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Le « hasard » d’une rencontre : une énonciation prudente

Le récit va convoquer la figure de « l’ami » dont la connaissance intime de la divinité contraste singulièrement avec la méconnaissance dont faisaient montre les croyants précédemment évoqués. Ce camarade opère comme un médiateur, sa personne irradiant d’une proximité avec le divin et son arrivée semblant correspondre à un projet providentiel. Cette venue permet d’inaugurer un thème qui court tout au long du témoignage, celui d’un bouleversement de la temporalité laissant entrevoir que Dieu est à l’œuvre. Quant au présentateur, à mesure que le compte rendu progresse, sa position d’intermédiaire s’infléchit nettement, le conduisant à faire pénétrer les spectateurs dans la réalité que restituent les propos de son invité.

Extrait 5 : A02/15-37

15 16 17

A °D’accord°. Euh si je comprends BIEN I:::: – il en FALLAIT pour que

QUELQUE CHOSE TE FASSE CHANGER d’avis au sujet de Dieu, en

particulier ?= 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31

B =Eh oui, il en fallait, oui. Mais euh EN FAIT C’EST DANS CE CADRE-LA que j’ai fait une RENCONTRE avec un ami qui LUI AUSSI

était étudiant en mathématiques, que j’ai eu l’occasion de connaître suffisamment pour BIEN ME RENDRE COMPTE qu’il avait lui aussi cet esprit vraiment euh scientifique. Et euh::: j’ai eu l’occasion euh::::: à un moment où j’étais avec lui de découvrir euh par HASARD, entre guillemets, qu’il était chrétien. Et euh nous avons à cette occasion longuement discuté sur Dieu. Et j’ai été vraiment très très frappé non pas par le contenu de ce qu’il pouvait me dire, mais par – dans la – parce que dans la manière dont il en parlait j’avais ce – euh je ressentais vraiment qu’il connaissait Dieu personnellement. Je ressentais qu’il parlait de Dieu comme si c’était quelqu’un qu’il connaît, qu’il connaît personnellement= 32 A =°mmh°= 33 B =et intimement.= 34 35 36 37

A =Ok. Euh j’imagine bien

que:::: ça a été quelque chose – une expérience marquante, mais on peut pas peut-être parler ENCORE LA d’une découverte de Dieu.

Il y a eu d’aut- sans doute d’autres jalons dans ta vie ? (0.2) [suite p. 124]

Philippe reprend sa narration au point où elle s’était interrompue, avant l’intervention du présentateur. Il n’explicite pas « DANS CE CADRE-LA », mais on comprend qu’il fait référence au contexte académique dans lequel il est plongé. Cet environnement est le théâtre d’une « RENCONTRE », nettement soulignée par la prosodie du locuteur. La personne rencontrée partage bien des qualités valorisées par le Philippe cartésien (études

en mathématiques, esprit scientifique), à ceci près qu’il s’agit d’un « chrétien ». La relation qui s’établit entre les deux individus est d’emblée décrite sous une modalité positive : c’est d’abord un « ami » que découvre Philippe, quelqu’un qu’il apprendra à connaître de manière à éprouver le sérieux de ses compétences scientifiques. Si le nouveau venu présente nombre de points communs avec notre mathématicien, il n’est pas défini comme un cartésien. Ce qui confère à ce compagnon une mesure qui contraste singulièrement avec le radicalisme rationaliste. Et ce n’est qu’au gré d’un approfondissement de la relation que la spécificité religieuse de l’ami va se livrer, « par HASARD, entre guillemets ».

Que le « HASARD » fasse l’objet d’une mise à distance, les mouvements de l’énonciation permettaient de l’anticiper. Ainsi, la série d’interjections appuyées (« euh::: ») qui précèdent l’évocation de la fortune et la divulgation de l’identité religieuse du camarade constituent autant de marqueurs interactionnels – plus que des hésitations – attirant l’attention du destinataire sur un point important. Le positionnement énonciatif se veut prudent, tout en signalant un élément à venir.

S’il s’agit de faire montre de prudence, c’est que le hasard apporte son lot de révélations. Il appert que deux identités posées jusque-là sur un mode antithétique peuvent parfaitement se combiner, l’ami étant à la fois un scientifique sérieux et un chrétien. Ce constat répond partiellement à la question initiale du présentateur (« Comment Dieu interpelle un scientifique […] ? »). La figure du camarade anticipe les transformations qu’est appelé à connaître le cartésien, sans qu’il ne soit requis de procéder au sacrifice de son intellect. La fortune apparaît sous un nouveau jour, transfigurée. Au gré d’une rencontre apparemment fortuite, Philippe découvre une autre réalité. Le récit du narrateur ne tardera pas à montrer combien l’enchaînement d’événements (en apparence) contingents dessine une trame providentielle. Dès lors, le « hasard » subit une opération de conversion : il dit sur le mode de la litote, presque de l’antithèse, la présence cachée de Dieu dans le destin biographique. Le hasard est habité.

La rencontre avec cet ami introduit Philippe dans une nouvelle dimension de l’existence. Dieu devient un sujet pour lui ; dans un premier temps, le sujet de longues conversations. La reconnaissance d’un savoir scientifique chez autrui n’a pour fonction pragmatique que d’attester de sa rationalité. À nouveau, lors du compte rendu des échanges qui ont cours avec ce « chrétien », le narrateur se départit profondément de la description qu’il livrait précédemment des « croyants » fréquentant « l’Église » [6-14]. L’inconsistance de leurs réflexions allait de pair avec des pratiques désertées par la raison, voire par l’émotion réelle, des « prières [récitées] par cœur ». De sorte que ces croyants entretiennent avec la divinité un rapport empreint de méconnaissance. À

l’inverse, l’ami vit une relation intime : Dieu est « quelqu’un […] qu’il connaît personnellement ». Si les croyants sont inconsistants quant à la raison qui guide leurs croyances et leurs pratiques, les échanges avec un camarade, « chrétien », excèdent les raisonnements logiques. On voisine avec une connaissance de type expérientiel, et non plus seulement théorique. Philippe ressent que l’autre est au bénéfice d’une étonnante proximité avec la divinité. Le cartésien en est affecté, la preuve s’éprouvant ici dans l’évidence d’un témoignage incarné (semblable à celui que livre le locuteur à destination de son public).

La description de l’ami semble buter sur cette relation interpersonnelle avec Dieu. Les derniers mots du tour de parole répètent à plusieurs reprises le topique du sentiment et de la proximité, comme si le langage même était excédé par cette modalité de connaissance [29-31]. Le présentateur, qui voit bien que le récit commence à tourner en rond, glisse une première ratification [32], de façon à indiquer qu’il s’apprête à intervenir, puis reprend la parole au moment précis où l’invité conclut sa phrase [34]. L’animateur concède que le fait de rencontrer une personne entretenant un tel rapport avec la divinité soit « une expérience marquante ». Il précise toutefois que cela ne constitue pas encore une découverte de Dieu – pour Philippe. Des « jalons » vont alors être mentionnés, l’amitié d’un chrétien constituant une étape dans un cheminement aboutissant à la rencontre de la divinité.

On notera le positionnement énonciatif particulier adopté par le présentateur. Il tient pour évident le fait qu’une personne puisse connaître Dieu sur le mode de l’intimité. Bien plus, la découverte de cette entité est chose possible et procède en divers moments délimitables et susceptibles d’être racontés. Par ces questions, l’animateur fournit précisément les balises qui guideront le récit de son invité, afin que ce dernier n’oublie de mentionner aucune des étapes essentielles de son itinéraire spirituel. Leur mention ne présente pas simplement un intérêt documentaire, mais a valeur d’exemple pour les destinataires du témoignage. Les diverses interventions du présentateur passées en revue jusqu’ici vont dans le même sens : à l’écran, il incarne autre chose que le sens commun61.

Loin d’adopter la position d’un tiers placé en extériorité au monde évangélique, l’animateur fait œuvre d’initiateur, de passeur dans l’univers de cette foi. Ce constat ne fera que se renforcer à mesure que le récit de l’invité approche de son dénouement.

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