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Une « foi personnelle », sans mari pour s’interposer

Dans les milieux évangéliques, la femme du pasteur est quelqu’un de « remarquable » à plusieurs titres. En tant que conjoint du conducteur de l’Église, elle est exposée – pour ne pas dire « soumise » – au regard public des croyants. Si l’on attend du pasteur qu’il incarne une vie de chrétien exemplaire, son épouse n’échappe pas à ce type d’attente. Les compliments que l’on adresse à cette dernière sont des indicateurs des projections des fidèles à son égard. C’est précisément sur ce ressort que prend appui la prochaine question de l’interviewer. Les échanges débouchent alors sur la problématique qui taraude les tours de parole précédents, à savoir : quelle médiation peut exercer un tiers dans la spiritualité du croyant ? De par le lien qu’elle entretient avec le conducteur spirituel de l’Église, son épouse semble la personne la plus indiquée pour s’exprimer sur le sujet. En réalité, la discussion révèle des éléments qui dépassent la simple expérience individuelle. Il en va de la place de la médiation pastorale – en particulier de sa dénégation institutionnelle, et donc de sa personnification – dans l’organisation du collectif ecclésial. Extrait 23 : A05/202-228 202 E =ont la foi. (0.5) 203 A Je me suis [laissé] 204 E [(°mmh°)] 205 206 207

A dire que en fait ton mari n’était nul autre que le pasteur de l’Église ! ((rire)) (0.8) ALORS qu’est-ce que ça fait que d’être la femme du pasteur ? (0.8)

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demandé – on m’a souvent dit plutôt (0.3) tu es femme de pasteur, tu es femme privilégiée, tu es femme exceptionnelle (0.6) Moi j’ai envie de dire non pas du tout. (0.6) Je suis simplement une femme (.) comme:::::: (0.4) COMME TOUTES LES AUTRES FEMMES (0.4) qui ont besoin de vivre une relation avec Dieu (0.4) qui ont besoin d’avoir une foi personnelle (0.5) qui ont

bes(oin) (0.2) qui sont simplement (0.6) euh une femme que Dieu utilise. Je suis simplement une femme que Dieu utilise.=

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A =°mmh°

(0.3) Si je comprends bien on peut pas vivre la foi par personne interposée même s’il s’agit du pasteur. (0.2) [Il faut une foi]

220 E [Exactement.]

221 A (0.3) personnelle.=

222 E =Tout à fait, il faut une [foi]

223 A [°mmh°] 224 E personnelle.= 225 226 227 228

A =°mmh° (0.5) Et comment euh::::: (0.3) en terminant peut-être – comment est-ce que tu pourrais euh::: (0.4) aider des amis qui – qui voudraient faire cette démarche de foi ou au moins un

premier pas ? (0.3) Par où commencer °je dirais° ? °Euh::° (0.5)

Malgré ses protestations, l’invitée est forcée de reconnaître que l’on confère un statut « remarquable » à la femme du pasteur. Celle-ci est souvent décrite comme « privilégiée » ou « exceptionnelle ». Le premier qualificatif renvoie à l’intimité particulière dont bénéficie, en vertu de la relation conjugale, l’épouse du conducteur spirituel de l’Église. Ce qui fait du mari une personne hors du commun, c’est précisément le degré de spiritualité qui lui est imputé par ses coreligionnaires. Implicitement, il s’agit d’un « homme de Dieu ». Cette imputation est la contrepartie d’un déficit de réflexion sur l’institution. Dans un contexte ecclésial où le caractère institutionnel du rôle pastoral est minimisé, la justification du ministère ne peut provenir que d’une proximité supputée de l’homme d’Église avec la divinité. Être pasteur, c’est d’abord une vocation, un charisme particulier et une vie exemplaire38. Ainsi, la dévalorisation de l’institution conduit à

reporter et à concentrer sur la personne du ministre des propriétés inhérentes aux configurations relationnelles qui structurent le collectif. On tend alors à projeter sur l’ecclésiastique et ses proches l’image du chrétien idéal et de la famille convenable. Cette extension transparaît clairement dans le second qualificatif, « exceptionnelle ». La femme du pasteur n’est plus une « privilégiée » ; la voilà qui participe à son tour de cette aura qui nimbe son mari.

38 Voir les excellentes analyses de L. Ingram (1980, 1981) sur la notion de vocation [call] chez les Southern Baptists, soit la tendance conservatrice au sein du baptisme étasunien (Fath, 2006 [1995]).

De fait, les protestations de Marie-Laure entérinent cette situation. Le sourire qu’elle arbore au moment d’évoquer son statut de « femme du pasteur » peut d’ailleurs être perçu comme la validation de cette reconnaissance publique dont elle jouit au sein de l’Église et de son milieu. Son refus des étiquettes qu’on lui accole la conduit à se dire « simplement une femme (.) comme:::::: (0.4) COMME TOUTES LES AUTRES FEMMES »39. Or ces dernières ont en commun de désirer « vivre une relation avec Dieu », ce qui semble équivaloir avec le fait « [d’]avoir une foi personnelle », et de souhaiter se montrer utiles à la divinité. L’invitée clôt cette description en se définissant elle-même comme « simplement une femme que Dieu utilise ». Elle propose ainsi une reformulation de son statut, en regard du caractère « privilégié » et « exceptionnel » qu’on suppose aux épouses de pasteurs.

Le discours de l’interviewée visait à se placer au même rang que les autres femmes. Il lui faut donc se dissocier de son mari. Pour ce faire, elle souligne son propre besoin d’entretenir une relation directe avec la divinité, c’est-à-dire sans le concours de son conjoint. La « foi personnelle » renvoie donc à un contact immédiat. Toutefois, le propos n’est pas suffisamment clair au regard de l’interviewer. Celui-ci suggère alors une reformulation de ce qui vient d’être avancé : « Si je comprends bien on peut pas vivre la foi par personne interposée même s’il s’agit du pasteur. Il faut une foi personnelle ». À deux reprises, Marie-Laure ratifie la formulation proposée. Cette proposition synthétique apparaît comme un résumé de tout ce qui a été dit précédemment, en regard notamment de l’éducation religieuse des propres enfants de l’invitée, mais aussi de la façon de vivre la spiritualité au sein du couple. Si certaines hésitations ont pu surgir chez l’interviewée dans la manière de rapporter ce vécu, la synthèse du présentateur met un terme à ces flottements et impose la version officielle d’un rapport immédiat avec la divinité. Et le paradoxe de ce type de relation tient au fait que la relation est perçue comme d’autant plus « personnelle » qu’elle tend à minimiser la part des personnes qui participent avec le croyant à cet engagement spirituel.

39 On notera qu’à une description plus neutre, « je suis une personne semblable aux autres », Marie-Laure préfère se décrire sur la base de son genre, comme si celui-ci avait précédence sur toute autre

catégorisation. Ce qui serait congruent avec la division traditionnelle des rôles de genre au sein des milieux évangéliques. Il est également possible que le cadrage de l’émission rende omnipertinente la catégorie « femme ». Plusieurs approches sociologiques, tant quantitatives que qualitatives, se sont intéressées à la question du genre dans les milieux évangéliques étasuniens (Bartkowski, 1996, 1997 ; Gallagher, 2004 ; Gallagher & Smith, 1999 ; Griffith, 2000 ; Rose, 1987). De telles études restent à réaliser en Europe francophone.

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