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Traduire une présence, ou l’esprit du médium

La prémisse du dispositif retenu par la présente étude consiste à poser que le plan de la pratique évangélique et celui du discours ou de la théorie sociologiques s’articulent au moyen de la description. Celle-ci prendra toutefois une allure bien particulière. Ainsi,

23 On se gardera d’oublier que le passage d’une praxis à une theoria constitue l’une des apories majeures propres aux traditions aristotélicienne et marxienne, pour n’indiquer que certains des courants majeurs ayant réfléchi à cette question.

l’option marquée pour le recours à des données naturelles – produites par et pour les membres, dans le cadre de leur activité religieuse – n’annule pas pour autant une forme de traduction, en particulier lorsque ces données se présentent d’abord sous l’aspect d’un enregistrement qu’il s’agira de transcrire. Le passage de la parole à l’écrit, du son capté à sa restitution graphique, consiste déjà en une médiation particulière. Médiation épistémologique facilitant la saisie conceptuelle d’un phénomène. Médiation de la perte phénoménale, néanmoins, tentant d’apprivoiser, par le moyen de l’enregistrement sonore et textuel, l’absence qui la fonde, la distance de ce phénomène vers lequel elle ne fait que pointer. Car il est irrémédiablement passé l’événement saisi par les dispositifs techniques. Et quand bien même cette saisie se parerait des atours d’un éternel présent, elle ne renvoie que vers un ailleurs qui l’engendre, mais sur lequel elle n’a plus prise que de manière partielle, un lointain qui conserve à jamais une part d’irréductible étrangeté et sur lequel elle risque de s’exprimer partialement.

L’enregistrement, et plus encore sa retranscription, se situent ainsi à mi-chemin entre l’événement, dont ils constituent une trace, et sa saisie théorique, opérant au passage la médiation entre une présence désormais absente et l’horizon de savoir « ouvert » (au sens de « rendu possible ») par cette absence. La transcription renvoie à un autre lieu, signale le déplacement qui va d’un là-bas à un ici, tout en fonctionnant sur le mode de la

re-présentation, une transformation de la présence qui tiendrait lieu de ce qu’elle était

originairement. Cette présence qui se dérobe alors qu’on se croyait sur le point de la saisir, elle circule. Et la transcription, susceptible de ménager un accueil passager, de tenir momentanément lieu de remplacement, ne saurait mettre un terme à cette évanescence, fixer définitivement la présence24. De sorte qu’il ne faudrait pas confondre

le médium avec l’événement originel, le premier ayant la périlleuse tâche de convoquer le second, de le faire parler par-delà la séparation imposée, dans le temps et l’espace, par le flux de l’existence25. Et l’on verra sous peu que si l’exercice se révèle téméraire, cela tient

24 M. de Certeau pose ainsi une « insurmontable lacune [entre l’historiographie et l’objet qu’elle prétend rapporter] qui, dans le texte, porte au jour un manque et fait sans cesse marcher ou écrire encore ». Et l’auteur de poursuivre : « Cette lacune, marque du lieu dans le texte et mise en cause du lieu par le texte, renvoie finalement à ce que l’archéologie désigne sans pouvoir le dire : le rapport du logos à une archè, “principe” ou “commencement” qui est son autre. Cet autre sur lequel elle s’appuie et qui la rend possible, l’historiographie peut le placer toujours “avant”, le remonter sans cesse plus haut, ou bien le désigner par ce qui, du “réel”, autorise la représentation mais ne lui est pas identique. L’archè n’est rien de ce qui peut être dit. Elle s’insinue seulement dans le texte par le travail de la division ou avec

l’évocation de la mort. | Aussi l’historien peut-il seulement écrire, en conjuguant dans cette pratique l’“autre” qui le fait marcher et le réel qu’il ne représente qu’en fictions » (1975a, p. 31). Cf. également « Le médium et son esprit » de J. Widmer (1989) auquel le sous-titre de cette partie renvoie implicitement. 25 Nous voisinons ici avec la dimension oraculaire et démiurgique de la connaissance humaine dans sa

prétention à convoquer des absents pour les interroger sur le sort des vivants. Ulysse quêtant le conseil du défunt devin Tirésias, par-delà l’abîme de l’Hadès, ou le roi Saül tirant le prophète Samuel de son

au fait que la médiation touche au sens appréhendé comme orientation et structuration endogènes d’une temporalité, c’est-à-dire à l’expérience ordinaire de l’écoulement du temps dans une situation donnée. Ce toucher se répercute sur une seconde dimension du

sens qu’il contribue à déplacer, soit la compréhension située de ce qui est vécu sur le

moment.

Les artefacts de l’enregistrement et de la transcription rendent possible une autre forme de circulation propre à la science. Pour reprendre l’heureuse formule de B. Latour, ils constituent tous deux des « mobiles immuables », soit des procédés offrant la possibilité de capter quelque chose du monde et de l’apprêter de sorte qu’il devienne un phénomène notable, mesurable, investigable, présentable et démontrable, mais surtout

déplaçable, tout en conservant une apparence d’immutabilité, malgré le transport que la

communauté scientifique lui fait subir. Dans le cas de la transcription, ce travail de conditionnement permet la saisie d’une pratique (discursive) et sa représentation graphique au moyen de marqueurs signalant que nous ne sommes pas simplement face à un texte ordinaire, mais en présence – de la traduction26 – d’une interaction, dont la

restitution appelle la mobilisation d’une signalétique particulière27. Cependant, cette

signalétique, loin de se borner à rappeler le caractère d’événement de parole que prétend rapporter la transcription, constitue la marque de propriété qu’une corporation savante appose sur un objet pour le reconnaître sien et autoriser sa circulation dans le champ disciplinaire, comme on marque du bétail au fer rouge, afin de garantir la sécurité de sa possession, tout en facilitant la latitude de ses déambulations.

repos mortel : figures mythiques cherchant auprès des morts un savoir susceptible de rendre compte des « forces » – divines – qui président au cosmos et aux destinées humaines.

26 B. Latour définit ces mobiles immuables de la sorte : « [C]omment agir à distance sur des événements, des lieux ou des gens qui ne nous sont pas familiers [?] Réponse : en ramenant chez nous par un moyen

quelconque ces événements, ces lieux et ces gens. Comment peut-on le faire puisqu’ils sont distants ? En

inventant des moyens qui a) les rendent mobiles de façon à pouvoir les ramener ; b) en les maintenant

immuables de façon à pouvoir les bouger dans tous les sens sans distorsion, perte ou corruption

supplémentaire, et c) en les faisant se combiner pour que l’on puisse les cumuler, les réunir, les battre comme un paquet de cartes quelle que soit la matière dont ils sont constitués » (2005 [1989], p. 534). Sur cette même notion, voir également son article intitulé « Le topofil de Boa-Vista » (1993) ou son récent ouvrage, Changer de société ~ Refaire la sociologie (2006, pp. 325-328). Il n’est pas anodin qu’au moment d’évoquer la transcription, il soit fait mention de « traduction » et référence à ce sociologue. Non que ce dernier se révèle un adepte de la transcription sous la forme qu’entend la pratiquer la présente étude, mais plutôt que sa sociologie – baptisée parfois de « sociologie de la traduction » – propose un cadre opportun pour penser les médiations, c’est-à-dire les transformations et les déplacements que nous faisons subir au réel, afin de l’appréhender.

27 Pour l’essentiel, les conventions de transcriptions retenues dans cette étude s’inspirent largement de celles élaborées par l’analyse de conversation [conversation analysis] (Drew & Heritage, 2006 ;

ten Have, 1999 ; Hutchby & Wooffitt, 1998 ; Psathas, 1995 ; Sacks, 1992a, 1992b ; E. A. Schegloff, 2007), en conservant toutefois des éléments de ponctuation classique, dans le souci d’alléger les contraintes de lecture pour le lecteur peu familier de ce type de traitement. Les conséquences épistémologiques et analytiques propres à la transcription ont donné lieu à une importante littérature (cf. Bonu, 2002 ; ten Have, 2002 ; Mondada, 2002 ; Pack, 1986 ; Psathas & Anderson, 1990).

Dès lors, une logique duelle préside à l’opération de transcription : il s’agit de conserver des caractéristiques notables de l’événement qu’elle se propose de restituer, tout en le faisant dans un langage commun à celui d’une communauté scientifique. C’est ici une double contrainte familière des traducteurs, celle de la fidélité à l’original et de l’exigence de lisibilité pour les destinataires. Il faudra veiller, par conséquent, à maîtriser les effets induits sur le sens par cette mobilité qu’instaure le dispositif de traduction. Si le sens est produit in situ, indexé sur les paramètres que sont le local et la séquentialité, l’extraction des propos de la situation initiale d’énonciation, arrachement suscité par le souci de circulation qui sous-tend l’analyse, implique une forme de déplacement du sens, un transport des bornes spatiales et temporelles qui circonscrivent l’événement. Réinscrit dans un corpus prétendant rassembler des phénomènes similaires, l’extrait, tiré de son lieu d’origine, perd quelque chose de sa particularité pour venir signifier une généralité. Simultanément, certains éléments de sens tendent à s’effacer au risque de disparaître complètement, alors que d’autres font leur apparition, les limites du nouveau contexte étant susceptibles de se voir appréhendées comme des indicateurs pertinents pour déployer un travail herméneutique inédit28. Il vaut la peine de souligner ce point : le

passage de l’indexation locale à l’insertion dans un corpus de données signale le déplacement d’une façon de percevoir l’événement dans sa singularité vers sa saisie en termes de typicité, soit l’adoption d’un autre point de vue29. La transcription – véritable

médiation matérielle – figure un promontoire sur lequel l’analyste et le lecteur peuvent se hisser dans l’espoir de gagner un peu de hauteur et, ce faisant, d’accéder à une vue en surplomb30.

Cette extension de la vision n’est pas sans présenter quelques pièges en ce qu’elle fournit une perspective différente de celle d’après laquelle s’orientent les acteurs en situation. Du coup, le chercheur est guetté par la tentation d’oublier cet écart et de prendre les orientations graphiques qui guident son œil sur la page pour les paramètres

28 Voir la notion de « méthode documentaire d’interprétation » [documentary method of interpretation] que H. Garfinkel (2007 [1967], chap. 3) développe à partir des réflexions de K. Mannheim, tout comme l’étude systématique à laquelle se livre A. McHoul (1982) sur les pratiques de lecture et d’interprétation. 29 Précisons que la saisie d’occurrences particulières transite toujours par un Gestalt, soit une

configuration à laquelle renvoie, et dans laquelle prend place l’occurrence, selon une « méthode documentaire d’interprétation » (Garfinkel, 2007 [1967]), suivant des méta-prédicats hiérarchisant les éléments pertinents propres à une situation (Cicourel, 2003 [1979]), ou d’après un schème conceptuel organisant des occurrences en des événements (Smith, 1978) – ces trois formulations renvoyant à un phénomène similaire. Dès lors, le travail du sociologue consiste à exhumer la configuration qui préside à la logique des inférences auxquelles se livrent les enquêtés.

30 C’est le propre des travaux relevant de l’Institutional Ethnography (Smith, 1974, 2005), des Studies of work (Garfinkel, 1986 ; Garfinkel, Lynch, & Livingston, 1981) ou des Science and Technology Studies

(Latour, 2005 [1989] ; Latour & Woolgar, 1996 [1978]) d’avoir mis en évidence le caractère matériel – pour une bonne part, textuel – des opérations de généralisation et d’universalisation relevant de la pratique scientifique.

effectifs présidant à la conduite des actions. Un exemple emprunté à la cartographie viendra étayer le propos.

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