• Aucun résultat trouvé

Le mot est lâché, « politique », dur aux oreilles des tenants d’une conception naïve de la neutralité axiologique, une conception qui espère garantir l’indépendance de la science, à l’égard des enjeux mondains, par le recours à une rhétorique de la méthodologie. Or l’exposé qui précède a rendu les choses bien plus complexes. Dans son appréhension ordinaire, première, la représentativité est d’emblée politique. Elle constitue un point de référence, d’organisation du groupe, ainsi qu’un pivot pour son action. C’est pourquoi des difficultés insurmontables guettent une analyse qui prétendrait fixer un autre centre de gravité au collectif, par un recours aux canons de la méthode, mais sans thématiser ce déplacement à l’égard de la pratique des membres. Ces difficultés tiennent à ceci que la démarche analytique possède des implications politiques : toute représentation se révèle politique, reste à savoir laquelle de ces politiques le chercheur choisit d’assumer et d’entériner53. Une enquête déplaçant les

représentations des membres, sous prétexte de donner à voir le lieu réel (caché ou inconscient) de leur détermination, a déjà outrepassé la problématisation de l’identité collective qu’elle se propose d’examiner, lui imposant une définition qui lui est étrangère. L’autodétermination de la communauté étudiée a cédé la place à son

hétérodétermination par le discours scientifique, mesurant, au passage, combien le

pouvoir de nomination, soit la capacité à définir, présente des liens étroits avec l’aptitude à administrer des catégories et, par conséquent, des corps. Partant, si les antagonismes sociaux se traduisent par une lutte pour les définitions symboliques permettant de représenter un groupe, de l’appréhender dans l’espace public, le travail scientifique vient tout juste de faire son entrée dans l’arène et d’exercer une forme de violence symbolique sur ceux dont il prétend rapporter le monde et les propos54.

53 Il n’est pas indifférent que P. Bourdieu énonce ainsi la thèse centrale d’une conférence portant sur la catégorisation et la lutte pour les classements : « la théorie de la connaissance et la théorie politique sont inséparables : toute théorie politique enferme, à l’état implicite au moins, une théorie de la perception du monde social et les théories de la perception du monde social s’organisent selon des oppositions analogues à celles que l’on retrouve dans la théorie de la perception du monde naturel » (1984 [1977], p. 86).

54 Le raisonnement fait évidemment penser à P. Bourdieu : « [Un] groupe, classe, sexe (gender), région, nation, ne commence à exister comme tel, pour ceux qui en font partie et pour les autres, que lorsqu’il est distingué, selon un principe quelconque, des autres groupes, c’est-à-dire à travers la connaissance et la reconnaissance. […] La lutte des classements est une dimension fondamentale de la lutte des classes. Le pouvoir d’imposer une vision des divisions, c’est-à-dire le pouvoir de rendre visibles, explicites, les divisions sociales implicites, est le pouvoir politique par excellence : c’est le pouvoir de faire des groupes, de manipuler la structure objective de la société. [Le] pouvoir performatif de désignation, de

nomination, fait exister à l’état institué, constitué, c’est-à-dire en tant que corporate body, corps constitué, en tant que corporatio, comme disaient les canonistes médiévaux étudiés par Kantorovicz, ce qui n’existait jusque-là que comme collectio personarum plurium, collection de personnes multiples, série purement additive d’individus simplement juxtaposés » (1987 [1986], pp. 164-165). L’argument est toutefois envisagé à partir d’une optique plus praxéologique, proche des travaux de H. Sacks (1979

La discussion relative à la représentativité des données pourrait laisser accroire que les griefs mis en évidence portent uniquement sur des instruments quantitatifs. Ce serait mal saisir l’argument. De fait, il envisage une portée plus générale et s’étend à l’ensemble des méthodes intrusives, le sondage ou l’entretien prêtant le flanc à des critiques fort semblables. Ce qui est en point de mire, ce sont les complications que génère cette intrusion dans la sélection des catégories propres à la description du monde social ; ce choix dépendant inévitablement du rapport énonciatif instauré entre l’enquêteur et l’enquêté55. Que l’on saisisse bien : la difficulté ne tient pas tant à une alternative

indépassable entre auto- et hétérocatégorisation, mais au moment où il devient possible pour le sociologue d’opérer ce basculement et aux modalités de cette traduction. Arguer qu’entre la conceptualisation des membres et celle des scientifiques, il faut choisir, c’est reconduire l’écueil d’un fétichisme de l’origine ou mépriser l’intelligibilité ordinaire des membres. Dans les deux cas, on soutient que la vérité d’une situation ne saurait émaner que d’un unique lieu, qu’elle n’est pas un rapport mis en lumière par la méditation d’une

médiation56.

Le choix de recourir à des données naturelles ne ressort nullement à un quelconque fétichisme de l’origine, mais bien à un souci de restituer, au plus près de leur dimension ordinaire, les opérations d’appréhension et d’investissement de la réalité déployées par les enquêtés, ces deux moments pouvant être subsumés par les modes actif et passif inhérents à la représentation : se représenter (dans) le monde social. Aborder la pratique religieuse des évangéliques en empruntant, dans un premier temps, la voie des témoignages de conversion, favorise le compte-rendu du dispositif énonciatif privilégié par ces fidèles pour se présenter et partager leur foi. Le gain en termes de connaissance scientifique semble désormais probable, si ce n’est évident (bien qu’il appartienne aux chapitres à venir de confirmer si l’analyste a été en mesure de tenir ses engagements). La dimension déontologique de l’étude, effleurée en passant, suit de près la discussion méthodologique. On discerne combien une description ajustée s’impose et qu’elle ne saurait être dissociée d’une juste restitution de ce que signifie « être un évangélique ».

[1966]) sur les effets politiques de la catégorisation, des effets se répercutant sur la capacité à agir des catégorisés. Pour une analyse du pouvoir symbolique dans une veine praxéologique, voir J. Widmer (2002).

55 Sur le contrat énonciatif enquêteur / enquêté, cf. M. Moerman (1974), même si l’anthropologue appréhende l’énonciation par le moyen d’une analyse catégorielle. Ma critique des méthodes intrusives peut être nuancée lorsque la position du chercheur fait l’objet d’une prise en compte réflexive et d’une analyse symétrique, soit identique à celle qui est appliquée au propos des enquêtés. Dans le cas de l’évangélisme, des situations « artificielles » d’enquête, tel l’entretien, peuvent se voir détournées et transformées, par les enquêtés, en occasions de témoigner de leur foi (Bovet & Gonzalez, 2003 ; Harding, 1987).

Une contrainte morale pèse sur l’ensemble du propos : il s’agit de faire justice aux enquêtés, en prenant soin de les re-présenter en tenant compte de la manière dont ils le feraient eux-mêmes, soit formuler à leur égard une parole dans laquelle ils se reconnaîtraient, mais qui viendrait à la fois les interroger quant aux implications de cette identité57.

L’impératif déontologique ne s’exerce pas uniquement en amont de la recherche, sur les aspects présidant à la production de l’enquête : il déborde le cadre des questions épistémologiques ou méthodologiques. Esquisser la possibilité d’une lecture des comptes-rendus du chercheur par les enquêtés, c’est envisager que les résultats sont susceptibles de dépasser les frontières du monde académique et d’atteindre d’autres lectorats. Les enquêtés constituent évidemment l’un des publics probables. Ne serait-ce que par l’intérêt qu’ils prêtent au portrait qu’un tiers brosse d’eux et aux enjeux que revêt cette description. Plus précisément, ils ne sont que l’un des publics possibles parmi une foule d’acteurs sociaux. Dès lors, la contrainte morale s’étend également en aval de la recherche et vient porter sur la manière dont l’enquête contribue à informer le débat public, à lui communiquer des informations et à l’insérer dans un format particulier. La mention de « l’amont » et de « l’aval » de l’investigation sociologique rappelle cette évidence que les sciences – en particulier lorsqu’elles prétendent toucher à l’humain et à la société – ne se font pas dans un vide social. Ces sciences constituent des médiations entre un terrain investigué et un public plus large, susceptible de se livrer à son tour à une enquête (démocratique) sur la signification du vivre ensemble, soit du faire société. Les sciences sociales sont un lieu éminent de réflexivité pour une société démocratique désireuse de se penser, soit une forme de médiation offrant un point de vue particulier sur le monde commun et découvrant de nouveaux horizons à investir par l’action

57 La tradition philosophique libérale, notamment arendtienne, pose la reconnaissance bienveillante de l’altérité et des engagements respectifs auxquels elle donne lieu, avant d’opérer le moment de la critique, celle-ci n’acquérant que plus de pertinence qu’elle s’est efforcée, dès le début, de rendre justice à chacune des positions respectives. La vie commune propre à la polis nécessite précisément la prise en compte de chacune des positions présentes dans la société, et donc leur description rigoureuse, de manière à pouvoir formuler une jugement politique, soit une opinion, tendant vers l’universalité (Arendt, 1972 [1961]). Une lecture de travaux de H. Sacks (1979 [1966]) attentive aux effets politiques des phénomènes de catégorisation se combine ainsi fort bien aux réflexions d’A. Honneth sur La lutte pour la

reconnaissance (2002 [1992]). Dans une telle perspective, la revendication de reconnaissance porte

principalement sur des enjeux touchant à la définition de la réalité, c’est-à-dire relevant de

l’administration de dispositifs de catégorisation. Il s’agira, pour les personnes stigmatisées, de faire valoir leur propre manière de se définir par opposition à une définition qui leur serait imposée de l’extérieur, soit le passage d’une situation d’hétérocatégorisation à une situation d’autonomie dans l’administration des catégories pour se dire et se concevoir en public.

collective. En tant que telles, ces sciences constituent une scène d’apparition publique pour les groupes qu’elles investiguent ; elles participent de leur publicisation58.

Mais, objectera-t-on, n’est-ce pas accorder plus de poids aux sciences sociales qu’elles n’en possèdent réellement dans l’espace public ? Une telle objection appelle à formuler avec nuance le pouvoir social que l’on prête au discours scientifique. Deux écueils sont à éviter : dire que ce qu’écrit le sociologue porte toujours – ou, à l’inverse, ne porte jamais – à conséquence. Dans le premier cas, l’assertion est présomptueuse quant à l’influence que pourrait prétendre exercer la sociologie (pour choisir parmi l’une de ces sciences) sur les débats de sociétés. À l’opposé, la seconde formulation, tenant que les travaux sociologiques n’ont aucun effet sur les enjeux sociaux, se révèle imprudente. La présente enquête soutient une voie médiane où la portée de la médiation scientifique dépend de ce qu’en font les acteurs sociaux. Ainsi, ce qu’écrit le sociologue peut porter à conséquence, son expertise étant toujours susceptible de se voir convoquée par l’un ou l’autre camp pour faire valoir un point de vue, au sein d’un débat de société, et justifier de la mise en œuvre d’une série de mesures politiques. Une conception de la portée du savoir sociologique, loin de découler d’une quelconque spéculation théorique, trouve son attestation empirique dans les données recueillies au fil de mon travail ethnographique sur le protestantisme évangélique59.

L’audience sociale que peut espérer la recherche sociologique dépend éminemment des relais disposés à lui faire écho. On se situe toujours au sein d’un réseau de médiations et, si les sciences sociales désirent faire connaître leurs résultats en dehors du cercle restreint du monde académique, les médias apparaissent comme un moyen privilégié pour tenir un large public au courant des récents développements de la connaissance scientifique. Inévitablement, cette forme de communication suppose le format particulier et problématique de la vulgarisation, celle-ci comportant une double traduction qui s’exerce tant sur le langage que sur le statut social du locuteur. Ainsi, la reformulation de propos spécialisés dans une langue accessible au commun des mortels instaure un contrat énonciatif où la compétence du chercheur est « convertie » en autorité de l’expert60. Une telle conversion ne va pas sans poser de difficultés dans un espace où

58 Sur la notion « d’enquête » propre à public démocratique, voir ce classique du pragmatisme qu’est Le public et ses problèmes (Dewey, 2003 [1927]). Mon traitement du rapport entre science et formation de

l’opinion publique est fortement redevable des travaux de J. Widmer (1987, 1997) et de L. Quéré (2002). 59 On se reportera à la note 62, ci-dessous.

60 M. de Certeau thématise cette conversion dans sa discussion de l’expertise scientifique : « une curieuse opération qui “convertit” la compétence en autorité. Il y a échange de compétence contre de l’autorité. » L’auteur rappelle, non sans quelques accents bourdieusiens, les ambiguïtés inhérentes à cette traduction, celle-ci s’inscrivant dans le jeu des logiques politiques et économiques propres au financement de la recherche. Il poursuit :« [l’expert] parle en homme ordinaire, qui peut “toucher” de l’autorité avec du savoir comme on touche sa paie pour du travail. Il s’inscrit dans le langage commun des pratiques, où

l’opinion publique, souveraine, quête informations et conseils auprès de spécialistes dispensant des vérités factuelles61.

À ce point, divers rapports entre sciences et médias ont été mis au jour, l’un se caractérisant par une quête de publicité de la part du travail scientifique et l’autre, par une demande d’expertise technique dans le cadre d’un débat de société – ces deux cas de figure pouvant se conjuguer. Il arrive cependant que l’expert connaisse d’autres formes de sollicitation, notamment par le politique, une invitation lui étant adressée, afin qu’il se prononce sur certains éléments posant problème dans la société. Dans cette situation, la position énonciative du chercheur, bien qu’elle demeure proche de la posture qu’il adopte dans les médias, diffère en ceci que sa parole se voit investie d’une portée singulière, alors qu’elle appose le sceau de l’autorité scientifique à une sentence judiciaire ou à une disposition légale. Le spécialiste en sciences des religions semble avoir supplanté le rôle jadis dévolu au théologien, dans l’accréditation et la normalisation des nouvelles formes du religieux62. Les sections à venir tentent de donner un peu d’épaisseur aux différents

échos que connaît le discours scientifique sur les évangéliques, parmi les médias et le politique.

Outline

Documents relatifs