bien sûr, c’est pas facile. Comment en plus faire abstraction de ce qu’on a vécu, des histoires qu’on a en tête, de notre peur à nous. Parce que finalement, on voit bien nous, parmi l’équipe des sages-femmes, on voit très bien que par exemple les week-ends, en suite de couches, parce que c’est là qu’on les voit plus longtemps, les sages-femmes qui font les dimanches à tour de rôle on va tomber sur l’une qui dit mais c’est pas possible on va pas la laisser partir avec son gamin, et l’autre qui la connaît depuis deux semaines, etc.

Cadre sage-femme, entretien n° 16.

Ainsi le regard est différent selon la sage-femme qui prend en charge la dyade mère- enfant, du fait de son approche personnelle, mais également selon sa proximité avec la mère et le fait qu’elle la connaisse ou non. Même dans les services qui ont adopté une attitude globalement bienveillante envers les mères toxicomanes, une négociation interne est indispensable sur chaque cas.

Les facteurs de risques évoqués dans la littérature sont extrêmement nombreux. Le Guide du signalement édité par le département de Paris en liste une trentaine répartie en trois rubriques selon qu’ils sont liés aux circonstances de la conception, aux caractéristiques familiales ou aux autres caractéristiques environnementales de l’enfant (Département de Paris, 2003). Néanmoins, la rubrique la plus généralement choisie par l’Aide sociale à l’enfance pour décrire la situation est « carences éducatives ». Selon l’ODAS, ce facteur de risque est cité dans 97 % des situations, seul ou combiné à d’autres.

Dans les entretiens que nous avons réalisés, quels sont finalement les critères de risque qui ont été évoqués par les personnels socio-sanitaires, comme devant éventuellement entraîner un signalement ou une demande de placement de l’enfant ? Pour la plupart des professionnels rencontrés, la toxicomanie est en soi insuffisante pour justifier un signalement de la famille.

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