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(Se) présenter, ou les enjeux de la description

La brève discussion qui précède, relative aux modalités de la reconnaissance, a contribué à formuler des distinctions centrales en regard des pratiques évangélique et sociologique. Il apparaîtra bientôt que le moment interactionnel que les sociologues prennent généralement pour objet de leurs analyses se révèle fort problématique en ce qu’il survient déjà trop en aval par rapport aux opérations auxquelles se livrent les fidèles pour s’identifier mutuellement. La déficience du moment de l’observation se traduit non seulement en un brouillage du phénomène étudié, celui-ci ne paraissant plus dans son intelligibilité première et ordinaire, mais également au niveau de sa restitution scientifique et dans l’ensemble de l’appareillage conceptuel sollicité par l’enquêteur. Ces quelques remarques motivent autant de raisons pour ne pas s’appuyer, du moins pas dans un premier temps, sur les habituelles « définitions » sociologiques du protestantisme évangélique comme point de départ, même si elles ont momentanément orienté mon investigation. Dès lors, quel moment permettrait une intelligence accrue du fait social que constitue l’évangélisme ? D’autre part, le questionnement relatif à la

temporalité de l’enquête revêt des incidences massives sur les discours mobilisés par

l’évangélique ou le sociologue. Plus spécifiquement, l’élaboration d’une conceptualité sociologique ayant prise sur la réalité étudiée dépend largement de cette temporalité. Ainsi, une seconde question surgit quant à l’articulation entre le dire religieux et sa traduction scientifique : comment conserver la force descriptive de la conceptualisation sans que celle-ci vienne écraser les significations des enquêtés9 ?

9 Ces différentes critiques – perte de l’intelligibilité naturelle du phénomène au profit d’une reconstruction théorique de l’objet, évanescence de la spécificité religieuse du phénomène investigué – ont déjà été formulées par M. de Certeau à propos des sciences des religions. L’auteur souligne que le travail analytique consiste à extraire des faits religieux de leur contexte ordinaire pour les réinscrire dans des « systèmes » conceptuels propres à chaque discipline (sociologie, histoire, psychologie), un tel traitement permettant aux mêmes faits d’acquérir un sens (pour l’analyste). Et Certeau de définir le « système » : « non [comme] la réalité d’une infrastructure ou d’un tout isolable, mais [comme] le modèle interprétatif que constitue et vérifie une pratique scientifique, c’est-à-dire une organisation cohérente des procédures interprétatives » (1987 [1971], p. 191). L’auteur durcit quelque peu la teneur nominaliste du projet scientifique pour souligner la manière dont elle s’oppose à la réalité du vécu religieux. La cohérence à laquelle parvient l’analyste, dans l’appréhension de son objet, tiendrait à une cohérence intrasystémique propre à la grammaire conceptuelle qu’il met en œuvre et non à l’adéquation à une quelconque « réalité » ou « vérité » qui appartiendrait au monde (social). Une tel nominalisme, c’est-à-dire le choix de construire un modèle explicatif plutôt que de tenir compte des pratiques et des explications réelles des enquêtés, a pour conséquence une atomisation du Lebenswelt, suivant les découpages propres aux disciplines respectives. Les tentatives pour établir une inter- ou une pluridisciplinarité relèvent ainsi d’un désir de formuler un « méta-discours » visant à « restaurer l’antique ambition d’une théorie unitaire ». Cependant, « le réel reçoit, entre ces discours [disciplinaires] régionaux, la figure de l’objet perdu. Non pas qu’il soit dénié (ce qui serait absurde), ni anéanti (ce qui serait impensable). Mais il est rendu absent par l’approche même. Il disparaît par le fait même de la connaissance. Il devient partout supposé et partout manquant » (1987 [1971], p. 198). En ce qui

Le souci de préserver l’intelligibilité naturelle du phénomène investigué, en particulier les significations propres aux évangéliques, impose de déployer une sociologie appliquée à décrire les pratiques ordinaires de l’évangélisme. Le moment des présentations se révèle un point de départ fort commode pour appréhender cet univers social. Les enquêteurs ont parfois tendance à oublier ce fait apparemment trivial, mais capital pour l’ethnographe aguerri : les individus n’ont pas attendu les chercheurs pour se présenter. Dès lors, avant de prétendre les « définir », il vaudrait la peine de tenir compte de l’importance que les évangéliques accordent à la présentation de soi. Concéder à l’enquêté la latitude de se présenter comme il l’entend, c’est l’appréhender d’abord comme le sujet d’une parole, une personne à part entière, et non comme l’objet d’un dire dont le sociologue serait le détenteur. De la sorte, on accède à la représentation – au sens anglo-saxon de « performance »10 – que l’individu destine à autrui, voire à un public,

cette modalité de la représentation s’articulant également à la conception que l’on se fait de soi-même, c’est-à-dire au rapport réflexif qui va de l’ego au soi. Or les manifestations qu’est susceptible de prendre la présentation de soi, chez les évangéliques, attestent d’un souci particulier relatif à la possibilité de rendre compte de sa foi. Accepter de témoigner, c’est être prêt à répondre de sa parole et de ses actes, affirmer sa capacité à assumer les conséquences de ses faits et dires. En d’autres termes, le croyant qui raconte sa découverte de l’Évangile, en rend compte : il se conçoit comme un être responsable, il attend et espère être traité comme tel. Ne pas le prendre au sérieux sous prétexte qu’il ne saurait pas véritablement ce qu’il dit, qu’il n’aurait pas conscience de la réalité qui le meut – alors que le sociologue serait, au contraire, au bénéfice d’un savoir privilégié – ne constitue pas simplement une erreur épistémologique, mais également une faute morale, celle de ne pas faire place, avant même de lui faire droit, à l’altérité d’autrui. C’est concevoir l’altérité d’un sujet en tant qu’objet d’une causalité11.

à tirer les conclusions propres à l’unité première du réel vécu par les personnes en regard de la

théorisation scientifique.

10 On pense évidemment aux travaux d’E. Goffman (1973 [1957]) sur la « présentation de soi », tout en signalant, avec R. Watson (1989), que la virtuosité de l’analyse goffmanienne pâtit d’un ancrage empirique déficient et se complait dans les facilités que lui permet la métaphore théâtrale (comme le reconnaît Goffman au terme de son ouvrage).

11 « Parler d’êtres humains dans le cadre d’une relation conversationnelle, c’est poser en principe que les sujets humains sont difficiles, complexes, et que comprendre exige du temps ; si les formes dominantes de relation font qu’on nie cette difficulté, et que les autres sujets sont constamment englobés dans les projets et les définitions d’un seul, il n’y a pas – c’est l’évidence – de conversation digne de ce nom. En conséquence, il n’y a pas non plus d’activité de pensée : les processus de pouvoir continuent à

fonctionner à un niveau pré-réflexif, et aucun des intéressés ne participe à une activité spécifiquement humaine. Plus simplement dit, l’oppression est une situation dans laquelle les gens ne se parlent pas les uns aux autres ; où ils ne se trouvent pas mutuellement difficiles. Le langage d’un seul embrasse et incorpore l’expérience de l’autre, ainsi mis hors d’état de prendre directement la parole. Ainsi, le Blanc, imbu de la suprématie de sa race, qui affirme en toute sincérité comprendre ce que la population noire veut réellement ; le mâle (psychiatre ? théologien ? romancier ?), qui médite en toute tranquillité sur

Une approche rigoureuse de l’évangélisme ne peut, par conséquent, faire l’impasse sur la phénoménologie usuelle qui préside à la rencontre avec des évangéliques, mais se doit de restituer la manière dont ces derniers se définissent en de telles circonstances, au travers de leur « témoignage ». Ce n’est qu’après avoir formulé une description et une analyse scrupuleuses de cette pratique ordinaire de la présentation de soi que le sociologue peut élaborer, sur la base de cette analyse, une conceptualisation visant à doter le phénomène d’un autre éclairage12.

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