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d) La maladie mentale

La question des grossesses chez les femmes ayant été reconnues comme souffrant d’un trouble mental est un aspect particulier qui nous a été signalé au cours de cette recherche du fait de la co-morbidité de la toxicomanie et de ces pathologies, appelée « dual diagnostic » en particulier aux Etats-Unis. Du fait à la fois du développement des usages de drogues et de la remise en cause de l’internement des individus ayant des troubles psychiatriques, les individus porteurs de multiples syndromes cliniques concomitants forment une nouvelle catégorie en augmentation (Barrow Sue M., 1999).

La littérature canadienne montre que de nombreux postulats existent, dans le public comme chez les professionnels, pour considérer que ces femmes sont présumées présenter un risque pour leurs enfants. Dans le cadre d’une étude sur les « soins maternels en situation de crise », cet aspect était abordé à partir de multiples sources dont des entretiens. Voici un extrait révélateur des résultats obtenus : « Selon

l’avocate que nous avons interviewée, la révélation d’antécédents même mineurs de troubles mettant en cause une dépression légère ou de l’anxiété est un moyen efficace de jeter le doute sur les capacités d’une femme à jouer son rôle de mère »

(Condition féminine Canada, 2002). Cette remarque est tout aussi valable dans le cadre français, puisque la santé mentale est devenue l’argument le plus souvent utilisé dans les dossiers de placement des enfants, afin d’éviter la question de la précarité sociale, très vivement critiquée dans la décennie précédente. Ce changement de focale implique que l’on invoque bien volontiers une fragilité psychique de la mère pour justifier un placement, plutôt que le fait qu’elle vive avec trois enfants dans une chambre d’hôtel de 15m², qu’elle n’ait pas d’emploi, que le père des enfants ne verse pas de pension alimentaire, etc. ce qui lui donne sans doute quelques raisons d’être « stressée ».

Les personnels de maternité que nous avons rencontrés nous ont plutôt décrit des situations extrêmes, où la femme souffre de troubles psychiatriques graves voire même est hospitalisée en milieu fermé. Dans cette configuration, les services de maternité sont obligés de négocier avec les services psychiatriques bien avant l’accouchement, sur le déroulement de la grossesse, voire même son acceptation, comme le montre cet extrait :

Alors souvent c’est des femmes qui sont peu ou pas suivies sur le plan psychiatrique, avec un diagnostic vaseux, ancien, aucune prise en charge, souvent un couple ayant tous les deux des problèmes psychiatriques, psychotiques, vrais, pas des bricoles, peu ou pas traités, refusant le diagnostic et pour lesquels on est très embêtés. D’autres qui sont pris en charge par les psychiatres, çà m’est arrivé il y a pas très longtemps, demandant, venant au staff anténatal pour demander une interruption de grossesse, sur un enfant normal, quoi, aucune particularité, en disant elle est incapable de s’occuper de…

[Question : qui alors ?]

L’équipe psychiatrique adulte suivant la femme. Alors en général, c’est refusé catégoriquement euh et puis alors après c’est très difficile en anténatal d’apprécier la capacité matérielle que, que la femme vit souvent en couple, qu’elle puisse s’occuper d’un enfant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il y a des possibilités d’aide ménagère, il y a des possibilités, mais c’est jamais certes vingt- quatre heures sur vingt-quatre et euh et au bout du compte on a besoin d’une période d’observation et c’est là que les structures mère-enfant psychiatriques sont très utiles.

Pour nombre d’intervenants, les pathologies psychiatriques sont actuellement davantage susceptibles que la toxicomanie de déboucher sur des signalements et des placements, peut être par manque de savoir-faire des équipes. En effet, ce qui nous est présenté comme un problème insurmontable dans le secteur nord des Hauts-de- Seine est réellement pris en charge dans un arrondissement de Paris, du fait de structures et de ressources différentes, mais aussi d’une expérience de près de quarante ans dans ce domaine, comme le reconnaît le médecin de PMI :

On est vraiment un arrondissement, euh, pilote, dans le non placement des enfants de mères schizophrènes.

Médecin de PMI, entretien n° 8.

Malgré tout, les placements motivés par des problèmes psychiatriques deviennent également rares, comme nous l’explique cette sage-femme :

En maternité, c’est extrêmement rare, je vous le disais les placements que j’ai eus moi dernièrement c’est vraiment pour un problème psychiatrique grave et encore, on a encore les ressources des unités mère-enfant. On essaye toujours pour ces femmes-là de trouver, soit un appartement thérapeutique, soit un centre maternel, hein. Il y en a une qu’on a eue, on l’a gardée un mois ½, le mari s’était séparé d’elle et elle a été, elle est partie avec son bébé, donc le bébé avait un mois ½, elle est restée un mois ½ chez nous, c’était extrêmement dur pour l’équipe et elle a été dans une famille d’accueil.

Cadre sage-femme, entretien n° 11.

Un juge des enfants parisien, bien que soulignant que ces cas sont très isolés, un ou deux par an dans sa pratique96, indique que dans cette situation précise, le placement

peut être décidé avant même que la femme ait accouché, s’il est avéré qu’elle n’est même pas en capacité de comprendre ce qu’est une grossesse97, comme nous l’avons

évoqué en deuxième partie.

Même si l’évolution des pratiques va clairement dans le sens de ne pas séparer les enfants de leurs mères, quelle que soit la pathologie, afin de construire un lien précoce, sur le long terme, les intervenants semblent encore dubitatifs, quant à la souffrance que cela risque d’entraîner pour les enfants.

Donc l’hôpital psychiatrique s’est ouvert, les malades mentaux sont dehors, ils ne sont plus enfermés et internés, et ils ont des enfants ensemble. On a des enfants de parents malades mentaux mais je vous assure que quelquefois, quelquefois on est plié, quand on, quand on a deux malades mentaux qui ont un bébé et qu’on leur laisse les enfants, oh, et bien on est obligé de rire parce que c’est dramatique pour l’enfant, la plupart du temps dans ces cas-là çà se termine par un placement mais là, là justement on en parlait avec une puer [puéricultrice] de secteur ces jours-ci, on a placé un enfant de parents malades mentaux à trois ans et quelques, trois ans ½…

Médecin PMI, entretien n° 8.

De fait, les juges constatent que les signalements sont faits aujourd’hui tardivement alors que l’enfant montre des signes comme un retard d’acquisition, dépisté à la maternelle, voire à l’entrée à l’école primaire. Les éducateurs intervenant dans les appartements thérapeutiques font également ce constat qui pour eux témoigne d’un

96 - Mais son secteur ne correspond qu’à un arrondissement parisien.

97 -On peut sans doute rapprocher cette question de celle de la stérilisation des malades mentaux ou

échec de leur intervention antérieure, puisqu’ils n’ont pas pu empêcher la situation de se dégrader, ou du moins ont mal évalué les possibilités d’évolution de la mère :

Là, on a une situation que je vais suivre à nouveau parce que notre intervenant auprès des appartements thérapeutiques est parti donc je vais prendre le relais, on a une maman qu’on héberge depuis trois ans, qui a dépassé les délais, qui résiste, mais pour des raisons que je dirais doubles, parce que d’une part probablement on n’a pas su y faire, alors on a été beaucoup dans l’observation de son comportement, donc là aujourd’hui ce qui se passe, c’est qu’il y a tout un tas de services à l’extérieur qui ont été alertés, donc cette maman effectivement, eh ben a mis son fils à l’école et on savait que ce serait une situation compliquée parce que tant qu’il était à la maternelle il était pas obligé d’aller à l’école, donc les absences et les troubles du comportement de la maman n’étaient pas forcément repérés, maintenant qu’il est en primaire, en deuxième année de primaire, il y a eu du retard, ce qui fait que, elle a été repérée comme telle, comme étant une maman en difficulté, et il y a quelque temps, il a été question d’un placement. Educateur CSST, entretien n°26.

Ainsi, l’évaluation, bien que continue sur une période de plusieurs années, n’a pas permis de prendre avant la scolarisation les décisions nécessaires pour l’enfant, comme un accueil dans un internat, pour finalement aboutir à un placement, lequel est vécu comme un échec par l’équipe.

e) La prostitution

Cette question n’est quasiment pas abordée par certains professionnels alors qu’elle est centrale pour d’autres, y compris dans un même hôpital, sans que l’on puisse de ce fait attribuer cette variation à l’importance du flux dans le service. Une des assistantes sociales, par exemple, n’a « lâché » le mot qu’avec réticence, en fin d’entretien, alors qu’une autre a pratiquement centré l’ensemble de ces propos autour de cette question :

Ben nous on a des mamans comme çà, elles savent même pas qui est le père. Enfin, c’est… et puis là, des prostituées, hein !

Assistante sociale, maternité, entretien n° 3.

On perçoit nettement cette réprobation sous-jacente, au sujet d’enfants conçus de père inconnu, au gré des rencontres de leur mère. Des paroles plus surprenantes, au hasard des entretiens, nous ont été livrées sur cette question, comme ce propos d’une sage-femme :

J’ai le souvenir d’une maman qui était venue la première fois pour son premier enfant. Elle avait 20 ans, toxicomane prostituée, à l’époque il y avait encore de la prostitution. Elle avait réussi à se sortir de la prostitution en se sauvant…

Cadre sage-femme, entretien n° 22.

Rien autour de cette phrase ne permet de comprendre cette expression « à l’époque il

y avait encore de la prostitution ». Cette sage-femme ne peut prétendre qu’il n’y en a

plus aujourd’hui, il est possible que les jeunes femmes le disent moins, mais le propos reste surprenant, ou alors elle faisait référence à la proximité du centre hospitalier où elle est interrogée. Au contraire, d’ailleurs, l’une des femmes rencontrées, Patricia, estime qu’aujourd’hui la prostitution est plus répandue que lorsqu’elle-même était jeune (elle a 43 ans) et le dénonce avec virulence « Avec mon lascar (ndr : homme)

on volait à la tire. Tu les vois maintenant elles font toutes le tapin. Le gars, il la met sur le trottoir ». Pour elle, c’est une solution de facilité inacceptable.

De même, Nora indique s’être séparée de son compagnon, par suite d’un refus de sa part de rentrer dans ce système de prostitution :

En fait, ben çà fait moins d’un an que j’ai perdu le contact avec lui, parce qu’il me faisait faire des choses, il voulait que je fasse des choses comme sa mère, et ce que je comprends pas c’est qu’il a sa mère qui fait ce métier là, et qu’il sait qu’il en a souffert, parce qu’il s’est défoncé à cause de çà, parce que sa mère faisait ce métier-là, et pourtant, elle a un restaurant-café, elle est propriétaire d’un restaurant-café et je comprends pas comment, et avec tout çà quoi, il me demandait si ce genre de truc m’intéressait, mais je sais pas ! Et donc, dès qu’il m’a proposé çà, et ben j’ai arrêté de le voir.

Nora, entretien n° 35.

Dans la recherche de Stéphanie Pryen sur les prostituées lilloises (1999), la moitié sont toxicomanes. La relation au produit fonctionne dans les deux sens : certaines se droguent d’abord et se prostituent pour financer leur consommation, d’autres sont prostituées et utilisent la drogue pour « oublier » ou sortir d’elles-mêmes. 15 des 17 mères qui sont à la fois toxicomanes et prostituées ont vécu le placement de leur enfant, soit dans leur famille, soit à l’extérieur. Elles ont ainsi plus souvent perdu la garde des enfants que celles qui ne sont « que » prostituées (Pryen Stéphanie, 1999). La question de la moralité est évidemment présente ici. Dans le texte de loi autorisant le placement, il est bien question de la santé et de la moralité de l’enfant. Vivre avec une mère prostituée est donc bien perçu comme une atteinte à la moralité, même si la femme peut cacher son activité à sa famille, voire estimer qu’il s’agit d’une profession. Les femmes interviewées par Stéphanie Pryen (1999) lui ont fait part de cette difficulté, qu’elle rapporte ainsi : « Si la toxicomanie et la prison sont plus facilement comprises par les mères comme motif au placement, celui de la prostitution est largement rejeté, et vécu comme une stigmatisation supplémentaire. Une prostituée peut être mère, et une bonne mère, contre toutes les argumentations sur la "moralité". Cette peur que leurs qualités maternelles soient remises en question complexifie les rapports aux institutions, surtout celles du travail social, les conduisant parfois à préférer abandonner toute demande plutôt que d'avoir à aborder leur activité : " Ah non, j'préfère pas, j'préfère pas [en parler avec des travailleurs sociaux]. Ben non, après les assistantes sociales elles vont savoir que je travaille, elles vont m'prendre la tête, pour ma fille et tout, j'préfère pas non. " (Zoé). » (Pryen Stéphanie, 1999).

Christine que nous avons interviewée indique, sans détour, qu’elle s’est prostituée pendant quelques années, après qu’elle se soit retrouvée à la rue, enceinte de cinq mois, au décès de son ami, sans emploi et rejetée par sa famille parce que toxicomane et séropositive. Pour elle, la prostitution était la seule alternative valable aux vols qui l’ont immanquablement conduite en prison, dont une fois pour un an.

Ben j’ai rencontré le papa, des enfants, lui ben disons il buvait de l’alcool et moi j’étais droguée, beaucoup de médicaments, de l’alcool, tout ce que je pouvais prendre, le crack. Disons que comme aussi j’avais pas mal de revenus, avec la prostitution, tout partait dans l’hôtel, euh, la drogue, c’était infernal quoi. Et là quand je l’ai connu, il m’a proposé de m’aider et là j’ai décroché (rires), durement, pendant quelques semaines.

Martine, par contre, n’avait pas abordé cette question lors de l’interview, mais le dira finalement au cours d’un entretien plus informel « Moi mon père je ne l’ai pas vu

depuis vingt ans. C’est quelqu’un de très rigide. Pour lui, je suis qu’une prostituée. Il voit pas que j’ai changé que je suis une mère, avec deux enfants ». Elle situe ainsi la

prostitution dans un avant, comme la toxicomanie, une étape de son parcours de vie qui « lui colle à la peau ».

Cet engrenage entre la drogue, le besoin d’argent et la prostitution comme solution « facile » et moins risquée au niveau des rencontres avec la police est bien décrit dans le roman « Moi, Christiane F., 16 ans, droguée, prostituée » (op. cit.). Pourtant, le témoignage de femmes toxicomanes montre que cette activité n’est justement pas perçue comme un moyen « facile » par les femmes, mais plutôt comme le dernier moyen, auquel souvent elles ne se résolvent qu’en ultime recours. La maternité est un moteur puissant dans cette décision, la prostitution étant somme toute moins risquée d’un point de vue pénal, alors qu’elles craignent par dessus tout de « tomber » (se retrouver en prison) ce qui signifierait le placement des enfants.

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