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LES REPRESENTATIONS DES ACTEURS

1) Femmes, toxicomanie et maternité 

La prévalence de l’usage de drogues est moindre dans tous les pays et pour toutes les périodes chez les femmes que chez les hommes. Leur présence est néanmoins bien avérée puisqu’elles représentent un tiers des patients accueillis dans les centres de soins spécialisés.

L’interdit de l’usage de stupéfiants concerne évidemment autant les femmes que les hommes, mais la visibilité des premières est bien inférieure dans le système judiciaire. Ainsi, seulement 8 % des interpellations d’usagers de stupéfiants concernent des femmes chaque année en France42 et elles ne sont que moins de 10 %

dans les condamnations pour usage illicite de stupéfiants. Autrement dit, alors que la consommation des plus jeunes filles tend à s’aligner sur celles des garçons43, leur

repérage par les institutions est largement moindre que pour le sexe masculin.

De fait, la variable relative au sexe est souvent « oubliée » dans les descriptions de populations confrontées à des problèmes relatifs aux toxicomanies. Ainsi, les travaux sur les traitements de substitution ignorent quelquefois cette variable. Cet oubli, qui s’apparente plutôt sans doute à une forme de déni, d’une partie, malgré tout bien visible, de la population toxicomane, peut être rapproché des écrits sur l’alcoolique. LE toxicomane comme L’alcoolique sont par définition des hommes, ce comportement n’est pas sexué. On peut y voir, comme pour les alcooliques, « Une

constante de la description sexuée des faits sociaux : le général est masculin, le particulier ou le différent est féminin » (Clément Serge et Membrado Monique,

2001).

La toxicomanie au féminin a peu retenu l’attention des chercheurs, encore moins du grand public, sans doute jusqu’à la parution au début des années quatre-vingt du roman « Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée »44. La littérature médicale

nous a également montré que les femmes ont été peu ou mal prises en charge jusqu’à la même période, où le sida et sa transmission materno-fœtale va entraîner un remaniement des pratiques. Ce relatif « oubli » des femmes serait, selon une équipe ayant mené une recherche au niveau européen, simplement lié à la difficulté de réunir des échantillons de taille raisonnable, permettant des calculs d’incidence tant soit peu représentatifs. De fait, le profil moyen des toxicomanes qui est rapporté n’est en fait qu’un standard qui ignore les différences de genre (Stocco Paolo et al., 2002).

42 - Elles étaient trois fois plus nombreuses dans les interpellations dans les années 1970. Leur

part a diminué de façon très régulière. Voir (Simmat-Durand Laurence, 2004a).

43 - Dans l’enquête ESCAPAD de 2002, 46 % des filles contre 55 % des garçons ont expérimenté le

cannabis à 18 ans. Par contre, les garçons sont deux fois plus nombreux à avoir une consommation répétée et trois fois plus nombreux à déclarer un usage régulier ou quotidien. Voir : (Beck François et Legleye Stéphane, 2004)

44 Kai Hermann et Horst Rieck, « Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… », Mercure de

Lors de la première conférence organisée par le Groupe Pompidou sur « Grossesse et

usage de drogue », il est ainsi relevé que la reconnaissance internationale de la

parentalité chez les usagers de drogue remonte à seulement 1994, au cours d’une conférence organisée à Bruxelles, suivie par une deuxième conférence à Cannes en 1995 (Groupe Pompidou, 1997).

Actuellement, la santé gynécologique des femmes toxicomanes n’est quasiment toujours pas prise en compte. Les centres de soins spécialisés proposent souvent des soins somatiques ou dentaires et une prise en charge psycho-sociale, mais pas de consultation de gynécologie ni de planning familial. La difficulté pour les médecins prescrivant des traitements de substitution à prendre en compte la vie sexuelle de leurs patientes a par exemple été relevée au cours de notre étude sur « grossesse et substitution » (Lejeune Claude et al., 2003).

De même, la majorité des études qui abordent la question de la toxicomanie au féminin se polarise sur la famille, surtout sur le devenir des enfants et les conséquences sur le fœtus, en ne percevant ces femmes que dans leur fonction reproductrice (Blumenthal Susan J., 1998).

A- Toxicomanie et grossesse 

Les orientations les plus récentes en matière de lutte contre la toxicomanie ont amené les pouvoirs publics, par l’intermédiaire de la MILDT45, à donner une nouvelle

définition des différentes catégories d’usages de stupéfiants, en fonction des dommages, pénaux ou sanitaires, que chacun d’entre eux est susceptible de produire. Ce n’est donc pas tant l’usage qui constituera un danger pour la santé publique que le mésusage ou l’usage problématique.

La nouvelle nomenclature46 amène ainsi à considérer trois catégories d’usages : les

usages récréatifs ou occasionnels, les usages nocifs (abus) et la dépendance (Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies, 2002a). Tous les produits susceptibles de « modifier l’état de conscience et le contrôle de soi des individus » (Pinell Patrice, 2001) sont alors concernés, alcool, tabac, stupéfiants, médicaments psychotropes, quel que soit leur statut légal.

Dès lors, ce n’est pas tant le produit qui fait le toxicomane, comme antérieurement les seuls stupéfiants ou l’alcool, mais le contexte de son usage. En ce sens, la toxicomanie n’est pas qu’une question de produit, mais une question de régulations et de rapports aux régulations (Castel Robert et Coppel Anne, 2001). Ces auteurs insistent d’ailleurs sur cet aspect : « On ne souligne pas assez ce fait : le toxicomane n’est pas un

« simple » consommateur de drogues. C’est un consommateur qui ne gère pas ou ne gère plus sa consommation » (ibid, p. 241). Il est aujourd’hui reconnu que même des

usages de drogues dures puissent être convenablement gérés et que de tels consommateurs puissent être intégrés dans la vie active et développer des stratégies pour combiner vie professionnelle et usages de drogues (Fontaine Astrid, 2002).

45 - Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie, chargée de la préparation

des plans de lutte contre la toxicomanie du gouvernement. A ce propos, Simmat-Durand, 2001.

46 Catégories reconnues au niveau scientifique international, par l’OMS et l’Association

Ainsi, quel que soit le produit, une injection est toujours plus dangereuse d’un point de vue sanitaire qu’une inhalation (sniff). De ce fait, des contextes extérieurs à la consommation de la drogue peuvent justifier une classification dans un usage nocif, celui-ci regroupant des conséquences sanitaires, judiciaires, sociales, etc. C’est le cas des usages dans le cadre de la conduite automobile, mais également lors d’une grossesse (Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies, 2002a). Dans cette définition, aucune consommation de drogue47 ne sera considérée comme

anodine chez une femme enceinte.

S’agissant des produits, les femmes de 25-45 ans sont essentiellement décrites en population générale comme susceptibles de consommer du cannabis (cf. infra). L’impact de l’usage de cannabis pendant la grossesse semble avoir jusqu’à présent peu retenu l’attention, d’autant plus qu’il est difficile à isoler de celui du tabac, en particulier en terme de poids de naissance plus faible. Les usages d’héroïne sont très largement en baisse en France depuis les années quatre-vingt-dix comme le rapportent les données sur les interpellations et celles des centres de soins. Ainsi, parmi les usagers interrogés des structures de première ligne sur Paris en 2003 (dispositif TREND), la cocaïne et le crack sont cités plus souvent que l’héroïne (44 % contre 31 %) (Observatoire régional de santé d'Ile-de-France, 2004). La prescription de traitements de substitution, surtout dans le cadre des grossesses, a profondément modifié les prises en charge, comme nous le développerons. L’usage de cocaïne n’est que faiblement repéré par les services de maternité, alors que c’est une question prédominante aux Etats-Unis et il est généralement associé à un milieu plus aisé en France, aspect sur lequel nous reviendrons. Pour ce qui concerne le crack, associé lui à des milieux défavorisés, les femmes consommatrices sont aujourd’hui décrites comme plus jeunes, peu d’entre elles arrivent encore dans les maternités. Pour l’ensemble des personnes rencontrées, professionnels comme femmes, les produits dont il est question sont exclusivement l’héroïne, les traitements de substitution, la cocaïne et le crack, outre quelques allusions aux benzodiazépines. De façon implicite, tous les développements qui suivront porteront sur des consommatrices (ou des anciennes consommatrices, sous traitement de substitution ou non) de drogues dites « dures » et donc plus particulièrement d’héroïne.

Ces définitions ont toute leur importance, car, nous allons le voir, ce sera une difficulté récurrente des tentatives de définition par nos interlocuteurs, les différents professionnels n’ayant pas une vision globale de tous les usages possibles. Certains, en particulier les intervenants en toxicomanie, qui sont plus susceptibles de prendre en charge des personnes dépendantes, auront des critères applicables à ce niveau de consommation. Les personnels d’obstétrique et de pédiatrie nous décriront plutôt soit des usages nocifs soit une dépendance et les risques qu’ils y associent.

Les usages récréatifs sont pratiquement invisibles dans ce contexte. Les questionnaires de routine des dossiers d’obstétrique sont peu précis, les professionnels sont peu formés pour aborder ces questions et préfèrent « attendre » qu’éventuellement des questions leur soient posées. Seul le tabac échappe à cette « pudeur », mais souvent le niveau réel de consommation n’est pas approfondi. Ainsi, les dossiers obstétricaux n’ont été modifiés que ces toutes dernières années afin

47 - Au sens le plus large qui lui est actuellement donné : « produit psychoactif naturel ou

synthétique, utilisé par une personne en vue de modifier son état de conscience ou d’améliorer ses performances, ayant un potentiel d’usage nocif, d’abus ou de dépendance et dont l’usage peut être légal ou non ». Cette définition inclut les stupéfiants, les substances psychotropes, l’alcool, le tabac, les colles et solvants, les champignons hallucinogènes et les substances de synthèse (Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies, 2002a)

d’aborder la question du tabac, de l’alcool mais peu des drogues illicites et encore moins des médicaments détournés. De tels usages occasionnels ne font donc pas spécialement l’objet d’une information ou d’une réaction de la part des personnels. Une seule hypothèse pourrait dans ce contexte amener à se poser des questions : si le nouveau-né manifeste des signes de syndrome de manque, ce qui amènerait le pédiatre à interroger la mère de façon plus précise. Si l’usage est très ponctuel, cette hypothèse n’est que théorique, bien que certains bébés puissent réagir à une seule prise, à condition qu’elle soit peu éloignée de la date de l’accouchement.

Les usages nocifs sont assez bien connus des personnels d’obstétrique. Les risques perçus ou supposés par ces professionnels ne sont pas nécessairement très précis et sont souvent amplifiés, d’autant plus que leur formation a généralement été inexistante sur ces questions et que leur expérience en la matière reste limitée, souvent à quelques cas dramatiques. Les professionnels rencontrés, nous le montrerons précisément, sont le plus souvent persuadés que les risques de l’usage de ces substances n’existent que conjugués à des conditions sociales précaires48. Ainsi,

une alcoolisation pendant la grossesse ne serait véritablement dangereuse que dans les classes sociales les plus défavorisées49. De toute façon, les risques ne sont pas

comparables entre l’alcool et de la drogue, comme nous l’exprime une puéricultrice : C’est pas un problème majeur pour l’hôpital de signalement, la toxicomanie,

[Question : Vous diriez que c’est quoi maintenant ?]

Euh, ben les familles très carencées, avec des maltraitances connues, euh, l’alcoolémie est actuellement plus, beaucoup plus en priorité, d’abord plus grave pour l’enfant, donc déjà, alors que la toxicomanie n’atteint quasiment jamais le fœtus, donc déjà forcément ils sont moins, en termes médicaux, ils sont moins inquiets puisque à part le problème de sevrage, qu’ils ont pas tous loin de là, y a pas d’atteinte fœtale, quasiment jamais, à part des mélanges de drogues très particuliers, mais l’héroïne, tout çà, y a pas de problèmes, alors que l’alcool oui il y a atteinte fœtale, donc forcément au niveau médical, les gens, hein !

Puéricultrice PMI, entretien n° 6.

Cette puéricultrice établit ainsi une double hiérarchie, entre les familles « très carencées » sans préciser à quel point de vue, social entre autres, ou déjà maltraitantes et ensuite entre les produits, l’alcool étant celui qui d’un point de vue médical a un réel impact sur le fœtus.

Pour ces professionnels, il s’agit moins du risque encouru par le nouveau-né que du fait que la faible attention que cela démontre de la part de la mère au bien-être de l’enfant va à l’encontre de leur idéaux en matière de maternité. Leur vécu personnel est également heurté, souvent de façon violente, par ces atteintes au nouveau-né et donc ces situations créent un risque émotionnel pour ces intervenants50.

La dépendance quant à elle, est essentiellement prise en charge et donc évaluée à son entière mesure par les intervenants en toxicomanie. Ils manifestent une certaine indifférence aux conditions sociales qui pour eux ont moins d’importance que le psychisme et la pathologie de la dépendance. A priori, la plupart de ceux que nous

48 - A ce propos le mémoire de maîtrise de Agnès Dumas sur les représentations du syndrome

d’alcoolisation fœtale des obstétriciens. (Dumas Agnès, 2003)

49 - Ce qui d’ailleurs n’est pas totalement faux, pour ce qui est des atteintes les moins graves. La

capacité de résilience du nouveau-né lui permet de « récupérer » une bonne partie de son potentiel intellectuel s’il évolue dans un environnement propice ou est pris en charge de façon précoce, cf. infra.

avons rencontrés estiment que l’usage de drogue n’empêche pas d’être mère et que le risque est ailleurs. Le suivi de la toxicomanie d’une femme est souvent préalable à sa grossesse, ce qui fait que les professionnels de maternité ont un interlocuteur. Du fait de la forte diffusion des traitements de substitution, environ 100 000 personnes sous Subutex ou méthadone, les femmes enceintes sans aucune prise en charge se font rares dans les maternités, bien qu’elles restent la figure emblématique du danger évoquée par les personnels.

Enfin, les juges des enfants réagissent de manières diverses à cette question de l’usage de produits. La mère addictive n’est pas une catégorie juridique définie par les textes et donc ne fait pas l’objet de mesures ou de sanctions particulières. Les textes leur enjoignent avant tout de protéger l’enfant, ce qui ne les amène pas forcément à être « contre » la mère, mais à toujours rechercher le bien de l’enfant. Par contre, leur vécu personnel et leurs représentations influencent également leur travail.

Dans un premier temps, un double clivage apparaît déjà entre les professionnels, selon le niveau de l’usage qu’ils sont susceptibles de prendre en charge ou de repérer et selon le point de vue que leur profession les amène à adopter. Ainsi, les professionnels de pédiatrie, de protection maternelle et infantile ou de l’Aide sociale à l’enfance, comme les juges pour enfants, auront tendance à privilégier la protection de l’enfant, y compris au détriment des droits ou libertés de la mère. A l’inverse, les psychiatres, intervenants en toxicomanie qui accompagneront la mère dans sa démarche vis-à-vis de la substance auront tendance à ne pas voir l’enfant et à considérer les interventions en ce sens comme susceptibles de remettre leur travail avec la mère en question.

Les conclusions de l’étude quantitative menée Catherine Luttenbacher issue de sa thèse en psychologie sociale vont dans le même sens : « Si les professionnels de la

maternité et de la pédiatrie, conjointement, tendent à s’inscrire plutôt dans une représentation défavorable à la maternité chez une femme toxicomane, bien que cela ne soit pas exclusif, les professionnels de la toxicomanie ont une représentation moins négative. Ces derniers ont surtout une attitude intermédiaire, même si les relations affectives de la mère toxicomane avec son enfant sont reconnues très ambivalentes. De plus, le produit est moins diabolisé chez les intervenants en toxicomanie qu’en maternité et en pédiatrie » (Luttenbacher Catherine, 1998). Ce

travail a été achevé en 1997, le terrain d’études a donc presque une dizaine d’années de décalage avec nos observations et d’autre part, la question du placement n’était pas spécifiquement l’objet de l’étude bien qu’elle ait été abordée.

Les descriptions de la mère toxicomane présentes dans la littérature médicale, professionnelle ou dans la presse ont été présentées auparavant. Cette partie n’en présente finalement que les deux extrêmes, tels qu’ils sont ressortis de notre enquête. D’une part, la femme enceinte toxicomane peut être décrite comme peu investie dans sa grossesse, ce qui fera supposer un risque d’abandon de l’enfant ou du moins des formes de négligence. D’autre part, la mère toxicomane pourra également être décrite comme présentant le risque de surinvestir l’enfant, le prenant en quelque sorte comme nouvel objet de dépendance. Ces deux types de discours se superposent assez rarement chez nos interlocuteurs, chaque groupe professionnel ayant tendance à adhérer à une vision plutôt qu’à l’autre, ce que nous allons expliciter maintenant. Cette dualité du discours présente un risque évident pour la femme toxicomane. Un rapport canadien relève cette incohérence, appliquée au cas des femmes présentant

des troubles psychiatriques : « Cette notion double selon laquelle la maternité peut

représenter à la fois un risque pour les enfants et un moyen de réadaptation pour la femme place souvent les femmes atteintes de maladie mentale dans une double impasse. Si une femme paraît distante devant ses enfants, on la considérera comme nuisible. Par contre, si elle passe beaucoup de temps avec eux, elle pourra être perçue comme trop engagée » (Condition féminine Canada, 2002). Cette double

impasse est bien perceptible dans notre travail à propos des femmes consommant des substances psychoactives. Les arguments extrêmes de cette dualité vont maintenant être examinés dans le contexte de notre recherche.

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