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Langage canonique ou herméneutiques ordinaires ?

En discutant du rapport entre les contradictions du témoignage et le diagnostic d’un trouble, j’ai momentanément concédé, afin de mener à bien mon propos, que ces contradictions avaient été correctement identifiées par l’analyste. Il s’agit à présent de problématiser cette affirmation. En effet, il n’est pas évident que le chercheur soit en mesure de déceler des incohérences dans le discours d’un interviewé. Tout d’abord, il peut se méprendre, quand bien même il partagerait les présupposés et les inférences de ses enquêtés. En second lieu, il est possible que ces opérations de sens ne soient pas partagées. C’est le cas lorsque les acteurs mettent en œuvre un savoir social différent de celui de l’enquêteur. Cet autre savoir impliquerait, par rapport au sens commun, une conception distincte des enchaînements causaux. On voisine alors avec le genre de décalage culturel qu’expérimente un anthropologue au contact d’une culture dont il n’est pas familier.

79 Parmi les précautions méthodologiques qu’il avance pour expliquer son approche des entretiens,

Stromberg (1993, p. 34) évoque la prise en compte des phénomènes de transfert par la psychanalyse et se réfère aux travaux de Freud, Devereux et Crapanzano.

80 Je reprends la critique que R. Girard propose de la psychanalyse, celle-ci tendant à essentialiser et à somatiser ce qui est de l’ordre d’une configuration relationnelle (que Girard appréhende selon une compréhension du phénomène mimétique) : « l’hypothèse mimétique est la plus intéressante […] parce qu’elle rend parfaitement inutile ce qui n’est chez Freud qu’un postulat supplémentaire, l’idée d’un instinct spécifique enraciné dans le corps […]. Non seulement Freud ne gagne rien en postulant son instinct, mais il occulte la simplicité foudroyante de la solution mimétique » (Girard, 1978, p. 455).

On peut ajouter un degré de complexité supplémentaire à ces remarques relatives à une distance culturelle, en s’interrogeant sur le rôle que jouent les théories des sciences humaines dans l’élucidation des phénomènes qu’elles prétendent appréhender. Plus précisément, il s’agit de réfléchir à l’articulation des grilles de lecture savantes avec les interprétations spontanées auxquelles se livrent les acteurs, sur la base d’un savoir social partagé. Divers positionnements sont possibles au sein d’un spectre dont les positions extrêmes consisteraient soit à avancer que la théorie sociologique doit rompre avec le sens commun et s’imposer à lui, soit à réfuter la nécessité ou l’utilité d’une quelconque forme de théorisation ou d’explication. L’une des postures les plus fécondes relève cependant de la volonté de tenir en tension les deux façons de faire sens du monde social, celle propre au savoir partagé par les acteurs et celle appartenant à l’appareillage théorique auquel recourt le sociologue. Dès lors, travailler en entretenant cette dialectique entre deux grilles interprétatives oblige l’analyste à fournir un travail de traduction. Ce qui implique qu’il comprenne comment fonctionne le langage des gens et des groupes investigués, de façon à trouver des passerelles entre ses outils conceptuels et les notions à partir desquelles les enquêtés saisissent leur environnement. Si, au contraire, le chercheur fait l’économie de cette transposition, il risque tout bonnement de projeter ses concepts sur le fait social qu’il prétend analyser. Du coup, des pans entiers d’intelligibilité ont disparu, celle-ci étant étroitement liée aux opérations de sens (percevoir, identifier, etc.) que déploient les membres pour appréhender le phénomène en question comme une réalité socialement pertinente.

Revenons à la problématique de la reconnaissance. Pour reconnaître une faute, il est nécessaire de savoir à quel jeu l’on est en train de jouer. Et lorsqu’on est un néophyte, il convient de regarder comment s’y prennent des joueurs avancés. C’est en quelque sorte ce que nous avons fait avec l’émission de vi7vi.com. L’entretien que présente la vidéo reprend les codes médiatiques de l’interview télévisuelle où un présentateur interroge un invité. Cependant, cet échange donne également lieu au compte rendu d’une conversion par un évangélique, un récit qui fait l’objet d’une réception instantanée par un autre coreligionnaire. À plusieurs reprises, l’analyse a souligné le rôle pivot de l’animateur dans ce dispositif communicationnel. Si l’on reprend la métaphore du jeu, le présentateur est précisément celui qui permet d’évaluer la portée des coups et comment il s’agit de les recevoir. Il rend lisibles certaines des inférences que présuppose le témoignage. En ce sens, il dirige l’attention du spectateur profane sur les éléments pertinents du récit. L’analyste trouvera ainsi les opérations de sens dont il lui faudra rendre compte, celles-ci étant étroitement liées au fait d’être évangélique.

On retrouve alors le tiers dont il était question à l’instant : celui-ci fonctionne comme l’interprétant de la situation. Il est mobilisé pour saisir ce qui se noue dans la relation, ce qui se livre à la perception et à la compréhension. En sollicitant les codes et les formats médiatiques usuels, l’émission de vi7vi.com en appelle à la compétence sociale de n’importe quel consommateur de ce genre de productions culturelles. Par contre, le contenu de l’entretien est en décalage vis-à-vis du sens commun et propose une grille d’interprétation du monde proprement évangélique. Et il importe de souligner que cet écart ne tient pas simplement à l’usage d’un lexique spécifique. Au contraire, le témoignage de Philippe Forest ne présente aucun terme qu’on pourrait considérer comme ressortant à un jargon religieux. L’invité ne cite pas non plus de verset biblique, même s’il mentionne la Bible. Ainsi, ce qui fait de lui un converti est d’abord à rechercher dans sa façon de faire sens de son parcours en regard d’un agent particulier, Dieu, et selon un schème de perception et d’interprétation partagé avec le présentateur, les producteurs de l’émission et du site, et, par extension, commun à l’évangélisme.

Cet élément permet de formuler une critique importante à l’égard de la notion de

langage canonique. L’emploi qu’en fait Stromberg l’apparente à un réservoir de

métaphores en attente d’être investies par un individu soucieux de se construire une identité. Ce langage se révèle par trop inerte, fonctionnant exclusivement sur un registre sémantique. Or, je viens de montrer que le recours à des énoncés bibliques ne constitue qu’une partie de ce que signifie être un évangélique. Si l’on suit la redéfinition praxéologique de la notion de « culture » proposée par H. Sacks81, celle-ci ne saurait se

réduire à un simple stock de connaissances, mais implique un dispositif pour administrer ces notions de façon à les rendre communicables. En d’autres termes, la culture s’apparente à une méthode socialement partagée et mise en œuvre par les acteurs sociaux. Partant, si l’analyse ne parvient pas à exhiber cette méthode, selon quelles modalités fonctionnera le langage canonique ?

C’est ici qu’interviennent les postulats identitaires de Stromberg, en particulier sa théorie sur une tension psychologique qui verrait sa résolution dans le récit de conversion. Ce que cette analyse a escamoté, c’est l’interprétant du collectif, au sens d’une méthode permettant aux évangéliques d’administrer leurs catégories de sens. Cet interprétant régule le rapport entre le croyant et le corpus biblique, faisant en sorte qu’une appropriation particulière soit reconnaissable comme évangélique. Or, en

81 Voir H. Sacks (1974 [1972]) et, dans son sillage, l’anthropologue M. Moerman, en particulier son ouvrage Talking Culture (1988), première tentative combinant ethnographie et analyse conversationnelle. À

noter que Stromberg s’inspire de Moerman sans tirer complètement les implications, sur le plan culturel, des analyses sacksiennes.

oblitérant ce tiers, la lecture strombergienne propose une dyade dans laquelle il ne reste que l’individu et la Bible. Le langage canonique se réduit alors au glossaire que la personne s’est composé à partir des énoncés qu’elle a choisis dans l’Écriture. Une telle oblitération nous remet sur la piste de l’essentialisation à laquelle cède l’analyste. Elle a partie liée avec la disparition de la médiation qu’opère le savoir partagé des évangéliques. En réalité, ce tiers qui semble avoir disparu a été supplanté par l’interprétant que constitue la théorie de Stromberg. Il n’est dès lors pas étonnant que le collectif soit devenu invisible, les postulats de l’anthropologue étant focalisés sur la psychologie individuelle.

C’est pourquoi, à la notion de langage canonique, je préfère celle d’hérméneutiques

ordinaires. La seconde me permet de montrer les modalités endogènes de constitution

de l’identité évangélique, à la fois sur les plans individuel et collectif. Il s’agit ainsi d’un savoir-faire méthodique socialement partagé qui autorise les évangéliques à faire sens de leurs expériences sur la base de schèmes interprétatifs et de catégories communs. Ces catégories entretiennent, comme l’a très justement relevé Stromberg, une affinité particulière avec la Bible. Toutefois, ces herméneutiques ne sont pas exclusivement orientées vers l’analyse de textes bibliques. Elles visent à appréhender la totalité du vécu du fidèle : le rapport à Dieu, à soi et au monde.

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