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La rencontre personnelle de Philippe Forest avec la divinité survient dans le cadre d’une célébration évangélique. Après la lecture de la Bible et l’entrevue avec le pasteur, cette référence au culte signe une nouvelle progression dans l’engagement religieux. On parvient à un aboutissement, la visitation divine ébranlant à nouveau le rationalisme du personnage. Même si le compte rendu se fait discret sur certains aspects de l’événement, on saisit que le cartésien a été touché, sur une modalité certainement charismatique. La discrétion est de mise, car l’énoncé complet des circonstances met en péril la posture énonciative de l’invité, son crédit à parler en tant que scientifique. Le propos du témoin est alors pris dans un double bind, au sein d’une double contrainte : il lui faut attester d’une connaissance expérientielle qui embarque l’ensemble de la personne avec sa pensée et ses affects, tout en signalant que sa capacité à raisonner n’a pas été affectée par des sentiments ou des sensations particulières.

Extrait 9 : A02/73-95 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85

B =Et en fait euh, c’est ça l’aboutissement. C’est de POUVOIR rencontrer PERSONNELLEMENT

Dieu. Et euh C’EST CE QUI M’EST ARRIVE euh également euh lors d’un culte. Euh::::::: et LA AUSSI en fait même au TRAVERS de – de cette rencontre personnelle avec Dieu, et bien DIEU M’A MONTRE ENCORE UNE FOIS qu’il était – qu’il était là en dépit de mon esprit

cartésien. Puisque depuis quelques MOIS euh j’étudiais aussi la Bible personnellement au travers d’un – d’un petit guide euh d’étude biblique. Et le LENDEMAIN MATIN, lorsque j’ai pris le guide d’étude biblique, comme tous les matins, je me suis aperçu qu’en – en fin de page, on proposait un sujet de prière qui était merci Seigneur de t’être manifesté dans ma vie. Alors évidemment je me suis dit [euh:::: ]

86 A [((rire))] 87 88 89 90 91

B mais c’est invraisemblable ! C’est

exactement ce qui – ce qu’il m’est arrivé hier ! ET LA M’EST VENUE L’IDEE DE REVENIR une page en arrière et je me suis aperçu que la

veille en fait, avant ce culte où j’ai fait cette rencontre personnelle avec Dieu, et bien il y avait justement ce sujet de

70 On se reportera aux analyses remarquables de É. Benveniste (1974 [1965]) sur l’investissement énonciatif des opérateurs que constituent les pronoms personnels, véhicules sociaux de la subjectivité.

92 93

prière qui était proposé, qui était une phrase du genre Seigneur manifeste-toi dans – dans – dans ma vie. (0.5)

94 95

A (°Non°) c’était pas un HASARD, ni une coïncidence [MAIS un clin D’ŒIL, ]

[suite p. 137]

À première vue, la forme du récit semble suivre le même canevas que l’épisode du rendez-vous avec le pasteur. L’essentiel du compte rendu se focalise sur un guide d’étude biblique où sont indiquées des prières quotidiennes. Le narrateur souligne le caractère habituel de la pratique de cet ouvrage en indiquant qu’il s’y réfère tous les matins. De manière inexplicable, la lecture du jour suivant le culte est une intercession remerciant Dieu de s’être manifesté dans la vie du lecteur. Cette action de grâce se recoupe avec le vécu du témoin, ce qui implique la conjonction de deux calendriers apparemment déconnectés. Le locuteur fait état de son étonnement et l’idée lui vient (l’usage de la forme impersonnelle est lourd de sens) de revenir quelques pages en arrière, à la lecture prévue pour la veille du culte. Il y constate la présence d’une demande particulière : « Seigneur, manifeste-toi dans […] ma vie ». Ce constat porte à deux le nombre de conjonctions survenues sur un court laps de temps entre l’ouvrage dévotionnel et le vécu quotidien de Philippe. La temporalité ordinaire semble avoir subi un fléchissement dû à la manifestation de la divinité, cette visitation étant une réponse à une intercession.

L’événement raconté ressort proprement au merveilleux, au point que sa narration suscite un éclat de rire chez le présentateur [86], alors que le narrateur décrit l’effarement de son personnage face à la tournure des événements. Nous verrons bientôt comment l’animateur participe à l’établissement du caractère miraculeux des incidents rapportés. Pour l’instant, il convient de revenir sur ce qui s’est passé lors du culte, en amont des confirmations surnaturelles qu’a pu recevoir ce vécu par le moyen des prières quotidiennes qui figurent dans le petit guide d’étude. Car si les conjonctions extraordinaires qui s’établissent entre les demandes du livre de dévotion et le vécu du personnage relèvent d’un merveilleux charismatique, elles n’y participent que par dérivation en regard d’une manifestation initiale, tout aussi extraordinaire, mais sur laquelle glisse rapidement le témoignage.

L’épisode tient en une simple phrase. Après avoir mentionné sa rencontre personnelle avec Dieu « lors d’un culte », le locuteur énonce, non sans user de prudence, « Euh::::::: et LA AUSSI en fait même au TRAVERS de – de cette rencontre personnelle avec Dieu, et bien DIEU M’A MONTRE ENCORE UNE FOIS qu’il était – qu’il était là en dépit de mon esprit cartésien ». À ce point, le compte rendu bifurque sur l’usage régulier du guide d’étude biblique. La formulation est relativement elliptique, mais permet de reconstruire le type

de manifestation évoqué. Le cadre cérémoniel laisse entendre qu’il s’agit d’une forme de

saisissement extatique, possiblement durant le moment de louange. Philippe aurait

expérimenté une manifestation habituellement attribuée à la présence du Saint-Esprit. Certes, il n’en fait pas mention, mais un certain nombre de raisons peuvent être invoquées pour rester discret quant à la teneur de l’événement. D’autre part, la construction qu’adopte l’ensemble du témoignage appelle à une occurrence de ce type de manifestation. Passons en revue l’enchaînement des étapes narratives, avant d’évoquer les réticences du témoin à livrer l’entier de ce qui se serait passé.

Le récit de Philippe a mis en scène plusieurs médiateurs, autant de jalons dans son acheminement vers Dieu. Son ami, mathématicien et chrétien, occupe une place centrale dans le témoignage. Sa proximité avec Dieu interpelle le cartésien. Il est aussi celui qui introduit à la lecture de la Bible, l’artefact apparaissant ici comme un canal permettant de rencontrer la divinité. Il met finalement son camarade en relation avec le pasteur, ce rendez-vous donnant lieu à un événement merveilleux. Dans ce parcours, la Bible apparaît comme une étape, certes importante, mais appelant à d’autres formes de confirmation surnaturelles. Si le récit avait été énoncé par un évangélique conservateur, l’accent aurait davantage porté sur les Écritures, notamment avec un recours plus marqué à des citations bibliques pour étayer le propos. Le témoignage aurait possiblement fait mention du sacrifice expiatoire du Christ et de son appropriation par le fidèle – un thème complètement absent de la narration de Philippe. Une telle analyse doit être nuancée, les choix narratifs ne pouvant être réduits à la seule spiritualité du locuteur, car ils dépendent du contrat énonciatif qu’il vise à instaurer avec ses destinataires, et donc du type de public qu’il envisage. Gardons simplement à l’esprit que la Bible apparaît comme une médiation parmi d’autres dans le récit de l’invité et que le Christ n’est pas mentionné.

Les médiateurs se succèdent, tout en se présentant comme des étapes à dépasser. Ils semblent mettre Philippe en contact avec la divinité, bien que cette proximité conserve une distance prévenant la découverte de Dieu de se faire entièrement « personnelle ». Si la médiation offre un canal, celui-ci demeure extérieur ; il objective le divin, et donc empêche d’en faire l’expérience sur un mode pleinement subjectif. C’est cette radicalité d’un ressenti immédiat que fait entendre, sans le dire explicitement, l’épisode du culte. Dès lors, la relation a été éprouvée sur le mode d’un contact indiciel, le cartésien éprouvant l’évidence d’un toucher qui, s’il a pu prendre une forme noétique (« je reçois une image, une parole »), s’est probablement présenté à la manière d’un saisissement corporel, peut-être sous la forme d’une glossolalie – manière dont la divinité exprime le

don de l’Esprit, soit son inhabitation physique du croyant71. Quelle que soit la modalité

qu’aurait pu prendre cette nouvelle forme de connaissance du divin, son caractère déstabilisant a nécessité une confirmation dans l’ordre d’une parole compréhensible, celle-ci survenant par le moyen d’un guide de lecture biblique, c’est-à-dire au moyen d’une attestation externe.

Cette inhabitation du croyant est classique d’une spiritualité charismatique. Avancer que le discours de Philippe en conserve la trace, malgré une tentative d’escamotage, permet de faire sens de l’ordre dans lequel sont présentés les médiateurs au fil du témoignage. Accessoirement, ce type de manifestation correspond également à l’orientation pentecôtiste que présente le site Internet, soit le canal de diffusion de l’émission. La réserve dont fait preuve l’invité, au moment d’évoquer la visitation particulière dont il est le bénéficiaire, tient au cadrage énonciatif qu’il s’efforce d’instaurer, et avec lui le présentateur, tout au long de l’émission. La crédibilité de son témoignage tient précisément au fait qu’il soit un scientifique ayant certes délaissé un cartésianisme radical, mais en pleine possession de sa raison. Or, le lâcher-prise présupposé par une expérience extatique s’oppose à la maîtrise de soi censée caractériser un être rationnel. Que la connaissance de la divinité soit d’ordre personnel et existentiel, passe encore ; qu’elle touche le scientifique jusqu’à l’affecter dans ses émotions, et c’est tout son crédit qui risque de voler en éclats.

Le témoin joue alors à l’équilibriste, oscillant perpétuellement entre les pôles de l’objectivisme cartésien et du subjectivisme qu’on serait tenté de lui reprocher en raison d’une visitation qui l’émeut plus qu’il ne convient pour quelqu’un qui se prévaut d’un usage rigoureux de la raison. C’est pourquoi il va favoriser le compte rendu d’événements susceptibles de se prêter à une validation plus externe, telle la coïncidence entre les accidents qui émaillent le cours de son existence et le temps calendaire d’un ouvrage dévotionnel. Si les compétences du scientifique rencontrent leurs limites face à la perturbation du flux temporel ou à l’occurrence d’un nombre trop élevé de coïncidences pour qu’il soit encore envisageable d’évoquer le « hasard », les raisons ne tiennent pas à un défaut d’impartialité que présenterait un observateur submergé par ses affects. Les artefacts matériels sont là pour certifier qu’il n’a pas rêvé, la courbure de la temporalité renvoyant à une présence massive, opaque, qui dépasse infiniment ce que la science est en mesure de concevoir.

71 « Par le terme de glossolalie, on désigne un parler sans signification sémantique, le plus facilement comparable au rêve, à la danse ou à la musique. […] Dans les Églises pentecôtistes ou apparentées, il est souvent qualifié et reçu comme “manifestation de l’Esprit” ou au contraire, selon les cas, condamné comme “démoniaque” » (Hollenweger, 2006 [1995], p. 546a). Le lexème technique « glossolalie » est synonyme de « parler en langues ». Voir également L. Amiotte-Suchet (2003).

Extrait 10 : A02/93-100

93 B manifeste-toi dans – dans – dans ma vie. (0.5)

94 95

A (°Non°) c’était pas un HASARD, ni une coïncidence [MAIS un clin D’ŒIL, ]

96 97

B [c’était

manifestement pas un hasard] ni une coïncidence != 98

99 100

A =un clin

d’œil ! (0.4) PEUT-ETRE:: est-ce que tu POURRAIS en:::: – en une

phrase résumer euh ta découverte de Dieu ? (1.0)

[suite p. 138]

La manifestation dont témoigne Philippe suscite une exclamation de la part du son interlocuteur. On notera la complexité de l’interaction, l’animateur formulant un jugement sur la nature de l’événement, jugement directement repris par l’invité. De fait, le présentateur figure ici le tiers qui va reconnaître dans le récit qu’il entend l’intervention divine, comme il l’avait fait auparavant, en discernant la surprise que Dieu jouait au cartésien [62-63]. Ce dispositif conversationnel confirme la lucidité du témoin, faisant apparaître que l’interlocuteur, placé devant les mêmes faits, ne peut qu’aboutir à des conclusions identiques. Ce dernier va jusqu’à les anticiper, évitant au narrateur de devoir les formuler explicitement72.

Ni hasard, ni coïncidence : ce qui est survenu laisse entrevoir un « clin d’œil » de Dieu, soit un geste familier, presque joueur, qu’une entité divine adresserait à un humain sur le mode de la connivence. Le bouleversement discret de la causalité naturelle donne à voir une dimension du réel généralement soustraite au regard. À l’occasion, le voile s’écarte pour laisser entrevoir l’initiative d’une divinité bienveillante désireuse d’interpeller un humain et de se laisser rencontrer. Derrière le rideau, on peut entr’apercevoir quelque chose du mystère de sa vie, le telos qui meut et habite l’existence de chacun.

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