• Aucun résultat trouvé

Le tournant pragmatique en sociologie de la conversion

L’essentiel de mon étude porte sur des témoignages, la plupart d’entre eux rapportant une conversion. Mon approche s’inscrit au sein d’une démarche esquissée dans les années 1980 par des travaux pionniers sur la figure du converti. Jusqu’à cette époque, les recherches se focalisaient sur les variables déterminantes de la conversion et traitaient les récits des enquêtés sur un mode transparent. Elles considéraient le discours des interviewés comme des sources d’information permettant d’établir des faits relatifs à l’état du monde social ou à la psychologie du croyant3. Pour reprendre la formulation

d’un philosophe préoccupé par les liens étroits que le langage entretient avec l’action, il semblerait que les sociologues aient longtemps cédé à « l’illusion “descriptive” » (Austin, 1970 [1962], p. 39). Le caractère performatif des récits de convertis n’était nullement étudié. Le dire n’était pas réellement pris en compte comme une modalité du faire4. Seul

importait l’aspect référentiel du discours. Le témoignage était appréhendé telle une fenêtre transparente donnant sur un ailleurs, sociétal ou mental. On reléguait l’entretien

3 M. Heirich (1977) passe en revue nombre des théories sociologiques expliquant la conversion, sans les trouver convaincantes. Pour un survol plus récent de la littérature anglophone sur la conversion, à partir d’une perspective classique en psychologie sociale, voir R. F. Paloutzian, J. T. Richardson & L. R. Rambo (1999). S. Laurens (2002) a proposé, avec Les conversions du Moi, une approche psycho-sociale

fortement influencée par la psychologie pragmatiste de William James. Si son travail entretient des affinités avec mon étude, son approche en terme de « rôles » l’apparente davantage à l’interactionnisme, plutôt qu’à une prise en compte praxéologique du discours telle que je prétends la mener à bien. Pour un traitement francophone de la sociologie du témoignage évangélique, voir le collectif dirigé par S. Fath (2004).

4 Pourtant, C. Wright Mills (1940) avançait déjà des arguments sociologiques en forte consonance avec les apports postérieurs de la philosophie du langage ordinaire.

à n’être que le lieu où se recueillent des données sur cet ailleurs, sans grande préoccupation pour ce qui survient lors de l’interaction entre l’enquêteur et l’enquêté.

Deux articles, parus coup sur coup, et émanant de sociologues d’inspiration interactionniste, D. Snow et R. Machalek (1983, 1984), vont sensiblement modifier la donne et frayer la voie à de nouvelles approches en sociologie de la conversion. Leurs auteurs tirent les implications théoriques des acquis glanés à l’occasion d’une enquête ethnographique sur des personnes converties au bouddhisme5. Ils proposent alors

d’appréhender les récits de conversion selon une modalité plus spécifiquement

pragmatique, augurant qu’une telle approche permettrait une percée décisive dans la

compréhension du phénomène investigué :

« L’étude des comptes rendus oraux de convertis se révèle très prometteuse pour l’avancement de notre compréhension de la nature de la conversion. Plutôt que de traiter de tels comptes rendus comme des sources de données relatives aux précipitants sociaux ou psychologiques de la conversion, nous escomptons de plus riches retours de questions telles que : de quelle manière et jusqu’à quel point les récits de conversion peuvent-ils être constitutifs de la conversion en tant que telle ? Est-ce que les comptes rendus oraux de convertis changent avec le temps ? Si tel est le cas, comment et pourquoi ? Quel genre de négociations et de transactions sociales produisent, maintiennent et modifient ces comptes rendus ? » (Snow & Machalek, 1984, p. 185)6.

C’est là une avancée majeure, car elle amorce une transformation du rapport aux données d’enquête. La proposition de Snow et Machalek permet de convertir ce qui était tenu jusqu’alors pour une ressource analytique non problématisée, le récit de conversion, en un objet d’investigation dont il s’agirait de scruter les modalités d’assemblage et de mise en œuvre par les convertis7. De simple source d’informations, le témoignage accède

au rang d’opération.

Cette pragmatique du récit ouvre la voie à deux postures différenciées. Dans une conception modérée, le chercheur envisage le fait de raconter la conversion comme une réactualisation de la transformation survenue dans le parcours de vie du croyant. Mais il est également possible de pousser le raisonnement pragmatique dans ses conséquences les plus radicales, et d’avancer qu’il n’existe que des performances situées, sans qu’il soit

5 La thèse de doctorat de D. Snow (1976) consiste en une observation participante, « à couvert et à

découvert » (Snow & Machalek, 1983, p. 281), dans le cadre de l’implantation du mouvement bouddhiste Nichiren Shoshu aux États-Unis.

6 Je traduis : « [T]he study of converts’ verbal accounts shows great promise for advancing our

understanding of the nature of conversion itself. Rather than treating such accounts as sources of data about the social and psychological precipitants of conversion, we expect richer returns from questions such as these : In what ways and to what extent can conversion accounts be seen as constitutive of conversion itself ? Do converts’ verbal accounts change over time ? If so, how and why do they so ? What sort of social negotiations and transactions produce, maintain and modify these accounts ? »

7 J’ai conscience de tirer la proposition de Snow et Machalek du côté de l’ethnométhodologie, en particulier de la ressaisir à partir de la distinction que proposent d’opérer D. H. Zimmerman et M. Pollner (1971 [1970]) entre « ressource » [ressource] et « thème » [topic].

nécessaire de postuler un quelconque rapport à un événement passé. La question de l’articulation entre expérience et langage se pose alors avec une acuité particulière. S’il arrive aux sociologues de manquer de réflexivité lorsqu’ils traitent le discours sur le mode de la transparence donnant directement accès aux états mentaux ou au vécu social des enquêtés, à l’inverse, une compréhension exclusivement pragmatiste du raconter risque de résorber l’expérience dans le langage. À délaisser la première vue pour embrasser la seconde, le chercheur s’expose à tomber de Charybde en Scylla. L’analyste qui considère ces deux options comme mutuellement exclusives se retrouve tôt ou tard prisonnier de conceptions intenables sur le langage et son rapport à l’expérience. Car privilégier l’une des alternatives revient à éluder le fait que le récit constitue une médiation. Ce que rappelle très justement P. Ricœur :

« c’est une médiation entre l’homme et le monde, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et lui- même ; médiation entre l’homme et le monde, c’est ce que l’on appelle référentialité ; médiation entre l’homme et l’homme, c’est la communicabilité ; médiation entre l’homme et lui-même, c’est la

compréhension de soi » (2008 [1986], pp. 266-267).

Pour reprendre la terminologie ricœurienne, une approche classique uniquement préoccupée par ce qui se joue à l’extérieur du récit de conversion (et en dehors de sa communication) s’abîme dans une option référentielle. En effet, qu’advient-il à la référentialité une fois qu’elle se voit désolidarisée de la prise en compte des dimensions communicationnelles et herméneutiques du témoignage ? Son rapport au monde n’est-il pas tronqué précisément parce que des modalités essentielles qui participaient de sa façon de viser une extériorité du discours ont été oblitérées par l’analyste ? Une telle critique s’étend également à une posture qui réduirait le compte rendu du converti à une simple compréhension ou transformation de soi8. Dans chaque cas, on oublie que le récit

est aussi un acte de communication. Et cette dimension, loin de simplement s’ajouter aux autres, les transforme de part en part.

Ce qui me conduit à adopter une démarche dialectique, posant qu’un écart subsiste toujours entre l’expérience et le langage. Ils ne sont ni à confondre, ni à opposer de manière irréductible, mais bien à articuler. Ainsi, lorsque le témoin rappelle l’émotion qu’il avait ressentie lors de sa conversion, le toucher qui l’a atteint sur le moment, il a conscience de les rendre présents par sa narration selon une autre modalité de donation9, précisément en vertu du fait qu’elle est racontée.

8 Sur les médiations (institutionnelles) de l’identité personnelle, voir la belle analyse que propose P. Ricœur (1994 [1987]) d’un autoportrait de Rembrandt.

9 Sur la phénoménologie de la donation et le lien avec la saturation d’un phénomène par une présence, voir J.-L. Marion (2001). Quant à considérer l’écart où se tient la présence (divine), c’est au magnifique

Outline

Documents relatifs