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Durkheim en quête de représentations

Enquêter sur la nature du réel et de la représentation revient à voisiner avec les parages de la représentativité. Un rapide survol de l’évolution de la pensée de Durkheim quant à la portée de l’outil statistique permet d’expliciter cette affirmation, en montrant comment le sociologue est passé d’une conception nominaliste de la représentation,

39 Pour une introduction à ces questions, voir les chapitres que H. Becker (2002 [1998]) consacre aux représentations (chap. 2), à l’échantillonnage (chap. 3) et aux inférences logiques (chap. 5).

40 Mes réflexions s’appuient sur les travaux remarquables d’A. Cicourel (1969 [1964]) quant aux limites que rencontre une approche sociologique dans la traduction mathématique du monde, soit dans sa

quantification et sa modélisation. J’ai également recours à l’excellent ouvrage d’A. Desrosières (2000 [1993]), en particulier le chapitre 3, « Moyenne et réalisme des agrégats ». Sur la place des arguments en sciences sociales, voir P. Winch (1990 [1958]).

celle-ci équivalant à la moyenne d’un échantillon, à une conception réaliste ancrée dans la pratique ordinaire des enquêtés et opérant la médiation entre le « je » de l’expérience individuelle et le « nous » de l’appartenance au collectif.

Dans le troisième chapitre des Règles de la méthode sociologique, consacré à la distinction entre le normal et le pathologique, Durkheim fait de la conformité à la moyenne le critère autorisant à distinguer, par le recours à une démarche objective, entre ce qui est socialement sain (un comportement, un individu, une institution) et ce qui ne l’est pas. La moyenne arithmétique constitue donc la normale, comme l’on dirait que « la température est au-dessus de la normale de saison ». Cette statistique se pare inévitablement d’une dimension morale, car les chiffres prétendent évaluer des actions humaines s’écartant d’une normale conçue sur le mode de la norme. La figure de l’homme moyen symbolise cette conformité au social et s’oppose, du point de vue d’une appréhension objectivée du sentiment moral, aux cas déviants et contraires qu’incarnent le criminel et le juste d’exception41. La moyenne statistique apparaît dans Les Règles

comme l’opération par excellence permettant de donner à voir le processus de cristallisation que subissent les institutions sociales, lorsqu’elles passent du statut de « manières de faire » inaugurées dans un milieu particulier, à celui de « manières d’être » indépendant du substrat humain qui leur avait donné naissance. Ce passage signe la transition d’une génétique de l’institution à sa régularité et à son effectivité causale : l’institution acquiert son objectivité, soit une réalité sui generis42.

Durkheim ne soutient pas longtemps la thèse posant l’équivalence entre « type collectif » et « type moyen ». Son étude sur Le suicide, parue en 1897, soit deux ans plus tard, marque bientôt la rupture avec une conception qui concevrait le recours à la moyenne comme une méthode privilégiée pour mettre en lumière l’objectivité d’une institution sociale. La confusion des types collectif et moyen ne rend pas justice au sentiment moral et réduit la morale à un simple conformisme, ce qui grève lourdement

41 « Pour que [la conscience morale] puisse évoluer, il faut que l’originalité individuelle puisse se faire jour ; or, pour que celle de l’idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. L’une ne va pas sans l’autre » (Durkheim, 1990 [1895], p. 70).

42 « [Certaines] manières d’agir ou de penser acquièrent, par la suite de la répétition, une sorte de consistance qui les précipite, pour ainsi dire, et les isole des événements particuliers qui les reflètent. Elles prennent ainsi un corps, une forme sensible qui leur est propre, et constituent une réalité sui

generis, très distincte des faits individuels qui la manifestent. […] Ce sont évidemment des faits sociaux.

Au premier abord, ils semblent inséparables des formes qu’ils prennent dans les cas particuliers. Mais la statistique nous fournit le moyen de les isoler. Ils sont, en effet, figurés, non sans exactitude, par le taux de la natalité, de la nuptialité, des suicides, c’est-à-dire par le nombre que l’on obtient en divisant le total moyen annuel des mariages, des naissances, des morts volontaires par celui des hommes en âge de se marier, de procréer, de se suicider. Car, comme chacun de ces chiffres comprend tous les cas particuliers indistinctement, les circonstances individuelles qui peuvent avoir quelque part dans la production du phénomène s’y neutralisent mutuellement et, par suite, ne contribuent pas à le déterminer. Ce qu’il exprime, c’est un certain état de l’âme collective » (Durkheim, 1990 [1895], pp. 8-10).

toute tentative sociologique visant à en reconstituer la genèse43. Un tel constat conduit le

sociologue à user des statistiques avec une certaine circonspection, y discernant une dimension irréductiblement nominaliste : le type de représentation qu’elles fournissent d’un collectif, la moyenne, ne coïncide pas nécessairement avec les représentations effectivement – c’est-à-dire réellement – en vigueur au sein de ce collectif. Durkheim parvient dès lors à cette double conclusion, à savoir que la statistique se limite à enregistrer la régularité d’occurrences, sans en avancer les raisons, l’investigation de ces raisons restant à faire ; la conséquence logique de cette première conclusion étant que d’autres approches se révèlent plus fécondes pour mener à bien cette enquête44. Les

formes élémentaires de la vie religieuse seront la mise en œuvre géniale de ce nouveau

programme de recherche visant à recouvrer les représentations réelles qui structurent et orientent un collectif.

Le caractère novateur du dernier ouvrage de Durkheim tient en particulier au lien que le sociologue établit entre pratique religieuse, catégories de la pensée et structuration du collectif. L’un des projets durkheimiens essentiels dans cet écrit consiste à retracer la genèse des catégories de la pensée, tentant de résoudre empiriquement l’un des problèmes majeurs de la philosophie, soit la question épistémologique. L’originalité – voire la hardiesse – de la démarche réside dans le fait de penser « la raison dans les limites de la religion », soit à poser que ces catégories ont une origine religieuse et, donc, sociale. Au passage, l’épistémologie kantienne en ressort bouleversée et naturalisée, pour ne pas dire « socialisée » – ce qui revient strictement au même, d’un point de vue

43 « Ils ne sont pas très nombreux ceux qui ont des droits d’autrui un respect suffisant pour étouffer dans son germe tout désir de s’enrichir injustement. Ce n’est pas que l’éducation ne développe un certain éloignement pour tout acte contraire à l’équité. Mais quelle distance entre ce sentiment vague, hésitant, toujours prêt aux compromis, et la flétrissure catégorique, sans réserve et sans réticence, dont la société frappe le vol sous toutes ses formes ! Et que dirons-nous de tant d’autres devoirs qui ont encore moins de racines chez l’homme ordinaire, comme celui qui nous ordonne de contribuer pour notre juste part aux dépenses publiques, de ne pas frauder le fisc, de ne pas chercher à éviter habilement le service militaire, d’exécuter loyalement nos contrats, etc. Si, sur tous ces points, la moralité n’était assurée que par les sentiments vacillants que contiennent les consciences individuelles moyennes, elle serait singulièrement précaire. | C’est donc une erreur fondamentale que de confondre, comme on l’a fait tant de fois, le type collectif d’une société avec le type moyen des individus qui la composent. L’homme moyen est d’une très médiocre moralité. Seules, les maximes les plus essentielles de l’éthique sont gravées en lui avec quelque force, et encore sont-elles loin d’y avoir la précision et l’autorité qu’elles ont dans le type collectif, c’est-à- dire dans l’ensemble de la société. Cette confusion, que Quételet a précisément commise, fait de la genèse de la morale un problème incompréhensible » (Durkheim, 1993 [1897], pp. 358-359). 44 « Pour Durkheim, la mesure statistique a l’inconvénient notable de demeurer extrinsèque aux

phénomènes sociaux qu’elle permet d’objectiver : elle n’atteint pas [l’épreuve de la résistance du fait social que constitue] la contrainte, mais témoigne seulement de ses effets à travers les régularités phénoménales qu’elle détermine, la raison de cette détermination restant dans l’ombre. Durkheim ne s’est jamais dépris de cette acception “nominaliste” de la statistique : si celle-ci est bien le signe d’une règle, la trace de son effectivité, elle ne la livre pas en elle-même et laisse intact, pour cette raison, le problème de son élucidation. » (Karsenti, 2006, pp. 17-18) « L’utilisation des données statistiques apparaît […] ambivalente. Durkheim s’en sert, mais du bout des doigts. Elles impliquent des tendances collectives extérieures aux individus, mais ces tendances pourraient être constatées directement (c’est-à- dire sans statistiques) » (Desrosières, 2000 [1993], p. 126).

durkheimien. Mais quel rapport entre ce projet prétendant fournir une génétique naturaliste aux catégories de l’entendement (une entreprise qui, pour certains, flaire le sociologisme) et la question des représentations ?

Durkheim va restituer de manière synthétique les thèses avancées dans Les formes

élémentaires et répondre aux principales interrogations qu’elles suscitent, lors d’une

conférence délivrée peu après la parution de son livre et intitulée « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine ». L’auteur y explicite une conception dualiste de la psychologie humaine permettant d’articuler le plan individuel, propre à la sphère profane, avec le plan collectif, relevant de la religion. Tenant jusqu’au bout une approche naturaliste (et réductionniste) de la religion, le sociologue reconnaît les forces qui habitent cette dernière, mais pose qu’elles sont d’ordre naturel. Pourtant, l’action de ces forces sur les esprits révèle leur teneur morale. Et Durkheim d’avancer : « on ne voit que la société qui puisse exercer cette action dynamogénique qui caractérise la religion » (1975 [1913], p. 29). L’individu, lorsqu’il participe à l’effervescence collective présidant à la fusion des consciences, la cérémonie religieuse, communie à une puissance qui le dépasse, soit l’énergie dégagée par le collectif. Les croyances et les rites visent, en réalité, les idéaux communautaires personnifiés par le totem de la divinité. Dès lors, « il est inévitable que les peuples meurent quand les dieux meurent si les dieux ne sont que les peuples pensés symboliquement » (1975 [1913], p. 30)45.

Dans la conception durkheimienne, les dieux symbolisent la communauté. Ils constituent une médiation que le groupe se donne à lui-même pour se penser. On est pleinement dans l’ordre de la représentation. Toutefois, la modalité de cette représentation n’est pas de nature statistique, mais bien symbolique. Croyances et pratiques religieuses permettent de signifier et d’asseoir, dans les âmes et les corps, l’expérience collective, qui est expérience du collectif. Cette représentation est dès lors politique, au sens où la religion administre le monde commun par le recours aux régulations discriminant entre le profane et le sacré. Ces catégories doivent cependant posséder une prégnance particulière auprès des individus qui forment le groupe. Cette

45 La conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse se poursuit en imputant la force que le croyant croit recevoir de sa divinité, à la fusion de l’individu avec le collectif. Le social constitue donc bien le « dieu » durkheimien. Au passage, le sociologue opère une réduction du théologal au social. On notera avec intérêt qu’un autre éminent penseur du religieux, contemporain du Français, W. James (2002 [1902]), reconnaît également la force dynamogène de l’expérience religieuse. Toutefois, le pragmatiste, loin d’acquiescer au réductionnisme durkheimien, dénonce le travestissement et

l’appauvrissement qu’opère l’institutionnalisation du sentiment religieux, une institutionnalisation due à la cléricalisation et au développement dogmatique, soit à un clergé et à la fixation de dogmes. On

trouvera chez B. Karsenti (2006 [2004]) une très belle étude comparant les conceptions de Durkheim et de James sur la religion et l’expérience religieuse. C. Taylor (2003 [2002]) propose également une lecture contemporaine des travaux de W. James, retraçant la genèse de l’individualisme religieux, dans une perspective sensible à l’approche durkheimienne.

prégnance est le fait des forces morales mises en œuvres lors des rituels religieux et s’exerçant sur les esprits de ceux qui y participent.

À ce point le dualisme durkheimien révèle toute son efficacité, en distinguant entre corps et âme, soit un corps mû par des appétits égocentrés et préoccupé d’une satisfaction individuelle, alors que l’âme ménagerait un accueil aux besoins d’autrui, signant ainsi la présence de la conscience collective dans l’esprit de l’individu. Le passage du plan corporel au niveau spirituel – transit exposé à nombre de tensions et de tiraillements contraires – est acheminement d’un point de vue individuel à une perspective collective, d’un « je » à un « nous », voire à un « soi ». Ce passage constitue l’abandon d’un positionnement égocentré pour adopter un décentrement faisant place à la figure du tiers. Dans la foulée, le décentrement permet d’accéder à un champ de vision plus universel, dégagé des contingences immédiates, lieu privilégié pour le déploiement d’une morale et d’une politique, mais également propice à la contemplation théorique caractéristique de la réflexion scientifique. Il apparaît ainsi que le tiers est contenu dans la construction même de l’individu, celui-ci étant, de par ce fait, un être relationnel. Quant à cette compétence à adopter la position du tiers, elle provient du collectif, des voies qu’il se fraye dans la corporéité individuelle, des capacités qu’il vient lui ajouter. Parmi ces capacités, Durkheim retient l’habilité à pousser l’abstraction jusqu’à son terme – en éludant complètement le corps propre – de manière à élaborer des concepts formels (le Bien, la Vérité, la Justice) et à appréhender des entités abstraites (Dieu, la Nation, le Peuple)46.

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