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La représentativité comme compétence ordinaire

Le bref passage en revue des évolutions que connaît le programme de recherche durkheimien permet d’aborder la question de la représentativité sous un angle inédit. De toute évidence, les dividendes de la discussion sont à verser au crédit de la présente étude, celle-ci se reconnaissant volontiers héritière de certaines intuitions rencontrées chez Durkheim. On posera que l’investigation ethnographique d’un groupe doit précéder son traitement statistique, la compréhension étant un préalable au comptage. Cette

46 Dans son célèbre article sur les réalités multiples, A. Schütz (1945) montre comment la pensée scientifique participe d’une contemplation voisinant avec l’extase, c’est-à-dire une sortie de soi, une aptitude à la désincorporation, afin de parvenir à un point de vue universel. Cette universalisation se fait par un epochè qui met en suspens les coordonnées corporelles propres à la subjectivité, soit l’expérience de la limitation propre au fait de percevoir en tant que corps spécifique. D. Smith (1990) fait apparaître combien ce processus de dépassement des limites corporelles, soit d’un point de vue subjectif, repose sur un travail relatif à l’indexicalité des pronoms. Ainsi, l’adoption d’un point de vue désincarné va de pair avec une opération de désindexation du discours qui vise à adopter une énonciation prétendant à une forme d’universalité.

compréhension porte essentiellement sur la manière dont les enquêtés se représentent en tant que groupe. La question de la représentativité n’est ainsi qu’une modalité de la représentation de soi à laquelle travaille le collectif.

Les considérations relatives à l’usage des statistiques, notamment la distinction entre « type moyen » et « type collectif », ont fait apparaître les implications qu’est susceptible d’avoir, sur l’intelligence d’un fait social, une opération apparemment aussi anodine que l’établissement d’une moyenne. Poser cette moyenne comme point d’équilibre d’une collection de cas (indépendamment d’une prise en compte du savoir dont disposent les individus, retenus par la procédure d’échantillonnage, pour former un collectif), revient à imposer une contrainte externe à l’analyse du phénomène, contrainte risquant de réduire à néant toute tentative de compréhension. Il convient dès lors de se rappeler que la capacité à comprendre le fait investigué ne saurait émerger de la seule puissance du calcul, quelle que soit la taille des échantillons brassés. Cette remarque se vérifie d’autant plus que ce qui prétend être mesuré se prête mal à la mathématisation, la traduction des croyances et des opinions en échelles de valeurs constituant l’un des casse-tête majeurs auxquels s’affronte le traitement statistique du social. Compter n’est pas comprendre47.

Les travaux de Durkheim font apparaître l’écart qui va de la raison pratique au raisonnement mathématique. Et si ce dernier offre la possibilité de traduire sous forme modélisée un agrégat d’individus, afin de faire sens de ce qu’ils ont en commun, ce sens s’expose à demeurer extrinsèque à l’action, soit aux conditions et aux orientations réelles qui président à la constitution du collectif et au déploiement de son agir. Ce que le chercheur doit recouvrer, ce sont les inférences internes que mettent en œuvre les membres du collectif de manière à se reconnaître et à se coordonner mutuellement. L’analyste a pour tâche d’exhiber un voir ensemble sous-tendant l’expérience collective, celle-ci étant également l’expérience d’un faire collectif48. Loin des modélisations

abstraites générées par le traitement spécialisé des recensements statistiques, ce voir

ensemble constitue une compétence ordinaire des membres, compétence visant à repérer

47 J’ai déjà recours à un argument similaire à propos des statistiques sur l’évangélisme (Gonzalez, 2005, chap. 1). Cet argument est inspiré par les travaux de P. Winch : « The compatibility of an interpretation with the statistics does not prove its validity. Someone who interprets a tribe’s magical rite as a form of misplaced scientific activity will not be corrected by statistics about what members of that tribe are likely to do on various kinds of occasion (though this might form part of the argument) ; what is ultimately required is a philosophical argument […]. For a mistaken interpretation of a form of social activity is closely akin to the type of mistake dealt with in philosophy. […] The difference is precisely analogous to that between being able to formulate statistical laws about the likely occurrences of words in a language and being able to understand what was being said by someone who spoke the language. […]

“Understanding”, in a situation like this, is grasping the point of meaning of what is being done or said. This is a notion far removed from the world of statistics and causal laws : it is closer to the realm of discourse and to the internal relations that link the parts of a realm of discourse » (1990 [1958], pp. 113- 115).

l’extension réelle que le groupe se donne à lui-même sur la base d’une intelligence similaire du monde social. Il est dès lors essentiel que le sociologue se fasse ethnographe, de manière à restituer les inférences auxquelles ont recours les agents en vue d’appréhender la réalité, à partir d’un point de vue commun.

L’interrogation sur la représentativité fait alors retour sous un nouveau jour. Il ne s’agit plus de penser en premier lieu des procédures de validation scientifique indépendantes des circonstances locales et spécifiques du phénomène investigué. La représentativité d’une donnée tient, pour les enquêtés, à son caractère représentatif : elle constitue des points de référence et d’appui centraux pour leur agir. Est représentatif ce

dans quoi les membres sont susceptibles de se reconnaître, ce à partir de quoi ils sont en mesure de s’orienter. Une telle conception de la représentativité recèle des implications

massives, tant quant à l’épistémologie ou la méthodologie, qu’en regard du social et du politique.

Entériner cette compréhension de la représentativité, du point de vue du travail scientifique, ne signifie nullement que la préséance de l’action invaliderait toute forme de recours au décompte statistique, mais bien que la logique du comptage dépend éminemment des procédures ordinaires mises en œuvre par les membres pour identifier ce qui est significatif. Car pour être en mesure de compter, il faut connaître ce qui compte effectivement, ce qui vaut comme un coup dans le jeu ou ce qui présente un enjeu pour les enquêtés. Et si la valeur est une propriété relationnelle, elle ne saurait être recouvrée par des procédés extrinsèques qui poseraient que telles variables (importantes pour le sociologue) sont invariablement pertinentes, indépendamment de la nature du phénomène49.

Le moment statistique de l’enquête n’est possible qu’à partir d’une connaissance informée des orientations et des intérêts qui président aux conduites des personnes. C’est exprimer autrement que, dans l’analyse du monde social, la démarche ethnographique

précède toujours le recours à une autre méthode d’investigation, quelle que soit la

somme d’information que celle-ci laisserait escompter. Le raisonnement avancé pour justifier de cette préséance est fort simple : avant d’être en mesure de compter quoi que ce soit, l’analyste doit savoir comment comptent les enquêtés et ce qui compte à leurs

49 A. Cicourel pousse plus loin sa critique en posant, à juste titre, que la logique de l’action ne saurait être pleinement traduite par la logique statistique : « The very conditions for ordering and reporting the data of large-scale activities have built into them the assumptions which insure a quantitative product, irrespective of the structure of the social acts originally observed and interpreted » (1969 [1964], p. 36). Son argument est similaire à celui que je soutiens dans cette introduction, à l’égard des procédures de traduction de l’action et du discours ordinaires en langage scientifique. Une médiation implique toujours une perte, mais également un gain, dont l’enquêteur doit tenir compte au moment d’analyser ses

yeux50. Par conséquent, tant la collecte des données que leur classement, soit la façon de

relier et d’ordonner ces données, dépendent éminemment des inférences habituelles auxquelles se livrent les enquêtés51. Le chercheur est certes libre de s’écarter des

méthodes d’inférence dont usent les membres, mais il ne le fera que sur la base d’une connaissance préalable de ces méthodes et en explicitant les raisons qui le conduisent à se départir du sens commun et, notamment, de la dimension ordinaire, toute politique, que revêt la représentation pour les enquêtés52.

50 A. Cicourel (1969 [1964], chap. 1) avance très justement qu’une ethnographie des méthodes de comptage mises en œuvre pour générer les données devrait accompagner toute étude statistique.

51 C’est ici l’une des principales critiques que l’on peut adresser à la grounded theory, telle que la présentent A. Strauss et J. Corbin (2003 [1990]). Leur démarche collecte bien des items (documents, observations, propos) sur le terrain, mais les articule selon une logique de classement propre à l’enquête et non forcément relative à la pratique des membres. Ce faisant, les liens naturels entre les différents éléments sont brouillés, en particulier la manière dont ils s’insèrent dans des pratiques. En réalité, la

grounded theory s’apparente plutôt à une théorie du classement de l’information indépendamment des

situations réelles, théorie permettant de passer du singulier au général au travers d’un processus de résumés successifs de chacune des étapes de l’enquête. La validation de l’enquête repose, en dernier recours, sur la formulation d’une théorie suffisamment englobante pour faire sens de la plupart du matériau recueilli, selon un usage plus ou moins rigoureux de l’induction analytique (Becker, 2002 [1998], pp. 301-319).

52 La sociologie de P. Bourdieu repose précisément sur la thématisation de cette rupture. Le sociologue fait état de cette différence lorsqu’il distingue entre le corporate body, soit le corps constitué ou encore la

corporatio (le type collectif durkheimien), et entre la collectio personarum plurium, soit la simple

addition d’individus juxtaposés (le type moyen). Dès lors, les « classes sur le papier » dont fait état La

distinction ne constituent pas la réalité, mais la distribution « [des] agents […] dans l’espace social

global, dans la première dimension selon le volume global du capital qu’ils possèdent sous différentes espèces, et, dans la deuxième dimension, selon la structure de leur capital, c’est-à-dire selon le poids relatif des différentes espèces de capital, économique et culturel, dans le volume total de leur capital ». Plus loin, Bourdieu poursuit : « Du fait que le capital symbolique n’est pas autre chose que le capital économique ou culturel lorsqu’il est connu et reconnu, lorsqu’il est connu selon les catégories de

perception qu’il impose, les rapports de force symbolique tendent à reproduire et à renforcer les rapports de force qui constituent la structure de l’espace social. […] Les relations objectives de pouvoir tendent à se reproduire dans des relations de pouvoir symbolique » (1987 [1986], pp. 152, 160-161). Pour le dire en termes durkheimiens, d’après Bourdieu, la causalité s’exerce du type moyen vers le type collectif, soit de la structuration objective du social vers son appréhension symbolique. En d’autres termes (plus

bourdieusiens), la distribution sociale du capital économique ou culturel détermine fortement la répartition du capital symbolique. Or, cette analyse ne tient pas. Si la primauté des structures objectives était effectivement le cas, la norme serait la coïncidence entre types moyen et symbolique, la marge de manœuvre du second étant réduite par rapport au premier. Toutefois, c’est bien l’inverse que l’on constate, soit le constant décalage entre ces deux points d’équilibre, preuve d’une plus grande autonomie de l’un à l’égard de l’autre que ne l’envisage Bourdieu à cette époque. Le sociologue recense très

justement les différents problèmes inhérents aux rapports entre la représentation statistique de l’espace social et la réalité du pouvoir symbolique, soit la capacité à représenter (politiquement) un collectif. Toutefois il ne pense pas la médiation que constitue l’instrument statistique dans sa démarche de connaissance, ni l’opération consistant à poser d’abord l’objectivité de ce rendu formalisé, et donc de la structure qu’il révèle, pour ensuite décrire le champ phénoménal de l’expérience des personnes. C’est l’ordre de l’enquête qui fait problème chez Bourdieu, bien qu’il en ait balisé les topiques essentiels. Le développement de la présente introduction montre, au contraire, comment il s’agit de partir de l’expérience ordinaire pour remonter progressivement vers un point de vue formalisé, dans une sociologie soucieuse de rendre compte des dispositifs de représentation des membres, tout comme des siens. C’est précisément là une sociologie des médiations. En définitive, on retiendra de cette discussion l’apport analytique que retirerait une approche sociologique thématisant systématiquement l’écart entre type collectif et type moyen.

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