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Polyphonie médiatique et ethnographie des vo

Une fois clarifiés les enjeux relatifs à la représentativité du corpus, il convient d’évoquer selon quelles modalités je me propose d’appréhender l’acte de communication que constituent les entretiens sur vi7vi.com et le dispositif énonciatif qu’instaure le témoignage de conversion, soit le genre d’activités qu’il accomplit et les actions qu’il appelle. Et, comme on pourra s’en rendre compte, ces différents niveaux renvoient à la médiatisation de présences, tantôt sur le mode de la manifestation d’une « intention » éditoriale présidant à la conception du site Internet, ou de la mise en contact avec une divinité qui interpellerait le destinataire du compte rendu.

Le format de l’interview proposé par vi7vi.com offre l’avantage de procéder à une apologie de la foi évangélique, sous couvert d’accorder la parole à des personnes dont la

32 Voir les Annexes 2 et 3. 33 Voir les Annexes 4 et 6. 34 Voir l’Annexe 5.

vie aurait été transformée. Cette parole, saisie sur le vif par le micro et la caméra, subit toutefois un déplacement du propos : le dire de « l’invité » – et nous aurons l’occasion de voir comment le « présentateur » participe à l’élaboration de ce dire – signifie autre chose une fois réinscrit dans le métadiscours véhiculé par le site Internet. Il serait téméraire d’avancer que cette différence constitue d’emblée une défiguration de l’intention initiale qui habitait et mouvait l’énoncé du discours. Mais il serait tout aussi imprudent de ne pas y voir une refiguration de l’énonciation35. Le transport matériel de

l’événement (interactionnel) de parole que permet l’enregistrement visuel et sonore opère simultanément un déplacement de l’énonciation. Et, tel un jeu de poupées russes venant s’emboîter les unes dans les autres, le sujet parlant qu’est le témoin devient, à l’écran, la figure d’un récit stéréotypé36, énième variation autour d’une intrigue classique

racontant la conversion (pour le mieux) de son héros. Si le passage de l’épaisseur du vécu à la figuration de la pellicule ou des pixels n’est pas immédiatement perçu, cela tient à l’effet de réel qu’engendre la phénoménalité du média37, soit le rapport de ressemblance

qu’entretiennent l’image et le son numériques à la réalité de l’expérience vécue sur le moment, alors que le témoin se livrait (et l’usage du passé de rappeler le décalage intervenant entre le temps du visionnage et l’événement qui a permis la production documentaire). « L’invité » se raconte, mais sa voix est habitée par la présence d’un

autre, la présence de celui qui médiatise le récit en le mettant à l’écran. Or, cette mise en

forme médiatique, véritable information, fait basculer l’invité de la « position » [footing] d’auteur de son propos à celle de personnage du discours d’un autre, l’auteur du média38.

La discussion du travail accompli par la mise en forme médiatique a fait apparaître une première strate dans la polyphonie qu’exhibe le témoignage. Par le « miracle » du transport médiatique, la voix du témoin accueille simultanément son énonciation et celle du média. Mon analyse des interviews tentera de demeurer attentive tant au versant médiatique de ce matériau qu’à l’interaction entre le « présentateur » et son « invité ».

35 Le concept de refiguration ressort à la triple mimésis théorisée par P. Ricœur, celle-ci étant susceptible d’être appréhendée comme une théorie de la médiation (1986 [1975]), mais également de l’agir, au travers de l’idée de « l’action humaine comme œuvre » (1986 [1971]).

36 La notion de figure fera l’objet d’une investigation particulière dans les chapitres à venir.

37 Sur la notion « d’effet de réel », voir le célèbre article de R. Barthes (1968). Contrairement à Barthes, je traite cet effet, non comme le signe d’une coupure sémiotique, mais comme la possible fétichisation du travail médiatique nécessaire à la mise en forme du témoignage, tant au niveau de sa narration qu’en regard de son formatage audiovisuel et de sa diffusion par voie électronique.

38 J’introduis ici une distinction classique de la littérature entre auteur, narrateur et personnage,

distinction reprise par O. Ducrot (1984) dans l’élaboration de son « esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation » sous la forme du triptyque sujet parlant, locuteur, énonciateur. Dans sa discussion du positionnement énonciatif que constitue le footing, E. Goffman a recours à une conceptualisation similaire, distinguant entre animateur [animator], auteur [author] et responsable [principal] (1987 [1979], pp. 153-156). Lors de mon analyse, je n’ai pas recours aux terminologies de ces auteurs, le terme « animateur » étant par exemple traité comme synonyme de « présentateur ». Cependant, je tiens compte des distinctions conceptuelles qu’ils proposent.

Elle se concentrera toutefois sur la présence d’une autre strate au sein de cette polyphonie. Il s’agit d’une voix distincte du média, une voix dont l’altérité vient déranger le caractère lisse de la narration de sorte que le récit de rédemption ne saurait se résorber en une simple success-story où le personnage principal se découvrirait bénéficiaire d’une qualité de vie accrue, après avoir victorieusement surmonté une série d’épreuves initiatiques. Ce qui résiste à la résorption, c’est l’épaisseur d’un monde. Car, comme le rappelle l’herméneute, le récit fait émerger un autre continent que l’univers ordinairement habité par le sens commun :

« Parler de monde du texte, c’est insister sur ce trait de toute œuvre littéraire d’ouvrir devant elle un horizon d’expérience possible, un monde dans lequel il serait possible d’habiter. Un texte n’est pas une entité fermée sur elle-même. C’est la projection d’un nouvel univers distinct de celui dans lequel nous vivons » (Ricœur, 2008 [1986], p. 266).

Ce nouveau continent, à la fois contigu et distant, se situe aux marges du monde commun. Paysage qu’un premier regard appréhende dans sa familiarité exotique, cet univers semble présenter une facture similaire à celle de notre ordinaire quotidien. Il accueille cependant une altérité radicale dont la présence a pour effet d’altérer les catégories communes de la temporalité et de la causalité. Le compte rendu du témoin est la chronique d’un voyage en ces terres, d’une rencontre avec cette présence à la densité exceptionnelle, de sorte que les mots propres au raconter ploient sous son attraction. Et si le compte rendu de cette odyssée déboussole un auditeur profane, c’est qu’il se présente comme un accès à un monde dont l’excès désarçonne39. Des récits « marchent »

devant les pratiques pour leur ouvrir une voix40 : convocation à emprunter la voie du

narrateur dans l’espoir de communier à cette présence pour communiquer avec le divin et, ainsi, investir un nouveau continent de sens.

Polyphonie des voix, multiplicité des médiations : le projet ethnographique se résume, en dernier ressort, à décrire ce qui habite une parole humaine, l’infinité de présences qu’elle est susceptible d’accueillir. Un corps émet des sons, une personne donne de la voix et, à partir de là, se met en place une dialectique de l’articulation et de l’écart entre un énoncé et les diverses énonciations qui vont l’investir. Ainsi, l’énonciation ne réside pas dans un lieu, mais se niche entre les interstices de ce qui est dit. Quelque chose comme l’absence d’une présence. Ou serait-ce la présence d’une absence ?

39 Voir la notion de cartographie narrative que proposent M. Pollner & J. Stein (1996). Les auteurs développent ce concept à partir de leurs travaux sur les témoignages qu’énoncent des alcooliques anonymes dans le cadre de leurs séances thérapeutiques de groupe.

40 Allusion à une phrase de M. de Certeau : « des récits “marchent” devant les pratiques sociales pour leur ouvrir un champ » (1990, p. 185). On lira avec intérêt l’ensemble du chapitre d’où provient cette citation, « Récits d’espace », tant il est susceptible d’être appréhendé comme un commentaire de la pratique du témoignage religieux.

Que l’on saisisse mon propos, une ethnographie des voix ne vise pas à les démêler les unes des autres, entretenant l’idée qu’il serait possible d’établir à l’avance, avant l’enquête, une « partition » policée qui renverrait chacun des énonciateurs à sa place pour en définir la portée : ici de l’humain, là du média, ailleurs du divin. Suivant les réflexions esquissées par B. Latour (1997 [1991]), j’avancerai qu’une telle « partition » céderait à l’illusion du « grand partage » sur laquelle s’est bâtie notre « modernité », nous obligeant à appréhender comme périmées – lorsqu’elles ne sont pas tout simplement perçues comme « sauvages » – des ontologies qui ne procèdent pas selon les distinctions qui sont celles des « modernes ». Force est de constater que les croyants entendent ces voix autrement que ne le font des profanes (parmi lesquels ont pourrait situer le type d’écoute pratiqué par Stromberg). Ne pas y prêter l’oreille revient à passer à côté du phénomène investigué. Il s’agit dès lors de restituer l’audition que mettent en œuvre des évangéliques. C’est pourquoi, la présentation et l’analyse, tant partielle qu’intégrale, d’un certain nombre d’entretiens provenant du même site Internet, ambitionnent de retracer les canaux par lesquels l’énonciation divine se fraie un passage, vers le témoin, dans un premier temps, au fil des rencontres qui jalonnent son vécu, puis en direction de l’auditeur, par le moyen de la restitution qui lui est faite de ce vécu.

Cet enchevêtrement des voix s’accompagne d’une multiplicité de médiateurs, tant au- dedans qu’au-dehors du récit, travaillant à mettre le narrateur du témoignage et son destinataire en contact avec la divinité. L’ami chrétien rencontré au hasard, le pasteur de bon conseil, la Bible qui achemine une « parole » de provenance surnaturelle, le Saint- Esprit qui prodigue une vision : autant d’acteurs et d’actants enrôlés pour une cause commune, celle d’expérimenter le divin sur le mode de la communication et de la

communion.

Et, cette prolifération des entités autour du récit nous conduit jusqu’au dispositif même du témoignage évangélique, vers les places apprêtées par son contrat énonciatif. D’une part la position du témoin qui partage une rencontre. De l’autre, celle du destinataire à qui il est communiqué le choix de faire une expérience semblable. Chacune des activités renvoie ainsi à des rôles séquentiellement articulés : on est d’abord le patient au sein d’une relation, celui qui écoute, avant d’être celui qui raconte, narrateur du récit parce qu’actant de celui-ci. On retrouve alors les deux pôles définis par les actions « d’évangéliser » et de « se convertir », en gardant à l’esprit qu’avant de consister en un changement d’appartenance religieuse – et, comme on pourra s’en rendre compte dans les chapitres à venir, il arrive souvent qu’il n’y ait pas changement –, la conversion est le fait d’un vécu particulier, la rencontre avec la divinité.

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