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Lorsqu’un individu se présente à moi comme un « chrétien », me vantant sa relation avec Jésus, le commerce quotidien qu’il entretient avec Dieu par le moyen d’une lecture assidue de la Bible, ou, éventuellement, les délivrances dont il a été le bénéficiaire sous l’effet de l’Esprit, il est fort probable que le même individu m’ait identifié comme un « inconverti », si j’omets d’embrayer rapidement sur son discours avec la complicité caractéristique d’un coreligionnaire. La mention de mon baptême de nourrisson, d’un parcours catéchétique ponctué par la première communion ou de ma confirmation dans la foi catholique romaine – tout cela aura peu de chances de susciter une quelconque connivence chez mon interlocuteur. Il y a fort à parier qu’il discernera, dans cette énumération de rites, l’indice d’une indigence spirituelle. Le rappel de ma socialisation religieuse, loin de me constituer en « chrétien » aux yeux de ce partenaire de conversation, ne fera qu’attiser son ardeur à me témoigner des bienfaits divins dont je pourrais jouir dès aujourd’hui si seulement j’acceptais la conversion.

Cette vignette stylisée ne prétend nullement épuiser la variété des interlocuteurs évangéliques que l’on serait susceptible rencontrer, chacun exhibant une sensibilité

l’essence féminine ; l’historien de gauche à la mode, qui se prononce souverainement sur l’éthique et l’idéologie d’une culture plus ancienne ; l’“orientaliste”, qui discute d’histoire asiatique, ou le laïc pur et dur, quand il discute du Moyen Âge : tous, ils représentent non pas tant une violation de “droits” qu’une incapacité radicale à penser, une incapacité à trouver les choses difficiles, comme à sa manière

caractéristique, l’implique le langage humain » (R. Williams, 2005, p. 200).

12 Ce mouvement allant de la pratique à la conceptualisation ne fait que tirer les conséquences de la critique épistémologique et politique fondamentale que K. Marx adressait aux théories de l’économie classique : une modélisation économique qui ferait abstraction des conditions réelles de production a pour conséquence de réifier cette production, et donc, d’aliéner les personnes y participant. La praxis est ainsi première en regard de la theoria. En termes phénoménologiques, un usage raisonné des conceptualisations théoriques se doit de lutter contre la propension à oublier que les concepts prennent leur appui dans le Lebenswelt et visent à le décrire. Ces intuitions ont été reprises dans le programme de l’Institutional Ethnography développé par D. Smith (2005) à partir de ses travaux à la croisée du féminisme (souci de la phénoménalité corporelle), de l’ethnométhodologie (attention accordée à la production de l’ordre social au travers des pratiques locales et situées des membres) et du marxisme (investigation de l’institution des relations de domination). Pour une lecture phénoménologique fascinante de la pensée marxienne – entretenant d’importantes résonances avec la sociologie

smithienne, au point qu’on se demande si elle ne pourrait en constituer le fondement philosophique –, on se référera aux deux tomes que M. Henry consacre à Marx (1976a, 1976b).

particulière et une tolérance plus ou moins marquée à l’égard d’autres formes de christianisme. Pourtant, cette exposition sommaire aspire à restituer la physionomie d’un croyant ordinaire se revendiquant – lorsqu’on s’enquiert de précisions supplémentaires – d’un protestantisme évangélique. Les témoignages que nous aborderons dans les chapitres à venir permettront au lecteur de se faire une idée plus juste de la manière dont se présentent habituellement ces protestants et dont ils parlent de leurs convictions. Néanmoins, un élément transparaît clairement : l’évangélique qui me raconte sa rencontre décisive avec Jésus n’a pas recours aux concepts élaborés par la sociologie des religions pour décrire sa foi. Dès lors, une démarche sociologique attentive à la phénoménologie propre à ce type d’interaction veillera à conserver les modalités effectives de présentation, en particulier énonciatives et catégorielles, déployées par les enquêtés.

Un spécialiste pourrait me rétorquer que les caractéristiques isolées par les sciences sociales des religions pour définir l’évangélisme – orthodoxie biblique, sacrifice vicaire du Christ, impératifs de la conversion et de l’évangélisation13 – sont contiguës, voire

congruentes, avec les notions des évangéliques eux-mêmes. Pourtant, il n’en est rien : détachées du contexte pratique (principalement interactionnel) dans lequel elles sont ordinairement mobilisées, ces caractéristiques acquièrent une nouvelle signification du fait de se voir (ré)énoncées par le sociologue. Bien que les termes conservent leur stabilité sémantique, leur portée connaît une altération significative dont ne semblent pas avoir conscience les analystes. Ainsi, cette confiance accordée à la stabilité sémantique de certains concepts occulte le déplacement opéré par l’absorption du lexique ordinaire (et théologique) de l’évangélisme dans celui de la science et se révèle, au final, un mauvais indicateur14.

Une seconde manière de contrer les critiques que l’on serait amené à m’adresser sur ce point consiste à relever que les différentes caractéristiques attribuées aux évangéliques le sont sur la base de méthodes d’investigation intrusives dans lesquelles l’enquêteur vient quérir des réponses auprès de ses enquêtés. Cet argument porte que la recherche ait recours à des instruments quantitatifs (sondages, panels) ou qualitatifs (entretiens formel ou informel). Dans les deux cas de figure, les informations recueillies par le sociologue s’apparentent à des données de second ordre, enregistrant la réflexivité des

13 Les historiens et autres sociologues isolent généralement ces quatre caractéristiques, à quelques variations près (Bebbington, 1989 ; Fath, 2005a ; Stolz & Favre, 2005 ; Willaime, 2004b). Ces traits que la sociologie attribue classiquement à l’évangélisme seront discutés dans les chapitres à venir, en interaction avec l’usage qu’en font les évangéliques eux-mêmes dans leurs stratégies de présentation en public.

14 Voir à ce propos la critique approfondie que je mène sur les définitions classiques de l’évangélisme dans mon Herméneutiques ordinaires (2005), en particulier dans le premier chapitre.

croyants sur leurs pratiques, mais non les pratiques elles-mêmes. Évoquer la « réflexivité des croyants sur leurs pratiques » revient à tenir compte de la justification qu’appelle, chez l’enquêté, la question de l’enquêteur. Or le chercheur se livre à une confusion massive lorsqu’il prend l’explication, qu’il obtient en guise de réponse à sa demande, pour une description des mœurs qu’il est en train d’investiguer15.

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