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Rencontre avec le pasteur, ou lorsque le hasard s’emmêle

C’est à présent au tour du pasteur de faire office de médiateur. Le rendez-vous avec l’homme d’Église est narré avec prudence, car il s’accompagne d’une perturbation temporelle massive propre à mettre à mal le rationalisme obtus de notre cartésien (tout comme le sens commun de son public) et à confirmer une présence de Dieu remarquable, bien que discrète. La survenue d’un phénomène surnaturel, alors que Philippe Forest rencontre pour la première fois (du récit) un membre du clergé, vérifie la justesse de l’itinéraire spirituel adopté. Elle marque également l’entrée dans le cercle ecclésial et introduira bientôt la participation du cartésien au culte dominical. Quant à l’échange entre le présentateur et son invité, il tend à se faire plus collaboratif, le premier révélant explicitement ce que le second formule encore sur un mode mystérieux et indiquant l’interprétation autorisée de ce genre d’événements. La collaboration interprétative entre les interlocuteurs fait apparaître à quel point ils partagent une grille commune pour lire le monde à l’aune des apparitions qu’y fait la divinité.

62 Les chapitres à venir feront entrevoir des rapports différenciés à la Bible relatifs au contexte interactionnel qui prévaut.

Extrait 7 : A02/45-64 45 A =°mmh°= 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56

B =ET PUIS IL Y A EU euh euh:::: PARMI

D’AUTRES MOMENTS marquants euh CE MOMENT aussi où euh::::::: j’avais des questions à POSER. Cet ami m’avait invité à aller voir le – le pasteur pour pouvoir lui poser les questions, pour pouvoir approfondir un petit peu plus. Et euh donc je suis allé voir euh::::: le pasteur. Là nous avons défini euh::::::: ensemble d’un moment de rendez-vous. Et puis il a posé son agenda et il s’est mis à me parler, comme ça. Et il a répondu point par point en fait à toutes les questions que j’avais à lui poser et que je ne lui avais pas encore posées. Alors FORCEMENT POUR LE SCIENTIFIQUE CARTESIEN PUR ET DUR=

57 A =°mmh°=

58 59 60 61

B =LA C’ETAIT QUELQUE CHOSE D’EXTREMEMENT euh

perturbant. Et je suis rentré chez moi vraiment en me posant beaucoup de questions et vraiment euh très euh perplexe et – sur euh sur ce qui venait de se passer.=

62 63

A =D’accord, un peu comme si

Dieu te prenait par surprise ? (0.6) 64 B Oui. (0.5)

[suite p. 130]

Philippe raconte une anecdote qui vient s’ajouter aux propos qu’il a tenus sur la Bible. L’articulation se fait au moyen d’une conjonction, « ET PUIS » [46]. Ce récit constitue un événement « marquant ». Il est amené avec beaucoup de prudence, comme le montrent le nombre et la longueur des interjections (« euh:: »). Le recours à ces marqueurs interactionnels permet au locuteur d’indiquer à ses destinataires qu’il a conscience de rapporter un incident délicat pouvant heurter le sens commun. Le narrateur signale ainsi qu’on se situe à la frontière entre le naturel et le surnaturel, et qu’il demeure sain d’esprit, capable de distinguer entre ces deux dimensions. Car ce qui s’apprête à être bouleversé par son récit, c’est bien l’ordre naturel de la causalité et les limites du monde connu63.

63 É. Claverie fait une observation similaire, quant à la prudence énonciative qui caractérise les pèlerins mariaux : « Cet usage partagé de la langue obéit à une norme qui définit des conditions d’emploi licite et d’inter-admissibilité pour les affirmations ou les récits. Certains procès d’interlocution servent à tester les limites du possible à l’intérieur de “ce monde-là”. Apprendre “à parler miracle”, “à parler grâces” sans passer pour fou aux yeux des autres est un apprentissage mutuel qui demande de la prudence. Une des occupations des périodes de conversation, nombreuses de la journée, consiste d’ailleurs à distinguer les “excités” des “sages”. Les personnes se qualifient mutuellement, dans un jugement silencieux, ou dans quelque confidence que A fait sur B à C en lui demandant ce qu’il en pense. Deux lexiques critiques sont disponibles. Celui de la psychopathologie, qu’elle soit “populaire” ou “savante” : “c’est un excité” ; “elle est cinglée” ; “elle est hystérique” ; “elle dit qu’elle parle aux oiseaux, c’est bizarre”. Ou le lexique spirituel, qui informe des expressions telles que : “il a reçu une grâce” ; “elle a senti la présence” ; “elle a

Le compte rendu débute avec un Philippe désireux de poser des questions. Son ami, qui fait à nouveau œuvre d’intermédiaire, le met en contact avec le pasteur, dont on devine qu’il possède des compétences et des ressources plus importantes, en regard d’un croyant ordinaire, pour répondre à ce genre d’interrogations64. Dans un troisième

moment, le cartésien se rend chez l’homme d’Église, afin de fixer un rendez-vous ultérieur. Tandis que la rencontre suit son cours, un événement étrange survient : le pasteur répond point par point aux questions de Philippe, sans que celui-ci n’ait eu l’occasion de les lui poser. Ce qui suscite l’étonnement du rationaliste : « Alors FORCEMENT POUR LE SCIENTIFIQUE CARTESIEN PUR ET DUR […] LA C’ETAIT QUELQUE CHOSE D’EXTREMEMENT euh perturbant ». La narration se conclut sur la perplexité du personnage quant aux événements survenus.

Le récit suit une construction en « nous étions occupés à faire X, lorsque Y est advenu », caractéristique des témoignages d’occurrences inhabituelles, et notamment de phénomènes paranormaux65. Cette structure met en place un dispositif énonciatif

particulier où le témoin s’efforce de montrer combien il est étranger à ce qui arrive, l’occurrence n’ayant été ni souhaitée, ni planifiée66. C’est bien le cas de Philippe, mais

également du pasteur avec qui il a rendez-vous. Ce dernier « s’est mis à […] parler, comme ça ». Or ce « comme ça » est à rapprocher du « par HASARD, entre guillemets » [24]. Si l’échange semble parfaitement anodin au premier abord, il devient le théâtre d’une troublante manifestation. Quelque chose survient de façon imprévue, signant l’irruption d’une présence capable d’altérer le cours naturel de la causalité et faisant échec aux explications rationnelles que l’on serait tenté d’avancer.

La rationalité cartésienne est mise à mal par cet événement. C’est la première fois que l’invité reprend à son compte la présentation qu’avait proposée de lui l’animateur, en un charisme” ; “il a vu le soleil tourner” ; “il est guéri par la prière” ; “il a vu une croix dans le ciel” ; “elle parle aux oiseaux, c’est possible pour elle”, etc., sans que ces expressions évoquent les qualificatifs de la folie. Ce lexique possède d’ailleurs ses propres critères de discernement de la folie. Mais ceux-ci ne sont pas fixés ; ils s’établissent dans un jugement qui prend en compte toutes sortes d’actes. Je ne puis ici que le constater, sans être en mesure, pour le moment, de déployer les arguments par lesquels les personnes opèrent ces distinctions. Ce qui est sûr c’est qu’elles les opèrent au sein d’un dispositif situationnel précis. Sont ainsi constamment mises à l’épreuve, et éprouvées par les pèlerins, les contraintes et les marges de liberté qu’offre un monde dans lequel une interaction avec un être surnaturel est possible. C’est dans ce mouvement que s’obtiendra peut-être “la grâce”, comme on dit là-bas, c’est-à-dire une relation modifiée à sa propre biographie » (1991, pp. 163-164).

64 Le pasteur semble fonctionner à la manière d’un seuil pour la communauté. Il est tantôt celui qui accueille les nouveaux venus et les prend en charge, tantôt celui qui répond aux questions des gens intéressés par la foi que leurs amis convertis renvoient vers lui. Voir les travaux de L. Ingram (1980, 1981) et de S. Cohn (1993) à ce propos. Dans le témoignage qui nous occupe, c’est à partir du moment où il mentionne le pasteur que Forest fait état de sa participation à des activités ecclésiales, le culte par exemple [76].

65 Ce dispositif conversationnel « I was doing X… when Y » a fait l’objet d’une étude approfondie, dans l’ouvrage de R. Wooffitt (1992) sur les témoignages d’événements paranormaux.

début d’émission. Toutefois, c’est pour aussitôt confesser que le « SCIENTIFIQUE CARTESIEN PUR ET DUR » est mis en défaut. Son savoir scientifique, son goût pour la logique argumentative se révèlent impuissants à expliquer ce qui vient tout juste d’arriver. Et c’est une attitude similaire qui est suggérée au destinataire du témoignage, soit l’étonnement face à cette défaite du rationalisme à percer certains mystères de l’existence. Si le savant perd pied, malgré son bagage impressionnant, comment le sens commun serait-il en mesure de résoudre l’énigme ?

Sans délai, le présentateur propose une réponse au moyen d’une interrogative : « D’accord, un peu comme si Dieu te prenait par surprise ? » [62-63]. Il pose comme une évidence que cette disruption du cours des événements témoigne de l’agir divin, une divinité qui mystifie le savoir scientifique et qui joue avec les humains à la manière d’un père bienveillant se livrant à une partie de cache-cache avec ses enfants. L’explication métaphysique recueille un net assentiment de la part de Philippe. Au passage, le propos a basculé d’un quelque chose qui suscite un questionnement à la manifestation d’un

quelqu’un qui nous dépasse. L’occurrence intrigante s’est muée en attestation d’une

instance, ce qui apparaissait comme un hasard dévoilant une intention. Animateur et invité s’accordent sur une interprétation croyante de l’événement. La perturbation de la causalité ordinaire se donne à voir comme un signe. L’enquête est close et la réponse qui se dégage constitue un argument massif en faveur de l’existence, mais également de la proximité de Dieu. Ce dernier intervient dans les vies humaines.

Cependant, l’enquête ne semble pas avoir eu lieu, du moins pas sur le plateau. Car ni le présentateur, ni le scientifique ne proposent des solutions concurrentes pour expliquer l’anormalité de l’événement. Par exemple, le pasteur aurait pu être informé par l’ami de Philippe des questions que celui-ci était désireux de lui poser, d’autant plus qu’il y a des chances pour que le camarade les ait entendues avant de se déclarer incompétent en la matière. Il se peut également que ces interrogations soient relativement communes : « Comment être sûr de l’existence de Dieu ? », « Comment savoir si la Bible dit vrai ? », etc. Ces remarques ne visent pas à discréditer le témoignage de Philippe, mais soulignent simplement la rapidité avec laquelle s’effectue l’accord à propos d’une cause surnaturelle. Un présentateur profane aurait probablement émis une série d’objections à l’écoute d’un tel récit, ne serait-ce que pour dissiper les doutes de son public ou éviter de faire montre de crédulité. De même, un scientifique aurait énoncé quelques-unes des hypothèses lui ayant traversé l’esprit sur le moment, alors qu’il tentait de s’expliquer le phénomène par le recours à des arguments naturalistes.

Mon analyse ne prétend pas que Philippe serait un piètre scientifique, voire un imposteur, ou encore que l’animateur ne saurait comment mener un entretien. La pointe

ne se situe pas là. Il s’agit de faire apparaître que la catégorie qui sous-tend l’interaction entre les deux partenaires est d’abord « évangélique » (ou « chrétien », pour ceux de l’intérieur). Que cela soit le cas tient au genre de présupposés partagés par l’interviewer et l’interviewé. Chacun fait sens de l’anormalité de l’événement sur la base d’un raisonnement causal de même facture : si le cours des choses ne se conforme pas à ce qu’en sait le sens commun, c’est qu’une entité surnaturelle est à l’œuvre. Dans ce cas, il s’agit de Dieu ; mais, en d’autres circonstances, on aurait pu déceler la main du démon.

Dès lors, si l’interviewer et son interviewé endossent respectivement le rôle d’animateur d’une émission religieuse et de scientifique converti, les inférences auxquelles ils se livrent relèvent fondamentalement (même si ce n’est pas sur un mode exclusif) d’une identité évangélique, celle-ci étant entendue non dans un sens essentialiste, mais selon une conception procédurale, soit comme des manières d’appréhender le monde et d’y agir67. Plus précisément, on pénètre dans le domaine des

herméneutiques ordinaires. Ces dernières ne portent pas simplement sur les liens que les

croyants entretiennent avec le texte biblique, mais embrassent les rapports à soi, à autrui et au monde qu’expérimente l’évangélique. Le fait que ces herméneutiques soient partagées et partageables permet de délimiter entre ceux du dedans et ceux du dehors, indépendamment d’une appartenance ecclésiale trop spécifique. Nous y reviendrons bientôt.

Quant à l’accord auquel parviennent les interlocuteurs sur le plateau, celui-ci apparaît comme un modèle du genre, une leçon de causalité en régime évangélique. Autrement dit, lorsque le cours des événements connaît une perturbation, une lecture préférentielle

67 Dans ses travaux sur les narrations de conversion évangéliques, P. Stromberg fait usage d’une définition praxéologique de l’identité. Celle-ci tiendrait à la consistance d’un style imprimant sa marque à l’action. On se situe dans un traitement esthétique de la question identitaire : « A good model for how identity would best be conceived is style. […] We think of style as being manifest in activity without being tempted to imagine that it exists separate from activity. Style is a way of doing, and that is precisely how we should think of identity. In fact this analogy is more than analogy. There is a direct link between style and identity. What we are really talking about when we speak of identity is precisely a style of self- presentation : style of motion, style of interacting, style of talking. | Identity, then, is a congeries of styles, ways of doing things. […] [M]uch of one’s identity is not produced intentionally. The skill of having an identity, like many other skills, is largely a tacit and inarticulate one » (1993, pp. 26-27). L’option de Stromberg se révèle efficace pour assurer la consistance de l’action sans doter l’agent d’une ontologie trop consistante. Cependant, ses agents ressemblent aux acteurs goffmaniens dans leur manque d’épaisseur. L’anthropologie duelle strombergienne articule pourtant corporéité et langage, entretenant ainsi d’importantes affinités avec le Durkheim des Formes élémentaires. On pourrait poser une vision plus consistante des acteurs, et je parlerai sciemment de « personnes », en esquissant non pas seulement la forme reconnaissable que peut avoir l’agir habituel de quelqu’un, mais également le telos, soit le projet ou le bien qui sous-tendent son orientation. À cette orientation s’ajoute le jeu entre le corps et le langage, écart fait d’incertitude quant au devenir. C’est là une manière de réintroduire un futur, et donc une ouverture dans l’anthropologie mise en œuvre par la sociologie, sans pour autant se fourvoyer dans une quelconque réification de l’identité (Widmer, 2006).

en termes d’intervention divine revêt toute sa pertinence68. L’alternance des tours de

parole entre l’invité et le présentateur fournit précisément le cadre pour cet apprentissage. Ce que le premier formule sur un mode laconique et mystérieux, le second – qui figure la réception proposée au spectateur – le révèle explicitement, indiquant au public comment il faut entendre ce genre de propos. Apprendre à voir l’événement selon cette modalité, c’est opérer une conversion du regard de sorte que les bouleversements que connaît l’existence du spectateur lui apparaissent comme le lieu d’une théophanie et qu’à son tour il prenne part à l’histoire qui lui est racontée, devenant ainsi l’acteur d’un monde habité par la divinité.

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