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De la rencontre, qu’elle (se) transporte

Les derniers instants d’une émission de vi7vi.com sont généralement orientés vers le public de manière explicite. L’orientation est moins flagrante dans le cas du témoignage de Philippe Forest. Il n’en demeure pas moins que la narration de la conversion est parvenue à son aboutissement et que l’exercice demandé au témoin, lors de ce moment conclusif, sera d’une autre nature. Il s’agit principalement de configurer la réception du

72 J. Favret-Saada (1977) rapporte un dispositif similaire quant au diagnostic d’ensorcellement : A raconte ses malheurs à B qui y reconnaît des signes de sorcellerie. Toutefois, la prudence énonciative veut que A ne se dise pas de lui-même qu’il est ensorcelé avant qu’un tiers n’ait reconnu le mauvais sort.

récit de manière à ce que le spectateur puisse l’investir en première personne. Le dispositif testimonial vise ainsi à sa propre reproductibilité, la conversion de l’auditeur signifiant qu’il est à même de s’approprier, sur le mode du « je », ce qui vient de lui être communiqué. L’interpellation divine qui a altéré le cartésien se transporte pour venir atteindre le destinataire et l’affecter à son tour. Toutefois, ce transport demeure partiel, en raison des formes d’attestation auxquelles a recours le témoin. La posture énonciative adoptée par ce dernier ne va pas sans générer des tensions entre ce qui semble avoir été son expérience et ce qu’il peut en dire en tant que scientifique rationnel. Son discours se révèle alors incapable de véhiculer une part importante, si ce n’est essentielle, de ce qui l’a affecté.

Extrait 11 : A02/99-106

99 100

A d’œil ! (0.4) PEUT-ETRE:: est-ce que tu POURRAIS en:::: – en une phrase résumer euh ta découverte de Dieu ? (1.0)

101 102 103 104 105

B OUI ALORS EN euh::::: – effectivement, RENCONTRER DIEU c’est

INDISCUTABLEMENT la – la plus BELLE EXPERIENCE qui puisse euh arriver – la plus belle chose qui puisse arriver dans une vie. Je pense que c’est – c’est effectivement pour MOI ce qui reste le plus – le plus marquant. (0.7)

106 A ((Claquement de langue)) Merci.

Au terme de l’émission, le présentateur demande à son invité de résumer l’entier de son propos. À nouveau, l’alternance entre question et réponse reprend l’articulation entre « découverte » et « rencontre » de Dieu. Étrangement l’interrogation initiale quant à la proximité qu’un scientifique peut entretenir avec Dieu ne se pose plus. Elle a trouvé sa résolution au fil du témoignage. Ayant surmonté cette épreuve voulant qu’il faille passer sa foi au crible de la raison, le témoin peut exprimer l’essence de son propos sous la forme d’une vérité fondamentale amplement vérifiée : « RENCONTRER DIEU c’est INDISCUTABLEMENT […] la plus BELLE EXPERIENCE qui puisse arriver dans une vie ». La formulation se veut universelle, bien qu’elle soit reprise sur le mode personnel du « pour MOI ». La reprise à la première personne constitue également une configuration à propos du type de réception qui est attendu de la part du public. En d’autres termes, il est dit au spectateur comment il lui faut entendre le récit qui vient de lui être communiqué. Or, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre, de « la plus belle chose qui puisse arriver ».

Assurément, il y a quelque chose de beau à se savoir connu d’une divinité bienveillante, à constater que quelqu’un veille sur le cours de son existence. Et c’est précisément ce qu’a rendu possible ce témoignage, la possibilité même d’un monde dans

lequel Dieu se laisse rencontrer et nous communique son affection, à nous qui sommes les auditeurs de ce récit, des témoins en puissance. Car le propre de cette histoire, c’est qu’elle figure un seuil, tout en invitant à le franchir. Elle fait apparaître un univers et, avec lui, propose à chacun de l’investir. Ainsi, ce qui sourdait tout au long de l’analyse de l’interview trouve ici sa confirmation : le dispositif énonciatif est disposé de sorte que chacun puisse passer de la position de destinataire à celle d’énonciateur, pour autant qu’on ait fait l’expérience d’une conversion. Dans ce basculement énonciatif, le témoignage de l’invité s’est fait invitation que la divinité adresse au public via les médiateurs que constituent l’invité, le présentateur et le média de l’émission. Parvenu au terme du récit, la question ne porte plus sur l’interpellation d’un « scientifique cartésien pur et dur », mais bien sur celle des spectateurs.

En fin de course, une tension demeure entre certaines formes d’attestation et le dispositif énonciatif instauré par la narration de l’ancien cartésien. Son récit semble étrangement prisonnier du rationalisme dont il prétend s’être défait. La position qu’il adopte contraint ce qu’il peut dire de ses affects et des élans de son cœur – le discours sur le « cœur » apparaissant comme un topique important et récurrent du genre narratif que constitue le témoignage de conversion73. Au contraire, lorsqu’il évoque ce terme, c’est

pour critiquer la récitation de « prières [apprises] par cœur » des croyants dont il se désolidarise. Le mathématicien campé par Philippe apparaît ainsi comme un personnage stylisé auquel il incombe de figurer le raisonnement rigoureux, tels les experts conviés sur les plateaux de télévision, lointains héritiers du Dottore que mettait déjà en scène la

Commedia dell’arte, dans le registre du burlesque74. La personne affectée par la

découverte, transportée par une rencontre, peine à percer, tant une part essentielle de ce qui a été touché ne peut être mentionnée. L’exercice narratif prend alors l’apparence d’une démonstration se voulant objective. Paradoxalement, le tranchant personnel du témoignage s’en trouve émoussé – malgré le recours au lexique de la rencontre, du ressenti et de la beauté. C’est toute la dimension subjective qui pâtit d’un tel positionnement énonciatif, car certaines choses ne sont pas dites, en particulier celles qui impliquent un abandon de soi lors de la visitation de la divinité. Le transport du destinataire demeure alors incomplet, sa raison seule se voyant conviée au voyage.

73 Le topique du « cœur » sera discuté dans les chapitres à venir.

74 Voir M. de Certeau sur le « théâtre du monde » que mettent en scène les médias et le rôle qu’y joue la figure de l’expert (1987 [1971], 1990, pp. 21-23).

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