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b) Les grossesses non suivies

La population des femmes toxicomanes est décrite dans la plupart des études comme présentant le risque de ne pas se soumettre aux examens exigés pour le suivi normal d’une grossesse, qui permettent le dépistage précoce des pathologies et la prise de contact avec l’équipe obstétricale. La prise en charge tardive de la grossesse, dans le pire des cas lors d’une arrivée aux urgences pour l’accouchement, fait courir un risque de prématurité, de mortalité fœtale ou infantile, outre les risques déjà décrits sur les caractéristiques du nouveau-né (cf. première partie).

Les femmes toxicomanes sont décrites comme ne faisant pas suivre leur grossesse87,

ce qui serait un premier indice de leur manque d’intérêt envers l’enfant à venir. En France, au niveau national, la part des grossesses insuffisamment suivies est en constante régression : de 15 % en 1972 à 7,8 % en 2003 (Vilain Annick et al., 2005a). Les grossesses non déclarées représentent 0,5 % des naissances. La part des grossesses mal suivies, comme le nombre moyen de visites, sont socialement contrastées puisque moins de 6 % des cadres ont eu moins de 7 visites avec une moyenne de 9,2 visites tandis que 15 % des sans profession n’ont pas fait toutes les visites, avec une moyenne de 8,2 visites pour une moyenne générale de 8,9 visites (Vilain Annick et al., 2005a). Le nombre de visites dépend également des ressources du ménage, les femmes ne vivant que des aides ayant effectué moins de visites, alors même qu’elles ont plus de problèmes de santé et qu’elles sont plus souvent hospitalisées (Blondel Béatrice et al., 2005).

Néanmoins, les rares études portant sur le point de vue des femmes montrent que les mères toxicomanes partagent les normes communes sur les grossesses et connaissent ce qu’il faudrait faire pour le bien-être de leur fœtus. Ainsi les femmes interrogées par Sheigla Murphy et Marsha Rosenbaum (1999) ont toutes indiqué qu’elles essayaient de dormir davantage, de mieux se nourrir, de prendre des vitamines, etc. et s’inquiétaient fortement des conséquences de la prise de produit sur leur futur bébé, mais qu’elles évitaient les services médicaux par crainte des conséquences en termes de retrait de la garde de leurs enfants. Les stratégies développées par ces femmes sont variées, comme de réduire les doses ou d’opter pour un produit qu’elles estiment moins dangereux.

Pour le cas français, une raison souvent sous-estimée du non-suivi des grossesses est la honte ressentie par des femmes d’origine maghrébine d’être enceinte tout en étant célibataire, souvent associée à un rejet de la famille. C’est pour elles un frein puissant à la recherche d’une aide (Goyaux Nathalie, 1999). Zohra exprime ce sentiment :

La 2ème, si je l’ai pas fait suivre du tout, je crois que j’avais très honte parce que

chez nous, enfin chez mes parents, c’est quelque chose qui était inconcevable d’avoir des enfants sans être mariée et voilà un 2ème enfant avec un autre père et

avec lequel j’étais plus, euh ouais, il y avait beaucoup de honte là dessus. La vérité, c’est que les médecins s’en foutent.

Zohra, interviewée par Sandrine Aubisson, décembre 2001.

De plus, la plupart des études médicales montrent que les femmes toxicomanes subissent des modifications hormonales avec souvent une aménorrhée (disparition des règles). Les symptômes de la grossesse, en particulier les nausées, sont souvent, à tort, confondus par la femme avec l’état de manque, entraînant une augmentation ou une reprise du produit. La prise de conscience tardive de la grossesse est donc courante chez ces femmes et lorsqu’elle amène une demande d’interruption volontaire, celle-ci ne pourra être satisfaite, du fait du dépassement du délai légal. Le début du suivi au 2ème voire 3ème trimestre de la grossesse revêt ainsi une signification

propre au contexte de la toxicomanie, relevant éventuellement davantage d’une problématique de gestion du corps que du déni de la situation.

87 - Une grossesse bien suivie et menée à terme comprend légalement sept visites en France. La notion

de grossesse peu ou mal suivie fait intervenir plusieurs critères dont la durée de celle-ci (une naissance prématurée empêche les dernières consultations) : le nombre total de consultations pendant la grossesse, le fait que la première consultation (donc la déclaration de la grossesse) ait eu lieu avant 15 semaines.

Zohra nous a également décrit ses quatre grossesses, n’en a fait suivre aucune, bien que dès son second enfant elle ait réalisé qu’elle se signalait de ce fait aux services sociaux. Elle ne justifie ni n’explique en rien cette attitude, elle la constate a posteriori « Pareil, une grossesse qui n’avait pas été suivie »88.

De plus, pendant très longtemps, les maternités, ou de manière générale les services hospitaliers, ont été perçus par les femmes toxicomanes de manière très négative : elles risquaient, en effet, un signalement social, le placement de l’enfant était trop systématique, la dépendance n’était pas prise en compte d’où une situation de sevrage de fait et leur fuite rapide (Lejeune C. et al., 1997). Ainsi, les études sur les femmes toxicomanes enceintes font état d’un pourcentage élevé de grossesses non suivies, de l’ordre de 20 % ou peu suivies (trois consultations ou moins sur les sept obligatoires) de l’ordre du tiers (Bordes N. et Pinganaud S., 1996), soit au total une grossesse sur deux insuffisamment surveillée.

Une amélioration de la prise en charge a été permise dans les dernières années par le développement du travail en réseau avec une coordination hospitalière, permettant un repérage des femmes à risque par les associations ou les services sociaux et les structures de soins pour toxicomanes. Dans l’expérience du réseau des Hauts-de- Seine, un rôle majeur a été dévolu à des « femmes-relais »89, qui repèrent et orientent

les femmes enceintes non suivies pour des raisons sociales ou culturelles (Lejeune et al., 1998).

Le non suivi de la grossesse peut aussi être une tentative pour la femme d’échapper au regard de réprobation qui pèsera immanquablement sur elle, dès que les services sociaux la découvriront enceinte. Ces enchaînements transparaissent bien dans les récits des intervenants, qui mettent en évidence les tentatives de ces femmes pour échapper au repérage et se soustraire à ce regard. Ainsi, la cliente de ce médecin hospitalier :

Donc j’ai profité de mes vacances pour dire, il faut que vous trouviez un autre médecin pour vous suivre et puis on change de traitement, c’est la méthadone, et dans le centre de soins ce sera mieux et j’ai passé le relais à ce médecin. Donc il la voyait régulièrement mais c’était compliqué, c’était souvent en retard, toujours entre deux, etc. et il la voyait et elle lui a caché sa grossesse.

[Pas mal !]

Elle a très, très peu grossi…

[Donc il la voyait pour la méthadone, pas pour la grossesse ?]

Et donc, nous on a su qu’il y avait un signalement et qu’elle était enceinte par le biais de ce signalement, euh mais le médecin qui la voyait (rires) ne savait pas qu’elle était enceinte ! Donc moi je l’ai appelé en disant, tu, tu es sûr que elle est pas enceinte ? Alors c’est vrai que c’est une dame, comme elle buvait un peu d’alcool, elle avait un petit ventre. « Oh ben non ». Je pense que tu devrais quand même discuter avec elle. Et effectivement, elle était enceinte et elle a, elle n’est jamais venue ici pour faire suivre sa grossesse, jamais, pendant tout le temps,

88 - L’interrogation directe sur ce point n’était pas possible à ce moment du récit, je préférais opiner et

la laisser poursuivre.

89

- Leur mission consiste à accueillir, à écouter, exercer toute activité qui concourt au lien social, informer et

accompagner les habitants du quartier dans leurs démarches administratives ou celles relatives à la santé, faciliter le dialogue entre services publics et usagers. Elles peuvent accompagner une femme à une consultation prénatale et avoir par exemple un rôle de traducteur si la femme ne parle pas français, ou plus généralement d'accompagnateur.

alors que… on l’attendait tous et qu’elle savait qu’elle pouvait venir. Donc, elle a fini par venir le dernier mois avant d’accoucher. C’est dire que c’est exactement comme ce qui c’était passé la première fois. Malgré que les contacts existent, malgré qu’il y ait des collègues, il y a quelque chose qui fait que c’est impossible. Et je pense que dans le quelque chose il a des signalements, des placements, etc. C’est une femme qui avait déjà deux enfants placés d’un autre mariage.

Médecin CHU, entretien n° 4.

La jeune femme dont il est question ici, non seulement dissimule sa grossesse au médecin qui la suit pour son traitement de substitution90 mais encore refuse le

contact avec l’équipe hospitalière qui l’a pourtant suivie lors de sa précédente grossesse. Le médecin suppose tout de même qu’il y a un lien entre cette esquive et le devenir de ses enfants précédents. En fait, ce même hôpital avait fait un signalement un an après la naissance de l’enfant précédent (le troisième) mais qui n’avait pas été pris en compte par les services judiciaires. Un deuxième signalement a été transmis au juge, émanant de voisins. A cette occasion, les services hospitaliers interrogés ont pu obtenir des éléments sur cette nouvelle grossesse (la quatrième de la femme). Il convient enfin de préciser que l’absence de suivi prénatal peut également entrer dans la problématique très particulière du déni de grossesse : la femme refuse de prendre en compte les signes de son corps et, à l’extrême, va interpréter le début du travail comme un problème intestinal. Dans le pire des cas, ce déni peut se prolonger par le meurtre de l’enfant (néonaticide). Or, à l’évidence, les équipes de maternité sont encore aujourd’hui mal informées sur ce risque, en particulier s’agissant d’adolescentes et très peu des femmes concernées sont orientées vers une consultation psychiatrique lors de la prise en charge de l’accouchement (Grangaud Nadine, 2002). Une recherche menée par Catherine Bonnet et portant sur des accouchements sous X ou à domicile ayant entraîné la mort du nouveau-né, montre que la majorité des femmes concernées avait fait preuve d’un déni massif de la grossesse, quelquefois jusqu’à l’accouchement lui-même. « Le meurtre de l’enfant en

est souvent une conséquence inéluctable si le voile n’a pas pu être levé sur cette « grossesse impensable » selon ses propres termes (Bonnet Catherine, 1996).

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