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L’écart d’une présence, ou le signe et la parole habités

La médiation de la transcription présuppose qu’une distance sépare cet assemblage de signes, couchés sur la page, du vécu que ce dispositif prétend appréhender et rapporter. Le fait de vivre l’événement ne saurait être confondu avec une prise de connaissance informée par la transcription. Que cet artefact vise à re-présenter une expérience passée signale une variation dans l’ordre de la présence : la présence se tient

dans un écart. Les signes matériels tiennent lieu, octroient un abri, à un reste de

présence, lui disant « reste avec nous », à la manière des pèlerins d’Emmaüs suppliant le Christ de demeurer avec eux, alors que le processus de sa transformation en corpus scripturaire, social et sacramentel a déjà débuté – procès qui signe l’effacement de sa chair et sa transsubstantiation médiatique dans les espèces du texte canonique et de la communauté ecclésiale, du pain et du vin34. Et comment envisager les querelles

eucharistiques du 16e siècle entre évêques et Réformateurs autrement que comme des

disputes ayant trait à l’hospitalité qu’est susceptible d’offrir un signe ? Pour les uns, c’est l’évidence d’une présence réelle, d’un surnaturel qui fait irruption dans le monde pour s’en saisir et se donner au travers de sa matérialité. Quant aux autres, si présence il y a, elle est caractérisée par un déficit, celui d’une absence faite de souvenir et d’attente : par la Cène, on se remémore la venue du Christ et son départ, dans l’espoir de son retour35.

Le dispositif de la transcription s’organise autour d’un premier écart, celui qui sépare – tout en les reliant – le signe qui macule la feuille de l’événement dont il constitue la symbolisation. De même, une approche appréhendant l’énonciation comme l’investissement d’un énoncé ne pourra que déceler un nouvel écart entre l’une et l’autre. Car l’énonciation d’une parole est toujours contrat d’engagement. Et la saisie d’un propos est dépendante du rapport qui lie un énonciateur à son énoncé par le moyen de son énonciation. Dans quelle mesure est-on tenu par son propos ? Comment s’y prend-on

34 Sur les différents régimes de présence du corps absent du Christ, voir la section « “Corpus mysticum”, ou le corps manquant » dans la Fable mystique (Certeau, 1982, pp. 107-127). On se référera également à l’article de L. Marin (1986 [1982]), « La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes », où l’auteur expose les développements théologiques, ainsi que ses conséquences pour une sacramentelle, de la cinquième édition de la Logique de Port-Royal.

35 Il n’est pas indifférent que chacune de ces sémiotiques entretienne une affinité particulière avec des herméneutiques différenciées de l’Écriture, Zwingli et Calvin se voulant plus proches du littéralisme de l’école d’Antioche et récusant l’allégorisme qui régnait dans l’exégèse catholique médiévale (Beauchamp, 2002 [1998] ; Gisel & Zumstein, 2006 [1995]).

pour affirmer une chose, tout en disant son contraire ? À l’inverse, comment lester une phrase de sorte qu’elle ait la densité de la promesse ? Le sous-entendu, la litote, ou le mensonge, l’ironie, l’hyperbole ou l’hypocrisie attestent d’une multitude des proliférations du dire qui sont autant de manières de faire et de façons de répondre, c’est- à-dire de s’engager. Ainsi, l’écart entre le signe et l’événement se redouble au sein de la parole dans l’espace qui se creuse entre l’énoncé et son énonciation. La restitution de l’énoncé n’est dès lors pas suffisante, l’analyse devant encore restituer les formes d’engagement auxquelles il donne lieu, afin de dégager la portée réelle du discours. Qu’une telle restitution soit, par définition, incomplète et susceptible de révision tient à la capacité qu’ont les êtres de faire et défaire les attaches qui les lient, l’énoncé constituant l’un des liens matériels à partir desquels ils tissent leurs relations. L’espace ouvert par la parole – l’espace de parole – signe d’abord et en finalité un vivre en commun, renvoyant à une commune habitation. La parole est un lieu qu’on habite, un lieu habité.

Si l’on poursuit cette excavation progressive des couches sédimentées de la parole, on parvient à cette étrange découverte – mais n’est-ce pas ce que nous pressentons depuis toujours ? – que cette parole est habitée par une altérité. C’est un autre – d’abord en moi- même – que vise mon propos, car mon dire transite d’emblée par la forme réflexive d’un

se dire, accueillant au passage une altérité qui me devient constitutive. Et une fois

énoncé, ce dire est objectivé à la manière d’une chose partagée en commun, posée sur une table et qu’il s’agirait d’explorer ensemble. Dans ce partage, il peut arriver que mon propos me paraisse étranger au point que j’en vienne à me dé–dire, discernant dans cet énoncé une inquiétante altérité, une voix irrépressible ou répréhensible qui se saisit de ma bouche et à laquelle mon être se refuse désormais. Lorsque je parle, d’autres sont susceptibles de s’exprimer par moi, parfois à mon insu ou contre mon gré, cette polyphonie des voix, intrinsèque à mon dire, pouvant me conduire à accorder l’hospitalité aux façons de parler d’un ami, aux considérations d’un philosophe ou aux idées d’un parti. Or, si tant d’agences sont susceptibles de se frayer une voie au travers de ma gorge, n’en irait-il pas de même pour les voix du divin ou du démoniaque36 ?

36 Ces diverses considérations sur le caractère oraculaire de la parole proviennent de mon expérience de terrain et se sont vues largement confirmées par la phénoménologie de la voix, de l’appel et de la réponse développée par J.-L. Chrétien. Ainsi, le phénoménologue écrit-il à propos du prophétisme : « Pour que la voix soit altérée, il faut qu’elle soit et demeure la même, faute de quoi il y aurait seulement une autre voix, et comme un appel sans réponse. Ainsi, dans la définition que Philon d’Alexandrie donne de la parole prophétique dans un de ses traités, le prophète ne dit rien de propre (idion ouden), tout dans sa parole et de sa parole est à lui-même étranger (allotria), c’est l’autre qui résonne à travers lui. Philon peut donc écrire : “Véritablement le prophète, même lorsqu’il paraît parler, se trouve en état de silence : un autre se sert de ses organes vocaux, de sa bouche, de sa langue, pour révéler ce qu’il veut”. Que l’origine elle-même parle à travers le prophète signifie ici sa pure et simple transformation en

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