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La réflexivité, ou le langage dans tous ses états

Dans un article important traitant de la description sociologique, D. Smith distingue trois strates discursives allant du langage ordinaire à sa restitution savante, soit d’un ancrage dans l’indexicalité d’une pratique ordinaire, située, à une généralisation et une abstraction maximales caractéristiques de la réflexivité scientifique17.

Le niveau initial renvoie à un premier degré où (a) le discours s’inscrit dans l’effectuation d’une activité naturelle. Dans notre cas, cette couche correspond notamment aux récits de conversion ou aux prédications dominicales qu’enregistrent les pratiques d’autodocumentation mises en œuvre par les évangéliques eux-mêmes. La seconde strate se compose (b) du discours réflexif que les enquêtés tiennent à l’enquêteur vis-à-vis de leur pratique. Un tel matériau s’obtient généralement au moyen d’entretiens plus ou moins formalisés ou de questionnaires. Cette strate présente un certain degré de réflexivité que les personnes élaborent à la demande du sociologue. Elle opère donc la médiation entre la précédente, propre à un langage orienté vers l’accomplissement d’une pratique religieuse, et la suivante, à savoir (c) celle consacrée aux descriptions sociologiques. Ces descriptions permettent une transposition de l’activité des membres dans le jargon et le plan conceptuel de la sociologie. On se situe par conséquent dans la réflexivité relative à un traitement sociologique de l’agir. Partant, la traduction de l’action et des actes langagiers qui l’accompagnent, dans les termes caractéristiques d’un cadre théorique relevant des sciences sociales, peut aisément se dégrader en trahison si le chercheur ne distingue pas clairement entre les diverses strates discursives. C’est vrai, en

17 Cet article participe du projet smithien de penser les conséquences des médiations, notamment

textuelles, et les types de « relations de pouvoir » [relations of ruling] qu’elles permettent ou instaurent (Smith, 1981, pp. 323-325). Ainsi, la relation que le sociologue entretient avec ses enquêtés est

susceptible de prendre une teneur tyrannique, les seconds se voyant assujettis par le discours plus réifiant qu’objectivant du premier. Toutefois, le pouvoir de la médiation que constitue le discours sociologique peut également s’exercer sur un mode désaliénant, par exemple, en fournissant aux enquêtés une prise accrue pour agir au sein du contexte qui est le leur.

particulier, lorsqu’il confond l’explication que lui prodigue l’enquêté à l’égard d’une pratique (niveau 2) avec une mise au point qu’un membre fournirait à son semblable (niveau 1)18.

À évoquer la « réflexivité » distinctive de l’enquête sociologique, on court le risque de passer à côté du fait que cette enquête constitue également une activité munie d’une logique spécifique. Autrement dit, l’investigation ne procure nullement un point de vue transcendantal dépourvu de toute forme d’intérêt et, par là, capable de générer des descriptions parfaitement neutres et objectives. Un truisme suffira à étayer cette assertion : les biens et les objectifs (religieux) qui orientent l’agir des fidèles diffèrent de ceux qui guident la recherche du sociologue – à moins que ce dernier ne décide de connaître à son tour l’expérience de la conversion19. Deux logiques – croyante ou

scientifique – semblent œuvrer simultanément, chacune renvoyant à des pratiques différenciées et évaluant la situation à partir d’une position et d’un cadre de référence spécifiques. On discerne ainsi une forme d’interférence entre les cadres mobilisés, l’enjeu central d’une ethnographie réussie résidant dans la capacité de les articuler sans réduire l’un à l’autre20. Dès lors, à quels dispositifs aura recours l’enquêteur pour dresser des

18 Reste à savoir, évidemment, de quelle manière le sociologue se positionne sur le terrain. Selon le type d’observation participante pratiqué, l’enquêteur est susceptible de se présenter et d’apparaître comme un membre (potentiel) du groupe. Dès lors, les distinctions de D. Smith appellent à une

recontextualisation adéquate en regard du dispositif d’enquête, mais n’en demeurent pas moins pertinentes. Pour une approche sommaire des modalités de présence au terrain, voir R. Gold (2003 [1958]).

19 La thématique du « virer indigène » [go native] est contemporaine de la constitution de l’ethnographie comme discipline scientifique. La question de l’intégration des chercheurs aux communautés et aux cultures étudiées s’est posée à partir du moment où ils sont partis sur le terrain. Il n’est dès lors pas étonnant que les meilleurs récits de l’expérience du « virer indigène », dans le cas de l’évangélisme, soient relatés par des anthropologues du religieux. Je pense en particulier à la quasi-conversion de S. Harding (1987) au baptisme fondamentaliste étasunien ou à l’adhésion de B. Jules-Rosette (1975) au pentecôtisme africain de l’Église de John Maranke. On notera que ces deux articles recèlent une force d’évocation et de démonstration rarement égalée ailleurs, quand bien même ils dérogeraient aux impératifs de pureté méthodologique requis par une conception positiviste des sciences sociales. 20 L’agnosticisme méthodologique mobilisé par la sociologie des religions à la suite de M. Weber (Berger,

1971 [1967] ; Weber, 2003 [1919]) constitue une tentative pour conserver l’étanchéité entre le social et le divin, soit une reconduction, sous d’autres modalités, de la distinction entre le profane et le sacré. Dans un tel cadre, le sociologue ne prend en compte que des collectifs articulés autour de la notion wébérienne de « biens de salut » (Bourdieu, 1971a, 1971b ; Weber, 1996, 1996 [1921]), sans jamais s’immiscer dans le rapport que les fidèles entretiennent effectivement, notamment dans l’interaction, avec leur divinité (dans le cas des théismes). Il y a dès lors un saut d’une sphère à l’autre, le croyant ayant (en théorie) peu de soucis à se faire quant aux implications religieuses de cette forme de sociologie. Celle-ci peine d’ailleurs à décrire des communautés, ayant fait de l’échange le geste paradigmatique de la religion. Ainsi le (super)marché (du religieux) semble circonscrire le lieu où se règlent les échanges de ces « biens » selon des « intérêts » individuels qui vont de l’acquisition de « pouvoir symbolique » à l’emplette de matériau visant à se « bricoler » une identité. On saisit comment la modélisation

marchande constitue une forme de reconduction de la division libérale entre sphères publique et privée, la religion étant renvoyée dans le privatif singulier, au terme de l’échange. Le lieu public du marché permet donc aux acteurs, non pas de mettre leurs biens en commun et, par ce moyen, de se lier

durablement les uns aux autres, mais d’échanger des avoirs sur le mode d’une prestation contractuelle et anonymisée – serait-ce la distribution d’un sacrement par un fonctionnaire habilité – avant de retourner vers des zones présentant des formes d’engagements plus denses, telles le proche et le familier. Or,

passerelles entre le monde religieux qu’il prétend explorer et celui de la science ? Comment s’y prendra-t-il concrètement pour rapporter, analyser et communiquer ce qu’il a vu de manière à ce que son compte-rendu restitue la teneur de la rencontre ?

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