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c) Un enfant trop invest

Pour les professionnels de la petite enfance, un risque souvent évoqué est celui d’une fusion entre la mère et l’enfant, préjudiciable au développement de ce dernier. Cette énonciation mériterait d’être modulée en fonction de l’âge du nouveau-né52.

Dans un travail sur les centres maternels, ce constat est également fait d’une angoisse de fusion de la part des professionnels, aux origines lointaines : « Est-ce l’expression

d’un très ancien fantasme de notre culture française et européenne, qui réapparaît là dans la parole des professionnels, fantasme qui a pris selon les époques la marque de la séparation physique du nourrisson de sa mère, du non-allaitement

52 - Cette fusion est « normale » pour un nourrisson de quelques semaines car il est dans la totale

dépendance de sa mère, elle ne devient problématique que vers l’âge de neuf mois quand le processus d’individualisation doit se mettre en place.

par la mère, et plus subtilement peut-être encore (et plus cruellement), celle de l’allaitement par une nourrice sous les yeux de la mère ? Ou s’agit-il de l’effet non conceptualisé de l’absence du père : on redoute la fusion car on redoute que l’institution ne puisse se substituer efficacement au père dans sa fonction médiatrice entre la mère, l’enfant et la société ? » (Donati Pascale et al., 1999).

Plusieurs professionnels ont souligné toute l’importance d’introduire du tiers dans cette relation, en dédiant généralement ce rôle au juge (qui est beaucoup plus souvent un homme que les autres intervenants de la petite enfance).

Dans le cadre plus précis de la toxicomanie, pour les professionnels rencontrés, si dans de nombreuses situations la mère va pouvoir saisir l’opportunité de se sortir de la drogue pendant qu’elle est enceinte ou grâce à son enfant, bien souvent cette « lune de miel » sera de courte durée, la grossesse ayant été un palliatif au produit. Après l’accouchement, se réinstalle le vide qu’il faut combler.

C’est à nous de leur dire qu’elles sont mères, au même titre qu’une autre mère, qu’elles en sont capables. Ce qu’on a très souvent en fait, c’est que ce bébé, et çà c’est le danger, il faut faire très attention, le danger c’est que ce bébé en fait va peut être remplacer le produit pendant un certain temps et puis après elles s’apercevront que quand même, bon, le bébé c’est pas si terrible que çà et que, elles idéalisent beaucoup, beaucoup, pendant la grossesse par rapport au bébé. Donc c’est pour çà qu’il faut se méfier parce qu’il y a des rechutes dans les mois qui suivent. Déjà pour n’importe qui d’accoucher c’est pas facile, enfin c’est surtout les suites de couches qui sont pas faciles, hein, l’accouchement est plus ou moins facile selon chaque femme mais les suites de couches en général c’est une période quand même difficile psychologiquement pour tout le monde donc euh.

Cadre sage-femme, entretien n° 10.

Les femmes toxicomanes aiment être enceintes, ce qui a été décrit dans plusieurs études ou mémoires, car cela leur donne un sentiment de plénitude ou plus exactement de « plein » que seul leur procurait le produit. Beaucoup arrêtent ainsi leur consommation pendant cette période car elles n’ont pas besoin du produit qui leur sert à remplir un vide (voir en quatrième partie). C’est en tout cas l’opinion d’une puéricultrice que nous avons rencontrée :

Alors quand même, ce qu’on sait, c’est que la plupart font une pause pendant la grossesse. La plupart arrivent à diminuer énormément les doses, mais dès que le bébé est né, psitt, çà repart.

Puéricultrice PMI, entretien n° 6.

Cette période d’euphorie perdure en général tant que le bébé est totalement dépendant de sa mère. Puis la situation se dégrade lorsque l’enfant commence à manifester des signes d’autonomie. Ainsi, même si elle ne l’expliquait pas de cette façon, cette puéricultrice a fait ce constat dans sa pratique professionnelle :

Non c’est assez complexe. Souvent après l’accouchement, il y a un mieux et puis entre six et neuf mois, çà dépend de la toxicomanie, souvent il y a une reprise du produit, c’est souvent au bout de six à neuf mois.

Puéricultrice PMI, entretien n° 20.

Une psychologue qui s’occupe des enfants de mère toxicomane nous exprime beaucoup plus clairement cette incapacité à se séparer de l’enfant et les difficultés qui en découlent.

Si tu veux il y a des phases d’évolution, tu sais, au niveau de la séparation et de la mère et de l’enfant, l’un envers l’autre. C’est-à-dire que jusqu’à la marche, dès que l’enfant commence à être un peu autonome, çà commence à être un peu difficile. Hum

Et c’est vrai qu’on voit, alors il y a pas eu d’études là-dessus, mais on voit bien que, quand même pourquoi les enfants vont si tard à l’école,

[A l’école ou dans des structures intermédiaires, avant]

A l’école ou dans des structures. C’est que l’autonomie de l’enfant n’est pas quelque chose de facilement quand même acceptable pour la maman. On le voit euh, pour les lieux d’échanges sociaux, on le voit pour la propreté, hein, parce que l’enfant marche mais on garde quand même une espèce de, je vais pas dire d’emprise, mais il y a quand même, une espèce de, donc ils acceptent quand même très tard la propreté, toutes les phases d’alimentation aussi sont quand même très longtemps et problématiques et il y a quand même une alimentation entre guillemets de bébé très longtemps.

Psychologue, CSST, entretien n° 31.

Ainsi, de nombreuses femmes sont décrites par ces professionnels comme présentant un lien pathologique à leur enfant, et un travail apparaît nécessaire avec la mère et avec l’enfant pour arriver à les individualiser. En cas d’échec, une séparation thérapeutique sera la seule alternative, tant à terme le développement de l’enfant risquera d’être compromis. Ce travail permettra que l’enfant puisse par exemple rentrer normalement à la maternelle, ce qui serait difficile en son absence (l’enfant n’est pas autonome, pas propre, etc.).

Cette difficulté à se séparer du bébé est le problème le plus fondamental selon cette psychiatre qui, du coup, explique d’une autre façon ce présumé désintérêt de certaines femmes toxicomanes pour leur enfant :

Donc la question n’est pas tellement la drogue, que le rapport, la fonction de la drogue dans les problèmes psychiques et je crois que pour certaines mères, ce qu’on doit interroger ce n’est pas le fait qu’elles consomment ou non des produits, c’est comment vont-ils pouvoir négocier entre elle et eux le fait qu’un enfant c’est destiné à vouloir quitter sa mère. […] Bon pour les gens qui ont une pathologie de la dépendance, je pense que ce qu’elles vont mettre en œuvre pour, va être compliqué, sur la question de la séparation. La problématique fait qu’il y a des choses qu’elles ont du mal à mettre en œuvre, parce que c’est trop douloureux. C’est typique de ce qu’on voit dans les placements, ce sont des femmes, ou même lorsque l’enfant est en néonat, aller voir l’enfant sans l’avoir avec soi est tellement douloureux, c’est-à-dire d’anticiper le « au revoir je reviendrai demain » que parfois il vaut mieux ne pas y aller du tout, çà fait trop mal, la séparation fait trop mal.

Et ce sont des mamans qui cessent d’aller voir l’enfant parce que finalement c’est tellement douloureux qu’il vaut mieux ne pas le voir du tout. Et nous on dit vraiment, mais c’est un excès de douleur et non un excès d’inintérêt. Donc moi, le questionnement que j’ai par rapport à ces mamans-là, c’est où est-ce qu’on en est par rapport à leur problématique de dépendance, de la dépendance en général, à la gravité de la dépendance, du rapport de dépendance, et qu’est-ce qu’elle va pouvoir permettre, est-ce qu’elle va pouvoir permettre que l’enfant se sépare, qu’il prenne son envol, c’est-à-dire très vite à six mois lorsqu’il commence à galoper à quatre pattes, hein. Donc c’est plutôt çà le problème, plus que les troubles de la consommation, c’est plutôt çà…

Psychiatre, CSST, entretien n° 34.

Ainsi, alors que le critère de risque le plus souvent évoqué par les soignants (cf. infra) est que les femmes toxicomanes ne sont pas disponibles vingt quatre heures sur vingt quatre pour leur enfant, pour d’autres professionnels, en contact avec les enfants plus âgés, la vraie difficulté va s’avérer être de pouvoir mettre fin à la fusion, les séparer et

d’individualiser l’enfant. C’est ce qu’exprime le rapport de placement familial suivant :

L’attachement que porte les enfants à leurs parents est réel et réciproque. Toutefois, même si madame reconnnaît qu’ils évoluent bien au sein de leur famille d’accueil, elle ne peut se résoudre à être autrement que dans une relation fusionnelle. Ils sont tout pour moi, si je ne les récupère pas cette année, je perdrai espoir et je risquerais de replonger. Le lien est si fort qu’elle semble n’avoir aucun autre projet en dehors de ses enfants qui sont son seul soutien.

Dossier judiciaire, rapport de placement familial.

Deux des juges pour enfants rencontrés nous ont également décrit des interventions de leur part où le problème identifié était plus un lien pathologique à l’enfant que la toxicomanie de la mère, ce qui nécessitait une séparation. La solution qu’ils préconisaient n’était pas un placement de l’enfant dans un premier temps, mais un internat scolaire afin de favoriser l’autonomie.

Ce surinvestissement de l’enfant serait une conséquence de la faible estime de soi de la mère, doutant de sa capacité à être une « bonne mère ». De nombreuses recherches publiées relèvent qu’une des caractéristiques les plus habituelles des femmes toxicomanes est une faible estime de soi, qui tout à la fois les exposent à la prise de produits, puis à des relations amoureuses problématiques et à des doutes concernant leur capacité à être mère. Les études sur les attitudes parentales aux Etats-Unis montrent ainsi que le plus souvent ces femmes se ressentent comme des mères inadéquates et adoptent de ce fait un comportement de discipline très strict (Nair Prasanna et al., 1997). Les représentations négatives des personnels de maternité et les mesures d’assistance éducative qui vont leur être proposées, vont renforcer ce sentiment chez ces femmes.

La période autour de la naissance est reconnue comme entraînant une forte fragilité des femmes en règle générale, avec éventuellement des épisodes dépressifs (baby blues), pendant laquelle elles ont besoin de se sentir entourées et soutenues. Ainsi, une recherche basée sur des entretiens avec de jeunes accouchées montre que : Au-

delà de la prise en charge de soins, les mère attendent un soutien émotionnel pour développer une image de soi positive de leur moi mère. Les petites phrases sont ressenties intensément » (Billon Jacqueline et Forestier Danièle, 2000), p.235. Selon

ces auteurs, ces attentes envers les professionnels de maternité sont d’autant plus fortes que les pratiques de puériculture héritées de l’entourage familial sont insuffisantes.

Une enquête européenne sur des femmes toxicomanes avant qu’elles commencent leur traitement, leur demandait par auto-évaluation d’indiquer leur opinion sur leur capacité à être mères : 52 % se jugeaient incapables ou tout à fait incapables, 41 % pensaient être capables ou tout à fait capables et 6 % n’avaient pas considéré la question (Facy Françoise et al., 2004). L’opinion de ces femmes sur elles-mêmes s’est significativement améliorée après leur entrée en traitement.

De manière plus générale, la catégorie des mères s’est aujourd’hui combinée à plusieurs autres catégories du social, mais avec une même obligation de compétence : les mères au travail, les mères célibataires, etc. « D’autres combinaisons évaluées

plus coûteuses par la société sont demeurées marginalisées, voire taxées de déviantes : les mères dépressives, les mères adolescentes, les mères toxicomanes, les mères en situation de handicap mental, les mères sidéennes, etc. Derrière ces

nouvelles mater dolorosa s’agite bien entendu le spectre de la « mère négligente » et de la « mère abusive » (Niquette Manon, 2003). Ce sont bien ces deux positions

extrêmes qui nous sont signifiées ici, à travers cette conception de l’enfant « lâché » ou « collé ».

B-  La  prise  en  charge  des  femmes  toxicomanes  enceintes  ou 

mères 

La revue de littérature nous avait montré que la prise en charge des femmes enceintes toxicomanes est encore extrêmement déficitaire dans la plupart des pays du Conseil de l’Europe (Groupe Pompidou, 2001). La prise de conscience très tardive de la spécificité de ces grossesses et des risques liés à la prise de substances a retardé la mise en place de politiques publiques prenant en compte cette dimension. Le problème de la toxicomanie, en règle générale, a peu fait l’objet d’un investissement en termes de formation des personnels médicaux.

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