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b) L’errance et l’absence de domicile

La question de l’absence de domicile a été soulevée par de nombreux interlocuteurs. Il ne s’agit pas ici de femmes sans domicile au sens des enquêtes quantitatives sur le sujet, c’est-à-dire fréquentant des structures d’hébergement (Marpsat, 1999a). L’errance est ici caractérisée par le fait d’être à la rue ou hébergée de façon irrégulière chez les uns et les autres. Cette définition n’exclut pas des contacts avec des structures ne fournissant pas d’hébergement fixe. Selon l’enquête sur les sans domicile en France, les femmes sont moins nombreuses que les hommes dans ces situations, mais les centres de l’Aide sociale à l’enfance sont exclus du champ enquêté (Marpsat, 1999b).

L’errance, associée à la marginalité, est un des motifs retenus au niveau national comme facteur de danger à l’origine du signalement. C’est le facteur le moins souvent cité par les travailleurs sociaux dans les statistiques nationales, alors que c’est celui dont il est le plus souvent question sur le terrain. Ce décalage pourrait s’expliquer par la tendance notée dans le rapport Naves-Cathala, à ne pas mettre en avant les facteurs sociaux pour expliquer les signalements.

Pour certaines femmes, l’absence de domicile92, surtout chez les plus jeunes, c’est-à-

dire une forme de vagabondage, est le premier souci des équipes qui les prennent en charge. Les récits que l’on trouve dans la plupart des études montrent cette dimension et les femmes rencontrées n’échappent pas à ce schéma, tout comme les personnes dont nous avons consulté les dossiers judiciaires. Voici le début du récit de Christine, expliquant cet enchaînement d’événements qui vont l’amener à une sorte de dérive et à consommer de plus en plus de stupéfiants :

Mes parents se sont séparés quand j’avais 14 ans, non, un peu plus, ma sœur est née quand j’avais 14 ans, donc 17 ans. Parce que ma sœur elle avait trois ans. [Question : Vos parents se sont séparés, ils ont divorcé, c’est çà ?]

Non, c’était une séparation disons, là maintenant ils sont séparés depuis trois quatre ans.

[Question : Et vous êtes restée avec votre maman ?] Non, aucun des deux

[Aucun des deux !]

Disons j’étais partie chez ma grand-mère et ensuite mes parents, comme j’avais, j’avais le choix soit d’aller avec ma mère, soit de retourner chez mon père, soit le choix de rester chez ma grand-mère, j’ai préféré rester chez ma grand-mère. Et ensuite, comme ma mère elle n’acceptait pas que je reste chez elle, alors elle m’a mise à la porte de chez ma grand-mère. Ensuite, ben comme je connaissais des gens de mon âge, que je les fréquentais, eh ben c’est un jeune de mon âge qui avait de l’héroïne et il m’a fait goûter l’héroïne. Et comme çà m’a donné une sensation de chaleur, que j’ai vécu un an dehors

[Question : Quand vous dites dehors çà veut dire ? Vous alliez chez les uns et les autres ?]

Non, je vivais dans une voiture [Dans une voiture ! ]

J’étais jeune et puis, ensuite j’ai connu le propriétaire de la voiture, qui était une voiture abandonnée, et j’ai eu une relation avec lui, c’était le papa de, de mon premier garçon qui va avoir 11 ans et euh, qu’on m’a pris à l’âge de deux mois. Comme j’ai vécu sept ans avec lui, j’ai touché, disons que le problème, çà c’est pas, quand j’ai connu cette personne-là, ce papa qui est décédé quand j’étais enceinte de cinq mois, euh et comme j’étais à la rue et qu’il était d’une famille maghrébaine93, il m’a recueilli chez lui, avec ben sa famille, ses parents et disons

que je suis tombée dans un système, lui, il ne prenait pas de drogue, mais il buvait beaucoup d’alcool, mais par contre les frères étaient dealers et je me suis mise à fond dans, pendant un an, parce que j’ai vécu un an chez eux, j’étais tous les jours, j’avais de la drogue à volonté, de l’héroïne ou de la cocaïne.

Christine, entretien n° 12.

Certaines d’entre elles, même en déclarant une adresse habituelle, éventuellement chez un membre de leur famille, se déplacent, divaguent et se retrouvent dans une situation d’errance qui est sans doute la plus difficile à gérer pour les équipes. Elles fréquentent de manière irrégulière les structures d’hébergement, vont quelquefois à l’hôtel, quand une assistante sociale leur donne une aide financière. Sur Paris, les femmes avec enfants sont en augmentation constante dans les populations logées en « hôtels secs », suite à un appel au 11594. Il s’agit essentiellement de personnes sans

92 - Il s’agit ici de femmes à la rue, ou dans des squats, et non de femmes sans domicile au sens de

l’enquête de l’INED, c’est-à-dire ayant recours à des structures d’aide pour personnes sans domicile.

93 - J’ai ré-écouté à plusieurs reprises cet extrait, elle dit bien maghrébaine comme féminin. J’ai donc

conservé cette expression.

94 - Selon la directrice du SAMU social de Paris, le nombre de personnes en situation d’urgence logées

par cet organisme dépasse aujourd’hui 3000 dont 1500 enfants, pour 25 places disponibles en hébergement collectif. Le SAMU social travaille régulièrement avec une centaine d’hôtels et de manière plus ponctuelle avec 150 autres, pour un budget total de 25 millions d’euros. Source : 20 minutes, 18 avril 2005.

titre de séjour (SAMU social, 2002). La notion de toxicomanie n’est pas prise en compte dans les comptes rendus de ces intervenants.

Les femmes à la rue sur Paris sont éventuellement repérées par l’intermédiaire de lieux de contact qui ne fournissent pas d’hébergement. C’est le cas des Boutiques pour les toxicomanes. Depuis 1999, la Boutique du 18ème arrondissement dispose d’un

espace femmes dont la file active augmente au fil des années : 372 femmes en 2002 contre 176 en 1999 dont 141 nouvelles femmes pour 2002 : « Les femmes de la rue,

toxicomanes et prostituées sont de plus en plus nombreuses à fréquenter la boutique-femmes. Elles y trouvent un espace-ressources de repos, de détente et d’échange marquant un espace de rupture avec la vie de la rue » (Garnier-Muller,

2004). Dans cette structure, 78 % des femmes sont toxicomanes, en majorité des DOM-TOM et d’Afrique noire et 72 % sont sans domicile. 56 % des 200 femmes interrogées ont des enfants mais 7,5 % seulement ont au moins un enfant à leur charge. Comme elles ont pour les deux tiers moins de 35 ans, il ne s’agit pas d’enfants majeurs et on peut en déduire qu’elles n’en ont pas la garde. Ceci est confirmé ici, sur 130 femmes interrogées et mères (toxicomanes à 78 %), 70 ont au moins un enfant élevé par leur famille, 41 au moins un enfant placé par l’ASE (Garnier-Muller, 2004). Mais cette errance n’est pas seulement physique, beaucoup de nos interlocuteurs ont tenté de nous le faire percevoir. Pour une assistante sociale hospitalière interviewée par Maelle Planche (2003, p. 87), dans le cadre d’un travail sur les jeunes femmes à la rue, l’errance est la conséquence directe de la toxicomanie : « C’est une conséquence

de la toxicomanie, parce qu’elles ont, ou épuisé tout le monde, ou tout laissé tomber. Là, la dernière dont je vous parle qui était SDF, celle-ci, là, en fait quand je dis « SDF », c’était un grand mot, c’est qu’elle avait un appartement à elle, mais qu’était dans un tel état, qu’il était hors de question qu’elle y retourne et hors de question d’y mettre un bébé. Et en plus, elle était enfin plus ou moins, peut-être plus que moins, très enquiquinée par des dealers. Enfin, c’était mettre tout le monde en danger que d’y retourner. Elle avait peur d’y retourner, elle voulait plus y retourner. Donc c’était, elle pouvait pas rentrer chez elle et y’avait tout un tas de raisons pour qu’elle puisse pas le faire. Plus les dettes de loyer ou le, de toute façon, le proprio voulait pas qu’elle y retourne, il avait dû murer la porte, enfin tout, c’était une globalité… C’était donc une conséquence de sa toxicomanie ».

Dans les cas de Christine et de Zohra, évoqués ci-dessus, l’errance précède au contraire la toxicomanie, puisque c’est le départ du domicile parental qui aboutit à vivre dehors, puis à la rencontre avec des usagers de drogue.

L’errance du toxicomane est à la fois intérieure et extérieure, psychique autant que physique. C’est ce qu’exprime ce cadre de l’ASE, à propos des délais légaux que devraient respecter les femmes toxicomanes afin de ne pas perdre leurs droits sur leurs enfants, utilise cette notion d’errance psychique :

Bon, ce qui est un délai très court aussi, par rapport à ces femmes toxicomanes, cela ne leur donne pas le temps non plus vraiment de faire cette démarche, parce qu’elles sont dans l’errance psychique et dans l’errance de leur problématique, elles peuvent pas faire cette démarche.

Cadre socio-éducatif ASE, entretien n° 15.

Ainsi, Arthur et sa femme, tous deux toxicomanes, vivent à la rue et dans des squats avec leurs deux premiers enfants. D’eux-mêmes, ils se signalent aux services sociaux et demandent le placement des enfants. Une procédure judiciaire va s’enclencher.

Aujourd’hui, ils sont hébergés dans un studio thérapeutique, estimé trop petit pour recevoir trois enfants (ils ont eu un nouveau bébé) et ils ne peuvent pas, de ce fait, bénéficier d’un droit d’hébergement pour les deux enfants placés.

De même, Isabelle rencontrée à trois reprises dans la salle d’attente du CSST n’avait aucun hébergement et vivait à la rue, enceinte de quatre mois à la première rencontre et de six mois à la dernière. Elle est d’une maigreur effrayante et paraît avoir à peine une vingtaine d’années, alors qu’elle m’indiquera avoir déjà un enfant très grand. Lors de son dernier passage, elle s’endort immédiatement dans la salle d’attente. Elle a du sang sur ses vêtements et titube. Les autres patients quittent la salle d’attente et se dispersent dans le couloir, pour marquer leur réprobation. A un moment, elle se réveille et se précipite pour manger tout le lait en poudre destiné au café. Le médecin la reçoit en consultation et lui donne des barres de céréales. Elle reconnaît n’avoir pas mangé depuis plusieurs jours. Sur demande du médecin, l’assistante sociale lui fournit des bons repas et lui propose de l’accompagner le lendemain à la maternité pour commencer la prise en charge. Elle promet puis se précipite au café voisin pour manger. Elle disparaît ensuite de nouveau plusieurs semaines. A ma dernière visite, le médecin m’indique ne pas l’avoir revue, qu’elle n’a pas fait la démarche à la maternité et qu’elle doit approcher de son terme.

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