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Changer de voie : quand se dire, c’est se (re)faire

e protestantisme évangélique se pense et se présente, en premier lieu, comme une spiritualité de la conversion. Que le croyant accompli soit passé par l’expérience de la rencontre avec Dieu ou le Christ (éventuellement par le baptême du Saint-Esprit, pour les formes pentecôtistes et charismatiques de l’évangélisme), est un fait central. Ce qui conduit certains évangéliques à avancer qu’ils ne vivent pas une religion, serait-ce un christianisme, mais une relation avec Jésus. Pas moyen de se dire – ou plutôt de me dire – « chrétien » en dehors d’un tel retour sur soi. Or, en régime évangélique, expérience spirituelle et appartenance religieuse transitent précisément par un dire, celui du témoignage. Le moi croyant n’émerge qu’au travers de l’investissement personnalisé d’une grammaire codifiée propre au collectif religieux, reprenant à son compte les lieux communs qui servent de canevas à l’élaboration de ce genre de récit biographique.

Cette dialectique entre le caractère partagé d’une façon de se dire et la dimension personnelle de l’expérience religieuse appelle à une approche qui ne se réduise pas à une alternative considérant tantôt le compte rendu du converti comme l’indicateur d’un événement passé ou, inversement, posant qu’il n’est, en définitive, rien de plus qu’un accomplissement actualisé, aussi pragmatique serait-il. C’est à cette alternative entre passéisme et présentéisme qu’il s’agira d’échapper, afin de délaisser la rigidité d’une fixation temporelle univoque. Une juste prise en compte du phénomène montrera comment le témoignage rend possible tant le déploiement d’un futur que celui d’un nouvel horizon articulant ces différentes temporalités1. Ainsi, ce type de communication

constitue une véritable médiation au sens où il permet un retour sur soi de son

1 Pour une discussion du caractère temporel propre au croire, voir l’article de M. de Certeau, « Une pratique sociale de la différence : croire ». Selon l’auteur, le propre du croire tient justement à son caractère différé : « Dans l’ordre de la (re)connaissance, le croire serait l’équivalent de ce qu’est le sacrifice dans l’ordre des pratiques. Il creuse dans une autonomie la marque de l’autre ; il perd un présent pour un futur ; il “sacrifie”, c’est-à-dire il “fait du sens” (sacer-facere), en substituant un dû à un avoir » (1981, p. 366).

énonciateur, où il vise une extériorité du discours qui est celle d’un ancrage dans le passé biographique du témoin, mais aussi dans le futur de son destinataire, et où il convoque un monde habité par une présence surnaturelle auquel il convie son auditeur.

Ce premier chapitre analytique se veut exploratoire. En focalisant l’analyse sur un témoignage singulier, je serai en mesure d’identifier les différentes problématiques qui nous occuperont dans les chapitres à venir. De sorte que cette prise de contact avec le matériau empirique s’apparente à un parcours de reconnaissance permettant de repérer l’itinéraire qu’emprunteront des explorations plus détaillées.

Après avoir inscrit ma démarche dans le prolongement d’approches sociologiques de la conversion attentives aux effets pragmatiques du langage, je décrirai la nature de mon corpus et les modalités qui ont présidé à sa constitution. Ce qui permettra de replacer l’entretien analysé dans son contexte global, un site Internet d’évangélisation proposant des vidéos où des invités racontent leur découverte de la foi ou leur spiritualité au quotidien. Dans la séquence qui nous occupera, le témoin est présenté comme un scientifique ayant délaissé son cartésianisme étroit au profit d’une découverte de Dieu. L’enquête s’attachera à distinguer deux dispositifs énonciatifs mis en œuvre durant l’interaction, afin de souligner leur articulation en situation : celui de l’interview, spécifique de la forme journalistique à laquelle recourt l’émission, et celui du témoignage religieux. Du second, on verra qu’il suppose une organisation duelle et asymétrique où le croyant invite son destinataire à faire une rencontre similaire avec la divinité, lui permettant de devenir, à son tour, l’énonciateur de son propre récit avec Dieu. La spécificité de ce genre testimonial tient à ceci qu’il vise à sa reproductibilité, le (nouveau) converti se faisant évangéliste par le partage de son expérience.

L’enquête se veut attentive à la dimension interactionnelle du témoignage, le fait qu’il est une performance (au sens anglo-saxon), une forme de représentation du soi témoignant. Cependant, à mesure que progressera l’analyse de l’émission, il deviendra évident qu’une simple approche en termes de composition d’une identité narrative se révèle insuffisante pour rendre compte de l’étendue de ce qui est mobilisé et mis en branle par les propos du témoin. De la production de soi, il faudra progressivement remonter vers la constitution d’un monde à part entière. Cette remontée transitera par les versants négatif des contraintes qu’impose le dispositif énonciatif à la narration, et positif des manières partagées pour appréhender la réalité, afin d’y reconnaître un ordre divin, ce voir en commun relevant de ce que j’appelle des herméneutiques ordinaires.

« Vis cette vie » : médiations et médiatisations du témoignage

L’injonction à changer d’existence est le propre du message de l’évangélisme. Répercutée tous azimuts, cette invitation emprunte une variété de formes impossibles à décliner de manière exhaustive. Il s’agit du traité déposé contre le pare-brise d’une auto stationnée sur le parc d’un centre commercial. Des papillons qui inondent les boîtes à lettres d’une allée. Des « calendriers bibliques » colportés de porte-à-porte dans l’espoir de réaliser un « contact », prélude à une visite à domicile. Des campagnes publicitaires où l’on affiche des versets tirés de la Bible, au bas du panneau, le passant trouvera l’adresse d’un site Internet faisant l’apologie de la foi évangélique. Et toujours cette même perspective d’une existence renouvelée par un accès immédiat au divin. Paradoxalement, le chemin vers la divinité transite par autant de dispositifs médiatiques multiples et variés, au point que l’évangélisme se présente comme l’une des formes les plus abouties de la médiatisation du discours religieux, quand bien même il récuserait une autre médiation (religieuse) que celle du Christ2.

La première partie de ce chapitre vise à étayer comment je me propose d’étudier le témoignage évangélique. Il s’agira d’abord d’inscrire mon approche au sein d’un courant particulier de la sociologie de la conversion qui s’intéresse particulièrement à la

pragmatique des comptes rendus que livrent les convertis. Je récolte ici les dividendes de

recherches antérieures qui appréhendent ce récit comme une opération de constitution identitaire prenant appui sur un langage canonique [canonical language]. Ce langage est entendu comme un stock d’énoncés métaphoriques véhiculés par la Bible. L’exposé de ces démarches pointera également certaines de leurs faiblesses. La principale d’entre elles tient à une focalisation excessive sur la question de l’identité individuelle au détriment d’une prise en compte de la façon dont le témoignage articule une grammaire de l’appartenance collective et s’y rapporte. Dès lors, je tenterai de restituer comment la parole du témoin quête et accomplit minimalement une forme d’agrégation au collectif qui transcende son point de vue idiosyncrasique.

Ces mises au point initiales me permettent d’introduire et de discuter le corpus à partir duquel j’aborde tant la facture que les effets du récit de conversion. Une réflexion sur les lieux où est généralement énoncé le témoignage me conduit à collecter des émissions tirées d’un site Internet d’évangélisation (www.vi7vi.com) où des évangéliques font part de leur cheminement spirituel. La pertinence du choix de ces données tient à

2 L’ensemble de cette étude, au-delà du présent chapitre, tentera de dégager les implications sociales d’une telle distinction, le qualificatif « sociales » renvoyant aux modalités de constitution des collectifs (Latour, 2006 ; Widmer, 2004). On peut y discerner d’emblée une nette préférence pour une relation immédiate au divin, ainsi qu’une conception péjorative des médiations institutionnelles du religieux.

leur représentativité, soit leur capacité à restituer une conception de l’expérience religieuse majoritaire au sein de l’évangélisme. Cependant, la démarche revêt une certaine originalité en ce qu’elle prend ce matériau à contre-pied, à partir des cas marginaux qu’il présente, dans l’idée que les témoignages déviants peuvent jeter un éclairage neuf sur l’ensemble du corpus. Ces séquences vidéo sont passées au crible d’une analyse sensible aux aspects pragmatiques et phénoménologiques des émissions. Ce faisant, je distingue plusieurs niveaux énonciatifs, notamment celui du média et celui du rapport que le témoin instaure avec son destinataire par le biais de son témoignage, un rapport qui rend possible la mise en contact avec la divinité. En dernier lieu, cette réflexion sur les médiations et les médiatisations dont se charge la parole du converti me conduit à prendre en compte les transformations que mon traitement analytique fait subir au matériau analysé en choisissant de le présenter sous la forme d’une transcription.

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