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b) Les grossesses de remplacement

A peu près tous nos interlocuteurs évoquent la répétition des grossesses chez les femmes dont les enfants ont été placés, elles gardent l’espoir qu’en faisant évoluer leur situation elles gagneront le droit d’en garder un. Leur désir d’enfant, qui bien souvent était à l’origine de la grossesse n’est pas satisfait et émerge inlassablement.

Des fois il y a une incapacité réelle à s’occuper de l’enfant, qui permet à cette situation de… et puis ensuite, les femmes elles refont un enfant et puis ainsi de suite (rires). Voilà en gros.

Médecin, entretien n° 4.

La même problématique est évoquée concernant les femmes séropositives, l’évolution des mentalités, de l’accueil par les services, les possibilités thérapeutiques et les traitements de substitution ont manifestement amené un assouplissement des pratiques de signalements de la part des soignants et donné à nombre de femmes l’espoir de pouvoir avoir un autre enfant dans de nouvelles conditions. On assiste alors à des grossesses répétées ou au contraire, à de nouvelles grossesses, plusieurs années après que les enfants aient été placés. Quelquefois il s’agit également d’un nouveau couple que la femme a pu construire et qui lui permet d’envisager qu’elle pourra être mère dans ces nouvelles circonstances :

Ah non, parce que le VIH si finalement j’entends le discours des médecins de médecine générale s’ils disaient avant il faut recourir à l’interruption de grossesse, maintenant la position même avant qu’il y ait les traitements, donc 94- 95, a été finalement autant qu’elles le gardent parce que être enceinte c’est vouloir un enfant, donc on leur fait faire une IVG et elles se retrouvent enceintes trois ans plus tard avec une maladie encore plus évoluée et c’est encore plus grave pour elles et pour l’enfant. Donc, il y a eu cette évolution-là avant l’évolution du traitement. Moi j’avais constaté çà. L’évolution aussi parce qu’on disait de toute façon une fois qu’elles ont fait une fois une grossesse, le désir d’enfant est là. [Oui au fur et à mesure qu’elles avancent en âge]

Moi je que je constate aussi dans les mères positives VIH et toxico, elles sont pas jeunes ici, elles ont, j’ai envie de dire 35-38 ans. Un certain nombre d’entre elles a déjà un premier enfant qui a entre 10 et 15 ans, qui est placé, et placé bien sûr. Assistante sociale, entretien n° 3.

En même temps, d’après les professionnels, les femmes prennent un certain recul vis- à-vis des mesures précédentes de placement de leurs enfants, elles tentent ainsi de reconstruire quelque chose :

Oui, et ces femmes souvent sont très critiques par rapport à leur première maternité. Elles n’envoient pas du tout la faute à tous ces gens qui ont placé l’enfant. Rarement elles me disent elle était méchante l’assistante sociale, mais peut être qu’elles me le disent pas à moi, encore que généralement ceux qui nous aiment pas ils se gênent pas pour nous le dire. Mais souvent elles disent, je pouvais pas à l’époque, maintenant çà a changé, c’est un peu un rêve, hein.

115 - Olivier Bonnin, « Femmes au bord de l’exclusion sociale », in Interdépendances n° 57, dossier

Oui mais elles pourraient jeter la faute sur les autres, justement, elles pourraient dire, on m’a pas comprise, on m’a pas laissé ma chance, et rarement c’est ce discours là. Et maintenant, je sais que çà va bien se passer.

Assistante sociale, entretien n° 3.

Pourtant pour certaines de ces femmes, l’évolution qu’elles perçoivent dans leur vie ne réussit pas à infléchir les décisions. Nous avons déjà évoqué l’impression d’une lourde machine lancée sur ses rails et que l’on ne peut arrêter, avec des histoires de mères ayant eu cinq voire six enfants qui leur sont tous retirés. Les soignants sont très conscients de ce risque de dérive, qui consiste à ne pas méjuger les autres services sociaux en prenant une décision différente.

Ce qui est plus difficile je dirais moi, me semble-t-il, c’est essayer d’éviter la répétition, c’est-à-dire une femme à qui on aurait déjà retiré un premier enfant, euh, là c’est plus difficiles pour celles-là parce que je dirais qu’elles sont déjà un petit peu dans le collimateur, eh oui et souvent celles-là elles nous disent, pas toutes, mais j’ai fait un effort, etc. vraiment c’est pas possible quoi, qu’on m’enlève celui-là. Alors on essaye d’être tout à fait positif et de leur dire que ce n’est pas systématique mais qu’il va falloir drôlement qu’elles nous prouvent qu’elles sont compétentes entre parenthèses, pour ne pas reproduire là aussi le, ce placement.

Cadre sage-femme, entretien n° 16.

Avec cette sage-femme, nous avons évoqué à ce moment de la discussion le film

Ladybird116 qui montre le tragique de cette répétition, les services sociaux ne prenant

pas en compte la situation au moment de la nouvelle décision mais inlassablement des analyses, anciennes, erronées, sur l’incapacité de cette femme a être mère. Cette femme n’est par ailleurs ni toxicomane ni alcoolique, mais a eu à un moment de sa vie un conjoint violent. Elle a le courage de fuir mais c’est pour se retrouver dans un foyer de l’assistance sociale, dans une chambre avec quatre enfants. C’est là que l’accident arrive, elle laisse les enfants quelques heures et la chambre prend feu, un enfant est brûlé dont on lui retire immédiatement la garde. En désespoir de cause, elle retourne chez son ex conjoint, précipitant les événements pour qu’on lui retire les trois autres. Quelques années plus tard, alors qu’elle a un nouveau conjoint et un appartement décent, on lui retirera encore deux autres enfants. Au final, après le placement de six enfants, elle parviendra avec son nouveau conjoint à en garder trois. Il lui aura fallu neuf grossesses pour assouvir son désir de construire une famille. Plus proche dans le temps, dans la cohorte des femmes substituées étudiées en 1998- 1999, une mère accouche de son dixième enfant, les huit précédents étant placés (Lejeune Claude, Simmat-Durand Laurence, 2003). Voici les éléments dont on dispose à partir du recueil de données effectué pour la recherche « grossesse et substitution » :

Il s’agit d’une femme née en 1964, donc âgée de 34 ans au moment de son accouchement, observé en 1998. Elle est de nationalité sénégalaise. Il s’agit de sa dixième grossesse, après une IVG et 8 enfants nés vivants. Deux sont dans sa famille et six placés. La personne qui a rempli le dossier a inscrit « père souhaitait l’IVG. Rupture avec la maman en début de grossesse. Rupture de contact au cours de l’hospitalisation (la suite est illisible) ». Avant l’accouchement, elle sera de ce fait hospitalisée en UMB (pour dépression). Elle indique consommer des opiacés (héroïne sniffée) depuis l’âge de 29 ans (après un accouchement) et a commencé un traitement de substitution au troisième trimestre de cette grossesse (Subutex,

prescrit par un CSST). Elle consomme également du Neocodion et de l’Antalvic en automédication. Après 19 jours d’hospitalisation de la petite fille née à terme pour syndrome de sevrage, la mère et l’enfant réintègrent l’UMB.

Lejeune Claude et Simmat-Durand Laurence, 2003, questionnaire.

Le dossier peut paraître atypique, l’origine ethnique de la femme pouvant être perçue comme une cause suffisante pour les grossesses répétitives (du fait d’un pays d’origine au nombre d’enfants par femme élevé). On peut également penser que la culture de cette femme l’amène à souhaiter une famille nombreuse. Par contre, il n’est pas possible de repérer ici la cause du placement des enfants précédents.

Pour d’autres femmes, même si les grossesses peuvent être conçues comme un remplacement de l’enfant qu’elles n’ont finalement pas eu, ces répétitions peuvent aussi montrer un rapport difficile à leur corps. Elles refont des enfants sans espoir de les garder (ou en l’absence de contraception ?), tout en disparaissant dès la naissance.

Parce que là ce bébé a été abandonné, purement et simplement, hein ! [Oui, pas sur la voie publique mais…]

Oui à l’hôpital, alors que la maman, elle a su téléphoner une fois quand même, donc elle sait où est son enfant, elle sait qu’elle peut venir. Mais je pense qu’elle sait aussi qu’elle a pas les moyens, c’est toujours un peu dramatique parce qu’en même temps c’est une grande souffrance chez ces femmes et que la drogue c’est aussi un moyen de se mettre des œillères sur la réalité, mais cette réalité elles l’ont pas oubliée.

C’est des mamans qui ont d’autres enfants, hein ! Cette maman-là, dont le bébé est là, a déjà deux petits garçons… placés. La maman dont je vous ai parlé qui a pu être récupérée par la grand-mère paternelle, euh, elle aussi avait déjà trois enfants placés, de pères différents à chaque fois. Vous voyez, c’était son quatrième enfant…

Assistante sociale, entretien n° 3.

Enfin, la grossesse de remplacement peut être, à un moment donné, l’unique moyen pour tenter de ne pas sombrer totalement après la douleur causée par le placement des enfants. C’est dans ce sens que Carole a conçu sa troisième grossesse, comme une ultime tentative, après l’errance et la drogue, pour reconstruire quelque chose :

Oui, j’avais envie d’un bébé, et j’avais envie d’un bébé

Oui, c’était la seule solution puisque le mec ne suffisait pas. Puis, plus j’allais voir mes enfants, plus j’allais mal.

Carole, entretien n° 39.

L’assistante sociale du secteur avait bien repéré la finalité de ce projet de grossesse, ainsi qu’elle nous l’a exposé :

Quand je lui ai demandé si cet enfant était désiré et dans quel esprit il était arrivé, elle m’a dit que c’était que le fait de lui avoir retiré les deux enfants était un déchirement pour elle, c’était justement pour elle un moyen de sortir de la dépression et une compensation par rapport au placement des deux autres enfants.

Assistante sociale polyvalente, entretien n° 42.

En écho à cette souffrance des mères séparée de leurs enfants, la souffrance des professionnels pour qui ce dénouement est un échec montre également le vécu douloureux de ces mesures.

B- La souffrance des équipes 

La peur du placement est également une réalité pour les équipes, pour qui cette mesure représente un échec de leur travail. De ce fait, sont sélectionnées à l’entrée de certaines institutions, les personnes pour lesquelles le travail devrait aboutir de façon positive. Les femmes toxicomanes étant repérées comme une sous-population dans laquelle les échecs sont nombreux, certains centres maternels par exemple, préfèrent ne pas tenter la prise en charge.

Mais au-delà du placement en tant que tel, c’est tout le processus de décision que le rapport Naves met en cause : « Au total ce qui a frappé la mission c’est l’absence de

prise de risque éducatif à laquelle s’autorisent les professionnels. Parquetiers,

juges des enfants, inspecteurs de l’enfance, travailleurs sociaux et éducatifs ont à la fois peur du placement, peur de mal faire, peur de la dégradation de la situation familiale, peur de la violence des parents et des mineurs, peur de leur éventuelle mise en cause pénale... Les assistantes maternelles, quant à elles, ont peur que si elles parlent des difficultés qu’elles rencontrent avec le jeune accueilli on leur retire l’enfant qu’elles accueillent » (Naves Pierre et Cathala Bruno, 2000).

Ainsi, selon cette mission, c’est la solitude du professionnel dans ce travail qui engendre sa souffrance et lui donne un sentiment d’insécurité, qui lui-même sera susceptible d’aboutir à une réponse inadaptée. De plus, depuis une quinzaine d’année, la crainte des conséquences juridiques d’un défaut de signalement de mineur en danger s’est développée.

L’un des médecins psychiatres évoquait les événements traumatiques (le plus souvent le décès du bébé) pour lesquels les équipes n’étaient pas « réparées » et qu’elles ne se sentaient pas capables d’affronter de nouveau. La position consiste alors à éviter les situations pour lesquelles le risque paraît trop important. Une auxiliaire de puériculture, dans un centre maternel, nous a ainsi expliqué le traumatisme subi par l’équipe quelques mois auparavant, un enfant a été brûlé dans sa chambre, sa mère l’ayant laissé seul en fermant la porte à clé, les secours ont été trop tardifs. A ma question, « avez-vous reçu une aide psychologique, enfin, l’ensemble du personnel,

après cet événement ? » elle m’a répondu que non. J’ai insisté, du fait que la structure

dispose de deux psychologues et assez surprise elle m’a dit « non, c’est pour les

patientes ». Cette maltraitance institutionnelle des personnels est frappante, alors

qu’aujourd’hui il est clair que tout événement traumatisant comme un décès dans une école entraîne la mise en place de groupes de parole ou d’aide psychologique pour l’ensemble des écoliers, parents et professionnels.

Une enquête du Conseil supérieur du travail social, ayant reçu plus de 20 000 réponses, exprime ainsi cette violence ressentie dans le cadre du travail : « Ce qui

semble alors le plus insupportable pour les travailleurs sociaux, ce qui les touche le plus directement, c’est la dévalorisation qu’ils peuvent ressentir sur le plan de la reconnaissance professionnelle : être en incapacité de répondre correctement à l’usager (16 %), vivre un sentiment d’impuissance (13 %), ne pas se sentir reconnu dans son travail (11 %), se sentir coupable (10 %) et être atteint dans l’estime de soi (7 %) » (Conseil supérieur du travail social, 2002), p.116.

En revenant en boomerang, ces peurs et ces représentations négatives des personnels vont amener des passages à l’acte, dans un souci de protection immédiate, avec des retraits d’enfants précipités, sans dialogue avec les parents.

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