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De la portée médiatique de l’expertise scientifique

Le traitement médiatique des mouvements évangéliques s’inscrit dans une redéfinition des rapports entre religion et société, allant de pair avec une problématisation de ce à quoi pourrait ressembler une forme sociale acceptable d’engagement religieux. Si l’on poursuit les réflexions esquissées par M. de Certeau dans les années 1970, on ne peut qu’entériner une analyse qui verrait la perte d’influence des d’ailleurs une surproduction d’autorité entraîne sa dévaluation puisqu’on s’en procure toujours plus avec une somme égale ou inférieure de compétence. Mais lorsqu’il continue à croire ou à faire croire qu’il agit en scientifique, il confond la place sociale et le discours technique. Il prend l’un pour l’autre : c’est un quiproquo. Il méconnaît l’ordre qu’il représente. Il ne sait plus ce qu’il dit. Certains seulement, après avoir longtemps cru parler comme experts un langage scientifique, se réveillent de leur sommeil et s’aperçoivent soudain que, depuis un moment, tel Félix le Chat dans le film d’antan, ils marchent en l’air, loin du sol scientifique. Accrédité par une science, leur discours n’était que le langage ordinaire des jeux de tactiques entre pouvoirs économiques et autorités symboliques » (1990, pp. 21-23). Pour une introduction au thème de la vulgarisation, voir Y. Jeanneret (1994) et É. Veron (1997a).

61 Voir la belle discussion de H. Arendt dans « Vérité et politique » (1972 [1961]). Sur la déférence comme configuration médiatique instaurée par nos sociétés et se répercutant sur les modalités d’attestation d’une vérité, on se reportera aux travaux de L. Kaufmann (2006, 2008). Voir également l’analyse praxéologique que font C. Terzi et A. Bovet (2005) d’un article paru peu avant une votation populaire helvétique portant sur la procréation assistée. Le point de vue énonciatif de l’article se revendique d’une expertise médicale, afin d’inviter les citoyens à se déclarer incompétents sur le sujet et leur proposer de déléguer l’évaluation de la situation au corps médical.

62 Sur le terrain, il m’est arrivé de constater de quelle façon des organisations faîtières évangéliques mobilisent les travaux sociologiques, en particulier les définitions de l’évangélisme proposées par les spécialistes en sciences des religions, afin de se légitimer au sein de l’espace public et de plaider leur cause auprès des journalistes et des politiques. Je rédige en ce moment un article sur ce phénomène qui relève, dans la terminologie d’A. Giddens, d’une « double herméneutique ».

autorités religieuses (occidentales) à l’égard de leurs ouailles. Pour l’auteur, ces autorités ne représentent plus « un accord, ou un risque ou un projet commun. Leur justification même est atteinte quand elles ne sont plus “croyables” au nom d’une solidarité » (1987 [1969-1970], p. 80). L’institution ecclésiale n’est plus la dépositaire d’une vérité, révélation ultime qu’elle communiquerait au commun des mortels. Cette vérité a trouvé un nouveau lieu d’accueil dans la quête existentielle que poursuit chaque individu, sans le secours d’une quelconque appartenance communautaire. Dès lors, le discours des représentants religieux ne dit plus la réalité d’une société achevant de se débarrasser des derniers reliquats de chrétienté qui lui collent aux semelles. Dans un tel contexte, la religion entendue comme « entreprise collective » apparaît incompréhensible, pour ne pas dire « incroyable », tant le sentiment religieux se doit de demeurer cantonné à la sphère privée. La dissociation entre croyance et pratique est parvenue à son aboutissement, en particulier lorsque cette pratique impliquerait la nécessité d’un engagement ecclésial.

Quant au langage religieux, « tombé dans le domaine public (comme les églises, les cérémonies, ou la littérature religieuse) » (Certeau, 1987 [1971], p. 186), il dit, sur un mode mythique, le réel inhérent au vivre en commun qu’expérimente notre société. Une société qui, privée des orientations que lui offraient les métarécits sécularisés ayant pris la place du christianisme (libéralisme des Lumières, messianismes marxistes, etc.), n’a d’autres saints auxquels se vouer qu’une rationalité instrumentale mâtinée d’une éthique sentant le marketing63. Le langage religieux devient alors une ressource – journalistique,

notamment – permettant de formuler des interrogations collectives indépendamment d’une allégeance à une communauté religieuse particulière. Dans ce « théâtre du monde » que propose la presse à son public, les figures d’autorité chrétiennes que représentaient le prêtre, le pasteur ou le théologien deviennent les caricatures de l’homme religieux qui court de plateau en interview, prié qu’il est de se prononcer sur les

63 M. de Certeau, critiquant l’idéologie propre au management de la société, avance : « Quand une organisation ne sait plus comment situer le segment de rationalité (qu’elle constitue) dans l’ensemble incertain de la vie sociale, il lui faut des “dogmes”, vrais seulement parce qu’on a besoin d’y croire : entre les lois structurelles du rendement et les choix laissés à la conscience privée, entre le développement objectif de l’entreprise “capitaliste” et une éthique individualiste, on jette une passerelle de “valeurs” abstraites, mais ces “valeurs” gazéifient en principes généraux (le bon, le vrai, le bien) la vérité du Dieu incarné dans l’épaisseur de l’histoire, et colorent seulement de moralisme (philanthropique ou

personnaliste) les règles qui font des “relations humaines” un facteur de bon fonctionnement pour l’entreprise » (1987 [1969-1970], p. 85). Voir également le plaidoyer de J. Widmer pour une

réintroduction du telos de la sociologie et sa critique d’une éthique réduite à jouer les faire-valoir du marketing (2006, p. 142).

questions de sens qui (pré)occupent leurs contemporains, sans que ses réponses n’en acquièrent un surplus de crédibilité64.

C’est dans un tel contexte (quand même il serait brossé avec précipitation et appellerait à bien des nuances) qu’il s’agit d’appréhender le traitement médiatique de l’évangélisme et les demandes de clarification que le journaliste adresse à l’expert scientifique. L’étonnement des médias semble précisément suscité par la capacité de mobilisation dont font preuve ces évangéliques, l’engagement au service d’une cause religieuse et la propension à la publiciser. Cet engagement transite généralement par la revendication d’une appartenance ecclésiale. Or, dans une société laïque et (se pensant) libérale, la référence à un sens de la communauté paraît renvoyer les échos inquiétants du communautarisme65. Ce n’est pas tant sur la religiosité ambiante que l’on consulte le

sociologue, celle-ci ayant l’air d’aller de soi66. Les sollicitations que lui adressent les

médias portent l’empreinte d’un trouble, le dérangement suscité par des personnes s’engageant dans des communautés (le statut communautaire de l’évangélisme restant à élucider d’un point de vue sociologique67) et professant des croyances à prétention

universelle qu’il s’agirait d’exporter68.

L’interrogation surgit quant au risque que sont susceptibles de constituer ces groupes religieux. La catégorie « secte » joue ainsi un rôle essentiel, tant dans la presse que dans

64 « Le journaliste peut puiser à son tour dans ce vocabulaire [de l’expression religieuse autorisée]. Il y trouve de quoi composer les allégories sérieuses qui permettent à l’informateur religieux d’être une sorte de barde ou de dramaturge contemporain. Certes, en continuant de choisir son matériau parmi les nouvelles tombées des agences, il maintient “l’effet de réel” qui est la condition première de “l’écriture de presse”. Il ne peut pas dire n’importe quoi. Mais son œuvre rend au public, sur le mode propre au poème journalistique, l’image de ce qu’une société a fait de la religion : non plus le signe d’une vérité, mais le mythe ambigu d’une énigme multiforme » (Certeau, 1987 [1971], p. 190).

65 Ces analyses sont convergentes avec celles que propose J.-P. Willaime : « La sécularisation de la société renforce paradoxalement les formes militantes et les plus engagées du religieux. Lorsque, en effet, il n’est plus évident d’être religieux lorsque la société elle-même n’est plus religieuse dans ses structures et les cadres habituels de la vie quotidienne, le religieux se réinvente sous des formes militantes. Le religieux lui-même étant décléricalisé, ce sont des individus autonomes et jaloux de leur liberté qui font

quelquefois le choix de vivre un religieux exigeant et les plongeant dans un monde de représentations et de pratiques très différent de l’univers séculier environnant. C’est la religion du converti et du militant, une religion qui vient aussi remettre en cause la perception traditionnelle du religieux dans une société laïque, à savoir le religieux saisi essentiellement à travers l’activité cultuelle et considéré comme un phénomène privé ne devant pas déborder dans les diverses sphères de la vie sociale : le travail,

l’éducation, la santé… Or, ce religieux redécouvert par certains se veut aussi intégraliste, c’est-à-dire qu’il entend embrasser les différents aspects de la vie et les déterminer tous. Au statu quo socio-religieux prôné par les institutions religieuses, statu quo où chacun est invité à rester à sa place et où l’on veille à ne pas chasser sur les plates-bandes de l’autre, s’oppose la volonté prosélyte de groupes militants qui veulent convertir leurs semblables et accroître leur audience » (2001, p. 352).

66 Sur le statut d’expert du spécialiste en sciences religieuses auprès des autorités politiques, on se

reportera au collectif dirigé par F. Frégosi & J.-P. Willaime (2001), en prêtant une attention particulière à l’article que signe S. Fath (2001), dans le même ouvrage, à propos d’un cas impliquant une Église évangélique de type pentecôtiste, et l’appel fait à des sociologues, spécialistes du protestantisme (J. Baubérot, J.-P. Willaime, J. Séguy, R. Campiche), pour œuvrer comme médiateurs.

67 Ce qu’on fera partiellement dans la seconde partie de cette étude.

68 Pour une critique de la thèse de la sécularisation de la société, voir le collectif dirigé par P. Berger, l’un de ses anciens promoteurs : Le réenchantement du monde (2001 [1999]).

le débat public, dans l’appréhension de formes religieuses marginales ou impliquant un certain engagement communautaire. Elle permet notamment de procéder à des inférences de sens commun vis-à-vis des fidèles : leur investissement anormal est certainement le fait d’un embrigadement ; ils risquent probablement de se voir spoliés de leurs biens et menacés dans leur intégrité corporelle. Partant, l’expert est invité à se prononcer sur l’innocuité d’un mouvement ou, au contraire, sur sa dangerosité. Pour l’exemple, on notera la réponse que fournit J. Stolz, directeur de l’Observatoire des religions en Suisse, à un hebdomadaire romand ayant pour coutume de couvrir l’actualité politique, économique et culturelle.

« L’autre accusation, celle du Nouvel Observateur, est plus sensible. Les évangéliques seraient sectaires. Jörg Stolz se veut prudent : “Si l’on entend par secte un groupe dangereux qui pratique la déstabilisation psychologique des individus, je dirais que la grande majorité des Églises n’entre pas dans cette catégorie. Mais il peut arriver qu’il y ait des dérives sectaires autour d’un chef charismatique. Et, souvent, si un parent se convertit dans une Église, cela est perçu par sa famille comme un mariage non désiré” »69.

On notera que le journaliste esquisse l’accusation de sectarisme en l’imputant à un magazine français, Le Nouvel Observateur. Ce dernier avait publié, l’année précédente, un dossier dont le titre ravageur annonçait un contenu explosif : « Les évangéliques, la secte qui veut conquérir le monde ». Le dossier ne manqua pas de susciter un tollé de la part des organisations faîtières tant évangéliques que protestantes70. C’est cet arrière-

plan que reprend à son compte le journaliste, celui d’une lutte pour une représentation publique, alors qu’il ébauche sa question. Ce faisant, il invite le sociologue à se prononcer quant à la réputation d’un groupe, le qualificatif « sectaire » équivalant à une disqualification sociale et pouvant exposer les personnes désignées par ce label à d’autres formes d’enquête, notamment judiciaire. À ce point, les enjeux de l’expertise scientifique dépassent le cadre d’une simple controverse académique sur le gain heuristique que laisserait escompter le recours à la catégorie « secte »71.

69 La citation provient d’un dossier réalisé par E. Felley et M. Beuret, pour le compte de L’Hebdo. Il est paru le 31 mars 2005. L’article consignant les propos du sociologue s’intitule « Faut-il avoir peur des évangéliques ? ». Quant aux autres articles formant le dossier, ils sont affublés de titres tout aussi évocateurs : « La révolution silencieuse des humbles » et « Les fous de Dieu à l’assaut de la planète ». 70 Le dossier, signé par S. des Déserts et S. Zeghidour, fait la couverture du numéro 2’051, datant du 26

février 2004. Il recevra des protestations émanant du chargé de communication de la Fédération évangélique de France, du secrétaire général de l’Alliance évangélique française et du président de la Fédération protestante de France. L’hebdomadaire choisira de ne pas donner suite par écrit à ces doléances et réglera le contentieux lors d’un déjeuner privé réunissant les responsables des différentes organisations protestantes.

71 L’association entre sectarisme et évangélisme semble promise à faire les beaux jours de certains lieux communs journalistiques. Ainsi, un dossier de L’Hebdo, « La Suisse paradis des sectes » est paru récemment (19 juillet 2007). Il dresse le portrait d’une Église évangélique et l’associe à d’autres mouvements qui n’ont d’autre point commun que d’être minoritaires (des adeptes du New Age, des satanistes, etc.). L’association de cette Église évangélique à une secte s’avère fort ténue, au point que le

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