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La transcription : transformation textuelle de l’interaction

La réflexivité sur les conditions de médiation et de médiatisation de l’émission ne peut faire l’impasse sur les opérations matérielles qui rendent possible l’analyse. L’accès à l’entretien transitera par une transcription qui, si elle donne à voir des éléments qui ne sont pas directement lisibles dans l’interaction, s’apparente également à une réduction de la richesse audiovisuelle propre au support médiatique original. La retranscription est un outil permettant d’objectiver certaines propriétés de l’échange, au moyen d’une conversion graphique. Toutefois, si on oublie qu’elle est aussi une transformation (en premier lieu, textuelle) de ce qui se noue dans l’interview, on court le risque de la réifier, la tenant pour ce qu’elle prétend restituer. Or, la séparation de la parole et de l’image transite par une mise en forme du discours et conduit inévitablement à un appauvrissement de certains éléments du matériau. Ce faisant, elle expose l’analyste à commettre des méprises, notamment en accordant trop d’importance à ce que le graphe hypertrophie. Certes, les conventions de retranscription développées par l’analyse de la conversation visent à prévenir, autant que faire se peut, la disparition des aspects centraux de l’interaction. Le risque demeure élevé, néanmoins, de traiter les transcriptions comme de simples stocks d’énoncés détachables d’un vécu phénoménal et d’opérations énonciatives. Parmi les éléments essentiels tendant à être effacés par le travail de mise en texte, on prêtera une attention particulière aux positions corporelles, à l’orientation des regards et aux expressions faciales : autant de ressources interactionnelles par lesquelles le locuteur indique à son vis-à-vis le rapport qu’il entretient avec ce qu’il énonce, par exemple en signalant qu’il adopte une posture ironique. C’est pourquoi, lorsque ce sera possible, on veillera à comparer le rendu transcrit avec la séquence vidéo41.

La retranscription est une science inexacte, bien qu’elle se veuille rigoureuse, en particulier si elle est pratiquée par un amateur, se voulant éclairé, mais loin de prétendre rivaliser avec les spécialistes de la discipline. Je me suis permis quelques libertés en regard des canons habituels de la transcription, en m’inspirant notamment des travaux de C. Pack (1986) sur la représentation du silence. Aussi, j’ai tenté de signaler la continuité du flot de la parole, malgré l’alternance des tours, lorsque nul silence ne venait

41 On trouvera un tableau descriptif des conventions utilisées et la transcription de l’émission en fin d’ouvrage. Il s’agit respectivement des Annexes 1 et 2. Chacun des extraits fait l’objet d’une numérotation renvoyant à l’annexe d’où il est tiré. Ainsi, pour « Extrait 1 : A02/01-17 » on lira : l’extrait 1 reproduit les lignes 1 à 17 de l’Annexe 2. L’adresse Internet des différentes émissions est chaque fois mentionnée en début d’annexe, en tête de transcription.

y mettre un terme. Cette option stylistique restitue assez bien le caractère collaboratif inhérent à la formulation du propos.

Au final, en dépit de l’abandon de l’image et des imprécisions que pourrait connaître la transcription, le parti pris analytique se révèle payant, tant sont rares les études portant sur ce type de matériau. Dans leur article programmatique sur la conversion, les interactionnistes Snow et Machalek appelaient de leurs vœux une approche sensible aux modalités d’élaboration des récits de convertis et à leurs effets. Dès lors, une posture praxéologique revêt toute sa pertinence, les outils dont elle se dote, tant sur les plans pragmatique que phénoménologique, s’avérant adaptés à ce genre d’analyse. Bien plus, en se montrant attentive aux enjeux propres à l’énonciation, elle est en mesure de retracer les médiations collectives qu’emprunte l’expérience subjective du croyant. Ce sont ces mêmes médiations qui permettent au témoin de proposer à ses destinataires profanes un investissement religieux similaire, soit un type particulier de rapport à Dieu et d’agrégation au collectif évangélique42.

« Comment Dieu interpelle un scientifique cartésien ? »

L’émission débute par un plan de poitrine sur un individu qui, les yeux fixés sur la caméra, formule les salutations d’usage à l’adresse des spectateurs : « Bienvenue sur vi7vi point com ! » La tenue est décontractée. Un polo beige et le teint hâlé laissent supposer que l’enregistrement se déroule en période estivale. Le présentateur, le visage jovial, le front dégarni et la chevelure grisonnante, paraît proche de la cinquantaine. Il jette un coup d’œil furtif en direction de ses notes, posées devant lui, et poursuit en introduisant son invité : « Philippe Forest, comment Dieu interpelle un scientifique cartésien pur et dur ? » À l’évocation du nom, le buste se déplace à mesure que le regard va chercher le contact visuel avec Philippe. Intervient alors un changement de plan : le second individu apparaît cadré dans un format analogue à celui de son allocutaire. Vêtu d’un t-shirt blanc, Philippe paraît un peu plus jeune que le présentateur, bien qu’il exhibe une calvitie assez marquée. L’invité amorce son tour de parole en reprenant les derniers mots de son interlocuteur : « Un cartésien pur et dur, ça, c’est sûr que je l’étais, hein ! » Bientôt, la caméra change de cadrage pour présenter un plan où l’on aperçoit les deux individus perchés sur des tabourets. Ils sont assis à une table haute de forme circulaire semblable à celles que l’on trouve parfois dans les bars. Philippe, sur la gauche de l’écran, regarde

42 D’emblée, il s’agira de ne pas confondre entre « collectif » et « communauté » évangéliques. Cette distinction sera explicitée tout au long de l’étude.

vers la droite, en direction du présentateur. L’ensemble de l’émission exploitera ces trois prises de vue.

L’analyse de cette vidéo suivra son déroulement séquentiel, de sorte à coller au plus près aux inflexions énonciatives que mettent en œuvre les interlocuteurs. Il s’agira d’abord de replacer le témoignage dans le dispositif particulier d’attribution de la parole que constitue l’interview. Celle-ci implique que l’élaboration du propos se fait sur un mode collaboratif et donne lieu à une première réception, en particulier celle de l’individu ayant l’initiative de l’échange, l’interviewer. Cependant, l’entretien est réalisé dans un cadre médiatique. Dès lors, la situation, loin de se résumer à un dialogue entre deux personnes, instaure d’emblée un rapport triadique : le présentateur, l’invité et le public. D’autre part, le format du témoignage religieux convoque un autre acteur, Dieu, dont il s’agira d’élucider les modalités de présence (cette élucidation étant accomplie tant par les participants de l’émission que par l’analyste).

L’entité divine fait irruption dans l’échange à partir de la présentation initiale du témoin. Car, avant de devenir chrétien, Philippe était un « scientifique cartésien » qui se montrait fort critique à l’égard des croyants. La divinité viendra pourtant à bout de ses résistances au gré d’étranges coïncidences. Ces fluctuations du « hasard » surviennent généralement lors de rencontres avec un ami, la Bible et un pasteur. Autant de figures de médiation qui préludent à un contact immédiat avec Dieu. Celui-ci se déroulera sur le mode d’une visitation surnaturelle. Toutefois, la position énonciative depuis laquelle Philippe restitue son parcours l’empêche vraisemblablement de décrire toute la gamme de l’expérience qui fut la sienne, en particulier dans ses dimensions affectives. Un vécu qui s’accommode assez mal avec l’exigence de rationalité qui pèse sur la parole de l’invité. Car, s’il n’est plus un cartésien, il demeure un scientifique.

Malgré cette limitation, le dispositif énonciatif du témoignage se dégage clairement, notamment dans son ambition reproductive. Ainsi, le récit aménage une place pour son destinataire, l’invitant à investir le « je » du témoin et, pour ce faire, à suivre les différentes prises que lui offrent les figures rencontrées dans la narration. De sorte que l’histoire d’un vécu particulier se propose comme un canevas universel.

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