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La pénalisation des grossesses hors normes 

c) Les tests biologiques

D- La pénalisation des grossesses hors normes 

Les normes concernant le suivi des grossesses, considéré comme un premier indicateur pour définir une bonne mère, celle qui fait tout, avec l’aide du corps médical, pour mettre au monde un enfant parfait, se sont considérablement amplifiées ces dernières décennies.

La surveillance de la grossesse en France date du début du XXème siècle, mais elle s’est réellement organisée à partir de 1945 avec la mise en place de la Protection Maternelle et Infantile (PMI), sur laquelle nous reviendrons. Aujourd’hui sept visites obligatoires sont prévues pour le suivi d’une grossesse à terme, qui définissent finalement non pas le nombre de consultations optimal mais un strict minimum. De fait, moins d’un tiers des femmes ont sept visites prénatales ou moins27.

Ces normes qui s’intensifient entraînent également un regard plus rigide sur le poids de la surveillance médicale, et les Etats-Unis se sont engagés sur la voie d’une pénalisation des femmes qui dérogeraient à ces normes médicales, avec l’émergence à partir des années 1980 d’un « droit fœtal » (Boltanski Luc, 2004). Ainsi, de manière générale, une femme qui refuserait une intervention médicale qu’un médecin estimerait nécessaire pour le bien-être du fœtus peut être dénoncée et poursuivie devant un tribunal pénal. Plus généralement, les obstétriciens attentent des procès devant les tribunaux « Pour demander

réparation à la mère d’atteintes subies par le fœtus in utero, par exemple du fait d’une addiction à la drogue, d’un excès de consommation d’alcool, ou encore pour avoir refusé certains actes médicaux prénatals » (ibid, p. 188). Il s’agit pour

ces médecins de dégager leur responsabilité en reportant la faute sur la femme. Même s’ils ne sont pas encore majoritaires, la plupart des médecins engagés dans un programme de médecine fœtale estiment qu’une femme qui refuserait un avis médical et qui de ce fait mettrait en danger son fœtus devrait être détenue. Ainsi des obligations d’interventions obstétricales ont été prononcées aux Etats-Unis dans 11 états, par exemple rendant obligatoire une césarienne ou une transfusion intra-utérine (Kolder VE et al., 1987).

Des décisions limitant fortement la liberté individuelle de la femme au nom du bien-être de son fœtus sont monnaie courante aux Etats-Unis, voire au Canada et l’exemple de la toxicomanie de la mère en est un révélateur particulier. Le Centre pour les droits de la reproduction (Center for reproductive rights) situé à New- York, a mis en place un site internet où les femmes en particulier sont susceptibles de trouver tous les textes et la jurisprudence concernant ce type d’affaires. Un dossier d’information collecté en 2000 est consacré à cette question

27 - Enquête nationale périnatale de 2002 : la moyenne est de 8,9 visites prénatales, 72 % des

« Punishing women for their behavior during pregnancy » (Center for reproductive rights, 2000).

Ce texte commente les dispositions légales et les principales décisions rendues par les tribunaux et généralement infirmées par les Cours au nom de leur « anticonstitutionnalité » contre des femmes ayant mis en danger leur fœtus pendant la grossesse. Si à l’heure actuelle aucun Etat américain n’a promulgué de loi spécifique pour incriminer les conduites dangereuses pendant la grossesse, divers textes de loi ont été détournés et utilisés contre des femmes enceintes. Elles ont pu être accusées de fourniture de drogue à mineur, si l’enfant est décédé lors d’une fausse couche ou à la naissance, d’infanticide, de consommation d’alcool, de non respect d’une prescription médicale, etc. En tout, ce serait plus de 200 femmes qui ont été arrêtées dans plus de vingt états parce qu’elles ont consommé une drogue pendant leur grossesse (Center for reproductive rights, 2000).

Néanmoins trois Etats américains, le Minnesota, le Wisconsin et le South Dakota ont modifié leur loi pour y introduire la contrainte civile pour une femme qui aurait consommé des produits prohibés pendant sa grossesse ou qui aurait perdu le contrôle de sa consommation d’alcool. Bien que de manière constante, les Cours aient rejeté de telles réquisitions, au motif que la fourniture de drogue doit se faire entre deux personnes déjà nées ou que de tels arguments posaient de réels problèmes constitutionnels, on peut considérer leur persistance comme un révélateur de la pression qui s’exerce sur les femmes.

Si finalement de telles condamnations pénales ont peu de chances d’aboutir, il n’en est pas de même pour des mesures comme la déchéance des droits parentaux ou la perte temporaire de la garde des enfants. De très nombreux tribunaux prononcent de telles sanctions contre les femmes toxicomanes, y compris sur la base de dénonciations des services hospitaliers.

Certains hôpitaux n’hésitent pas à pratiquer des tests sur la mère ou sur le bébé, à l’insu de la femme, et à ensuite dénoncer cette consommation illicite à la Justice. Bien que quelques rares Etats prohibent une poursuite basée uniquement sur un test positif, cette pratique est courante dans nombre d’entre eux, si bien que toujours selon le rapport cité, des centaines voire des milliers de femmes se sont vu enlever leurs enfants pour mauvais traitement ou négligence sur la base d’un test positif (Center for reproductive rights, 2000). La composante raciale étant un facteur majeur de discrimination aux Etats-Unis, de telles délations sont dix fois plus souvent susceptibles d’être pratiquées dans le cas d’une femme noire.

Pour ce qui est du cas particulier de la Californie, cet Etat s’est doté en 1990 d’un amendement sur ces questions, après constat que pendant les années 1980 le nombre de femmes concernées par des arrestations et des incarcérations alors qu’elles étaient mères avait augmenté. La loi a été modifiée en conséquence et demande que la dénonciation ne puisse se faire sur la seule base d’un test toxicologique sur la mère ou l’enfant, qu’un test positif doit être suivi d’une consultation mère enfant et que le rapport au « child welfare 28» ne doit être fait

que si d’autres facteurs de risque sont identifiés, que ces démarches doivent être faites avant que la mère et l’enfant aient quitté l’hôpital. En 1991, l’Agence de santé a mis en place un protocole de prise en charge des mères consommatrices de produits et les services sociaux ne peuvent plus transmettre des signalements

sur la seule base de la toxicomanie du parent (Tuten Michelle et al., 2003). Les raisons de telles restrictions étaient plus ou moins pragmatiques, d’une part, les juges craignaient que les cours ne soient débordées par les cas concernant les usagers de crack, d’autre part, les possibilités de placement de ces enfants étaient limitées (en nombre de places).

Au Canada, les débats sont tout aussi tendus. Des tribunaux n’hésitent pas à prononcer des obligations de soins et des mesures de détention contre des femmes enceintes qui auraient consommé des substances illicites. Ces pratiques sont dénoncées par les associations féministes, la prison n’étant pas à leurs yeux un lieu reconnu pour la qualité de sa prise en charge obstétricale. De ce fait, la détention elle-même serait plus susceptible de nuire au foetus que le comportement de sa mère.

Le débat sur les droits du fœtus a également entraîné au Canada des questions sur le droit de la mère à prendre des décisions médicales qui seraient néfastes au fœtus. Comme en France, le fœtus ne s’est pas vu accorder des droits indépendants de ceux de sa mère : « La loi canadienne a toutefois maintenu le

droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne pour les femmes et n’a pas reconnu les droits du fœtus. Si une femme capable refuse de suivre un conseil médical, il faut respecter sa décision, même si le médecin est d’avis que le fœtus en souffrira. La coercition de la femme n’est pas permise, peu importe ce qui semble être le meilleur intérêt du fœtus » (Flager Elizabeth et al., 1997). L’article

reprend l’exemple d’une femme enceinte refusant un test HIV alors que son compagnon est séropositif ou d’une autre refusant une césarienne pour souffrance fœtale aiguë29. Ces problèmes éthiques vont se poser dans le cas d’une femme

enceinte toxicomane exigeant d’être sevrée des drogues pendant sa grossesse, ce qui risque d’entraîner une mort fœtale, ou au moins une souffrance de l’enfant. Le débat médical sur les avantages et inconvénients du sevrage en cours de grossesse n’est de toute façon pas réglé, nous y reviendrons.

Les débats autour des lois de bioéthique en sont un autre exemple. Reconnaître les droits du fœtus ou instaurer une interruption involontaire de grossesse serait remettre en question le droit des femmes à l’avortement. De fait, si la pression sociale contre les femmes enceintes est trop forte, leur seul recours sera éventuellement l’avortement, qui, à l’extrême, peut être considéré au moins par la mère qui culpabilise, comme la meilleure solution pour l’enfant.

Au Canada, des textes permettent également une limitation des droits parentaux, voire un retrait de l’enfant, quand les conditions de son éducation ne sont pas suffisantes.

Pour ce qui concerne la France, nous étudierons dans le détail les textes fondant l’action civile. En matière pénale, la loi de 197030 prévoit spécifiquement la

déchéance de tous les droits civils ou parentaux pour les délits liés aux drogues illicites. La visibilité de telles décisions est faible au point que certains de nos interlocuteurs nous ont affirmé qu’elles n’étaient jamais prononcées. Au moins un

29 - La question se pose bien évidemment en France mais n’est pas médiatisée et ne fait pas l’objet

de publications. Ainsi, selon un médecin interrogé dans le cadre de ce travail, si la femme refuse un test HIV lors de sa grossesse, cet examen sera pratiqué à son insu sur le nouveau-né dans le cadre des prélèvements « de routine ».

30 Loi du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la

dossier comportant une telle mesure à l’encontre d’une femme est apparu dans l’une de nos recherches précédentes, nous y reviendrons.

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