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La conversion, entre expérience personnelle et langage canonique

De tous les chercheurs qui adoptent la posture suggérée par Snow et Machalek10,

P. Stromberg est certainement celui avec qui ma démarche entretient les plus grandes affinités. Son anthropologie psychologique des récits de conversion, qui s’inspire largement des acquis du linguistic turn inauguré par la philosophie du « second » Wittgenstein11, tente d’articuler finement les aspects référentiels et constitutifs du

langage. La proximité entre nos recherches se traduit jusque dans les courants sociologiques et les outils méthodologiques mobilisés pour mener à bien l’enquête. À chaque fois, il s’agit d’approches sensibles à la performativité du discours et à son impact dans la constitution d’un ordre social12. Cette similitude se retrouve dans la façon

d’appréhender le phénomène religieux investigué, mes investigations suivant de près le projet que se donne l’anthropologue :

« Mon intérêt porte principalement sur la façon dont les croyants intègrent un langage religieux partagé dans les détails idiosyncrasiques de leurs propres situations et histoires de vies […]. Dans le christianisme évangélique, le croyant a pour tâche centrale de trouver, au travers de son interprétation des Écritures, un lien signifiant entre le système de symboles (la Bible) et son expérience. Le récit de conversion est la création de ce lien par le moyen du langage […] » (Stromberg, 1993, p. 6)13.

L’auteur articule les instances que sont l’expérience du croyant et le fonds symbolique que constitue la Bible. Cette articulation transite par ce que l’anthropologue définit comme un langage canonique, soit des modalités pour se dire que le converti à l’évangélisme forge à partir de formules présentes dans l’Écriture. On se situe dans l’ordre de la construction identitaire. Ce même langage permet la jonction entre le stock de symboles que contient le Livre et le vécu de l’évangélique.

ouvrage de J.-Y Lacoste, Présence et parousie (2006), que je le dois, comme un pendant

phénoménologique aux anthropologies religieuses d’É. Claverie et d’A. Piette.

10 Voir C. L. Staples & A. L. Mauss (1987), P. Stromberg (1993) ou U. Popp-Baier (2001). Quant à S. Harding (1987, 2000), sans évoquer Snow et Machalek, elle met en œuvre une approche de la rhétorique évangélique à la croisée de la narratologie et de la pragmatique. L’anthropologue développe des intuitions centrales avancées par B. Jules-Rosette (1975) dans son ethnographie sur l’Église africaine des Apôtres de John Maranke.

11 Je pense évidemment au type d’investigation esquissé par les Recherches philosophiques (Wittgenstein, 2004 [1953]) et qu’ont exploré, selon des modalités différenciées, des philosophes tels qu’Austin, Ryle, Strawson, Grice ou Searle. Pour une brève histoire de la philosophie du langage au 20e siècle, voir D. Marconi (1997). P. Stromberg (1993, pp. 8-11) reprend largement à son compte les travaux de Rorty. 12 Stromberg s’inspire de l’ethnométhodologie, en particulier de l’une de ses variantes principales, l’analyse

conversationnelle. Ce qui donne à nos transcriptions de témoignages une allure fort similaire.

13 Je traduis : « My concern here is with the ways in which believers integrate a shared religious language into the idiosyncrasic details of their own life histories and situations […]. The central task of the believer in Evangelical Christianity is, through his or her interpretation of Scripture, to find a meaningful link between the symbol system (the Bible) and his or her experience. The conversion narrative is the creation of this link through language […] ».

Dans un premier temps, la conception de Stromberg s’apparente davantage à une sémantique qu’à une pragmatique. La performativité ne survient que dans un second moment. Elle se met en place à partir d’une appréhension du témoignage en tant que

rituel. Ce dernier fonctionne comme un catalyseur opérant un contact entre la sphère

surnaturelle, rapportée aux énoncés métaphoriques véhiculés par la Bible (le langage canonique), et la sphère mondaine dans laquelle vit le fidèle et que désignent les énoncés référentiels. Ce faisant, un échange a lieu entre les différentes sphères et transforme l’identité du croyant en instituant certaines métaphores bibliques dans le registre du référentiel que constitue le monde quotidien.

« le croyant qui désire avoir une conversion doit apprendre à comprendre son expérience et la Parole de Dieu selon les mêmes termes ; un point de contact doit s’établir de façon à ce que le langage canonique et l’expérience confluent. En ce sens, l’exhortation à rechercher la conversion est un appel à s’engager dans une action rituelle du genre de celles qui caractérisent les religions de par le monde. Car […] le rituel est toujours un ensemble d’activités visant à effectuer un échange entre les niveaux divin et mondain de l’existence. Le rituel est toujours le point où Dieu et l’humanité entrent en contact. Par-delà cette dimension, l’unique différence entre la conversion et d’autres formes de rituel tient au fait que la conversion se focalise sur un individu, plutôt que d’être une action ouvertement communautaire » (Stromberg, 1993, pp. 11-12) 14.

Il y aurait bien à dire sur cette citation. Retenons pour l’instant que c’est ensemble, en tant que fonds sémantique et rituel aux effets pragmatiques, que langage canonique et témoignage de conversion transforment l’expérience du croyant. Ce faisant, ils permettent l’avènement d’une nouvelle identité. Cette façon d’envisager le phénomène révèle toute sa pertinence dans sa capacité à rendre visible le travail identitaire accompli par le compte rendu du converti sur la base d’une sémantique religieuse.

Ayant dégagé les lignes de convergence entre la posture de Stromberg et la mienne, j’en arrive au point où nos approches divergent. En effet, divers aspects me semblent particulièrement problématiques dans la démarche de l’anthropologue. Il s’agit d’abord de l’importance excessive accordée au caractère performatif du récit de conversion, une importance qui se fait au détriment de la dimension référentielle du propos. L’auteur recommande ainsi de ne pas se soucier de la véracité du compte rendu du croyant et de se

14 Je traduis : « the believer who would have a conversion must learn to understand experience and the Word of God in the same terms ; some point of tangency must be established where the canonical language of experience merge. In this sense, the admonition to seek a conversion is a call to engage in ritual action of the sort that characterizes religions throughout the world. For […] ritual is always a set of activities intended to effect an exchange between the divine and the mundane levels of existence. Ritual is always a point where God and humanity come into contact ; along this dimension the only difference between the conversion and other forms of ritual is that the conversion is focused upon an individual rather than being an overtly communal action. »

focaliser uniquement sur le discours15. Si le mouvement est habile dans un premier temps

– et il m’arrivera souvent de l’emprunter lors de mes analyses –, à terme, il conduit à une impasse. Car on ne peut indéfiniment dissocier le langage d’un ancrage soit dans un état précédent du monde, ou dans le passé du témoin, soit dans la possibilité d’un avenir qui serait expérimenté par le destinataire du témoignage choisissant de s’engager dans une démarche de conversion. Le tout pragmatique finit par oblitérer la réalité de l’expérience phénoménale du monde, et les variations pouvant survenir dans l’appréhension de ce vécu au gré de l’écoulement du temps.

Toutefois, Stromberg n’évacue pas véritablement la dimension phénoménologique. À vrai dire, il accomplit ce geste paradoxal qui consiste à la somatiser. Adoptant une approche inspirée de la psychanalyse, il avance une thèse forte où il tient que les récits de conversion ont la vertu de mettre fin à des troubles qui affectent le corps de l’individu, des perturbations que la sémantique sociale ordinaire est incapable de dire, et donc de symboliser de façon appropriée. Ce décalage entre les affections somatiques qui traversent un sujet et les concepts qu’il a pour concevoir son ego génère une tension. Le « symptôme » signale une incapacité à verbaliser l’intention d’un comportement, sa raison, selon une grammaire socialement codifiée. Dès lors, les convertis sont des individus affectés par ces troubles et qui ont trouvé, dans le langage canonique de l’évangélisme, des ressources leur permettant de faire sens de leurs désirs et de leurs malaises.

« Des pratiques telles que le récit de conversion surviennent comme des moyens rituels pour réconcilier des contradictions inhérentes aux vues du sens commun que tient un individu à propos des êtres humains, des intentions, de la morale, et ainsi de suite. De telles contradictions sont susceptibles de se manifester dans notre société sous la forme du conflit émotionnel ou de la “maladie mentale”. Ainsi, les récits de conversion font très souvent référence à une détresse émotionnelle, à la maladie mentale ou à d’autres types de conflit personnel intense comme aux conditions ayant précédé et frayé la voie vers la conversion » (Stromberg, 1993, p. 27)16.

Dans cette optique, l’étude du témoignage s’apparente à une anamnèse. L’analyste exhume, sous les strates narratives et entre les non-dits, la blessure initiale qui a obligé la

15 Évoquant le récit d’un enquêté, l’auteur avance : « The way to look at Jim’s conversion, I have come to see, is not as something that occurred in the past and is now “told about” in the conversion narrative. Rather, the conversion narrative itself is a central element of the conversion. The way around the evidential problem […] is to abandon the search for the reality beyond the convert’s speech and to look instead at the speech itself, for it is through language that the conversion occurred in the first place and also through language that the conversion is now re-lived as the convert tells his tale » (Stromberg, 1993, p. 3).

16 Je traduis : « Practices such as the conversion narrative arise as ritual means to reconcile contradictions in common-sense views held by an individual concerning human beings, intentions, morality, and so on. Such contradictions are likely to manifest themselves in our society in experiences of emotional conflict or “mental illness.” Thus conversion narratives very often refer to emotional distress, mental illness, or other intense personal conflict as the conditions that preceded and make way for the conversion. »

psychè, dans un mouvement salutaire, à sécréter les couches concentriques du récit qui

donneront lieu à cette perle que constitue le compte rendu du témoin. Cette narration fonctionne alors selon une logique métaphorique que seul le chercheur (psychologue, historien ou sociologue) semblerait capable de déchiffrer, faisant ainsi la part entre le réel et le fantasmé. Ce qui contraint fortement la phénoménologie que va dévoiler l’analyse de Stromberg, malgré la finesse de ses présupposés et de sa mise en œuvre. Car les postulats de l’anthropologue imposent à l’avance l’ontologie que doit révéler le témoignage, les visitations surnaturelles étant systématiquement appréhendées comme la métaphorisation du trouble somatique que connaissait le témoin avant d’être en mesure de se dire au travers du langage canonique17.

Par ailleurs, en se focalisant exclusivement sur les effets identitaires du compte rendu du converti, Stromberg passe à côté de l’ancrage social de ce genre de discours. Certes, le récit de conversion permet la compréhension de soi, mais il constitue également un acte de communication. Ce que l’auteur ne semble pas totalement saisir, malgré l’attention qu’il porte aux éléments interactionnels de l’interview. En réalité, le chercheur ne prend pas véritablement la mesure des implications propres au témoignage comme acte d’énonciation. À aucun moment, l’entretien n’est thématisé en tant que tel en regard des occurrences usuelles dans lesquelles les évangéliques ont pour habitude de témoigner. Or, il est fort probable que les affinités que l’analyste décèle entre le récit de conversion et la cure psychanalytique tiennent en grande part à la configuration relationnelle qu’il a instaurée en tant qu’interviewer vis-à-vis de son interviewé, dans le cadre d’une entrevue confidentielle.

Le format de l’échange a des répercussions massives sur d’autres aspects de l’enquête, et remet en cause la représentativité des cas présentés. Ainsi, en parcourant les interviews recueillies par l’anthropologue, un familier de l’évangélisme sera probablement frappé des propos tenus par certains enquêtés. Ces derniers usent bien du langage canonique évangélique pour se doter d’une identité particulière et résoudre des troubles psychologiques suscités par une lacune dans les façons de se dire, soit une défaillance dans le lexique mis à disposition par la culture qui informe le sens commun. Il n’est pas toujours certain que des évangéliques reconnaissent comme des semblables les sujets interrogés par l’anthropologue18. Dès lors, si Stromberg montre le fonctionnement

17 C’est l’argument critique qu’avance M. Pollner (2002 [1975]), reprenant la formule de R. D. Laing, vis-à- vis des « politiques de la réalité et de l’expérience » qu’imposent les enquêteurs en sciences sociales à leurs enquêtés lorsque des visions antagonistes du réel s’affrontent.

18 Jean (il s’agit d’un prénom féminin) avance par exemple qu’elle gravite joyeusement autour d’une communauté d’homosexuels et qu’elle fréquente des chrétiens gays (Stromberg, 1993, pp. 44-50). Or, une telle situation pose d’importantes difficultés au regard de la morale évangélique. Si l’anthropologue

identitaire du langage canonique, c’est sur un mode idiosyncrasique, en dehors de la reconnaissance sociale que des coreligionnaires pourraient accorder au récit de l’interviewé, c’est-à-dire indépendamment d’une grammaire de l’appartenance.

Cet exposé critique de la démarche strombergienne permet de dégager les principaux accents de mon investigation. Il s’agira de demeurer attentif à la pragmatique du témoignage, et notamment à la compréhension de soi qu’autorise ce genre discursif. Toutefois, cette attention se fera sans perdre de vue le référentiel mondain du discours, en particulier lorsqu’il propose une ontologie contre-intuitive pour le sens commun. Et, plus fondamentalement, il est nécessaire d’appréhender finement les formes variées qu’adopte l’énonciation, pour évaluer la portée et le projet que se donne l’acte de communication investigué. Cependant, avant même d’évoquer ces différentes dimensions, il convient de travailler sur des prises de parole dans lesquelles des évangéliques se reconnaissent, de façon à ne pas réduire le témoignage à un opérateur idiosyncrasique, mais à le réinsérer dans une dynamique du collectif évangélique.

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