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C’est souvent dans un contexte touchant à la sécurité publique que les politiques se tournent vers les scientifiques investiguant le religieux. L’appréhension du phénomène est teintée d’une inquiétude, propre à ce qui serait susceptible de venir troubler l’ordre public et attenter à sa quiétude. La délibération politique porte sur ce qui est perçu comme un religieux nocif ou pathogène pour l’intérêt général, les labels de « sectarisme », de « fanatisme » ou de « fondamentalisme » étant tenus prêts à l’emploi pour caractériser les groupes déviants. Les spécialistes de sciences religieuses sont dès lors convoqués à la barre, par les pouvoirs publics, en vue d’attester la nocivité de ces groupes ou d’innocenter ces « originaux » des griefs qui leur sont imputés. Le contrat énonciatif qui s’instaure entre l’expert et les autorités, proche de celui mis en œuvre par les médias, génère des conséquences dont la portée ne se limite pas forcément à entacher la réputation des mouvements passés à la loupe, la dégradation sociale pouvant se doubler de mesures coercitives relevant des dispositifs légaux ou judiciaires.

Jusqu’à présent, les Églises évangéliques helvétiques jouissent d’une liberté religieuse complète, les pouvoirs publics n’ayant pas exprimé d’inquiétudes à leur égard. Aucun des rapports officiels de la Confédération ne leur attribue le qualificatif « secte »72. Cela tient

peut-être à une meilleure connaissance du protestantisme chez les chercheurs convoqués à titre de spécialiste, ainsi qu’à l’implantation historique, culturelle et institutionnelle que connaît la confession réformée en terres confédérées. Une telle implantation favorise une intelligence accrue du phénomène évangélique73, bien qu’elle s’accompagne, à l’occasion,

d’une certaine forme de condescendance de la part des institutions réformées (ce que les évangéliques leur rendent tout aussi bien).

portrait vire à la caricature, quand bien même la journaliste, J. Zaugg, convoque une série d’experts provenant du droit ou des sciences des religions, afin de donner crédit à son propos. (On notera, en passant, qu’aucun d’eux ne mentionne l’Église en question. Il conviendrait également d’examiner le portrait qui est brossé des autres mouvements.) L’objet central de l’article consiste à s’émouvoir du libéralisme qu’affichent les politiques helvétique en matière de liberté religieuse et se conclut sur un véritable réquisitoire : « L’examen des – très rares – interpellations déposées au Parlement sur les sectes confirme ce désintérêt des politiciens. Sans doute n’est-ce pas un combat très porteur électoralement… » 72 On mentionnera deux rapports : « “Sectes” ou mouvements doctrinaires en Suisse. La nécessité de

l’action de l’État ou vers une politique fédérale en matière de “sectes” », Rapport de la Commission de gestion du Conseil national, 1er juillet 1999 ; « La scientologie et les sectes en Suisse », Rapport à l’intention du Département fédéral de justice et police, décembre 2000. Chacun de ces documents a donné lieu à une réponse du Conseil Fédéral allant dans le sens de la liberté religieuse. Le premier comprend de larges citations d’ouvrages de spécialistes helvétiques des sciences des religions, tels C. Bovay, R. J. Campiche ou J.-F. Mayer. Les divers dossiers (rapports et réponses du Conseil fédéral) sont consultables sur le site de la Chancellerie fédérale, sous la rubrique « mouvements endoctrinants » :

http://www.bk.admin.ch/dokumentation/00492/00496/index.html?lang=fr [consulté le 28.08.07]. 73 L’Observatoire des religions en Suisse est l’un des organismes mentionnés par les rapports comme lieu

d’expertise. Il comprend des chercheurs provenant des sciences sociales et religieuses. Or cet organisme, fondé par R. J. Campiche, entretient des liens institutionnels étroits avec la Faculté de théologie

Par comparaison, le cas français se révèle nettement plus restrictif. Le rapport de la commission d’enquête sur les sectes de 1995, mandaté par l’Assemblée nationale, fait état d’une classification mise au point par les Renseignements généraux (sur la base du rapport Vivien de 1982), afin d’appréhender les groupes sectaires74. La définition portant

sur les « groupes “évangéliques” et “pseudo-catholiques” » est reproduite ci-dessous. On remarquera la prégnance qu’exerce le modèle ecclésiologique catholique (romain) sur les catégories permettant de distinguer une Église, soit une religion licite, d’une secte, son pendant pathologique.

« On regroupe sous ces deux qualificatifs les mouvements qui, tout en se référant à la tradition chrétienne (protestante dans un cas, catholique dans l’autre) sont réunis autour de personnes (pasteurs, anciens prêtres) développant une attitude de gourou. Dans le cas des groupes “pseudo- catholiques”, leur doctrine est le plus souvent tellement éloignée de la théologie de l’Église qu’ils sont exclus de sa communion. »

Si l’on tient compte de la présentation dont font l’objet les mouvements « pseudo- catholiques » en regard du catholicisme, il apparaît que les mouvements évangéliques se situent dans un rapport similaire vis-à-vis de formes plus établies de protestantisme (luthéranisme, culte réformé, etc.). Le terme « évangélique » semble indiquer que ces mouvements ne sont, après tout, que des « pseudo-protestants ». Suivant ce genre de définition, l’ensemble de l’évangélisme serait exposé à être étiqueté comme « secte », quand bien même le rapport ne mentionnerait nominalement qu’une poignée de groupes. L’appréhension étatique du phénomène sectaire a certes connu certaines avancées depuis 1995, liées, notamment, à la création d’organes gouvernementaux de surveillance des dérives religieuses75. Une forme de reconnaissance des mouvements

évangéliques semble actuellement de mise, pour autant qu’ils fassent partie d’une organisation faîtière telle la Fédération protestante de France, celle-ci fonctionnant alors en tant que caution morale vis-à-vis des instances politiques. Le rapport de 2004 de la MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) avance, par exemple :

« L’une des autres conséquences néfastes perceptibles à la MIVILUDES est le confusionnisme : des

demandes de renseignements lui sont adressées au sujet d’Églises évangéliques ou pentecôtistes

74 Ce rapport (n°2’468), enregistré le 22 décembre 1995, est disponible sur le site Internet de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/rap-enq/r2468.asp [consulté le 28.08.07]. Il donnera lieu à une controverse, bon nombre de sociologues et d’historiens des religions s’offusquant contre ce qui était apparu comme l’instauration d’un droit de persécution (Introvigne & Melton, 1996). À l’inverse, un certain nombre de chercheurs provenant d’autres horizons disciplinaires, telle la politologie ou la psychiatrie, ont assisté et soutenu le travail de la commission (ainsi, Fournier & Monroy, 1999).

75 Un Observatoire interministériel sur les sectes est créé en 1996 par le gouvernement Juppé. Il sera suivi, en 1998, de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), puis, en 2002, de la Mission

pourtant reconnues par les Fédérations protestantes, qui apparaissent “étranges”, donc

dangereuses »76.

La reconnaissance publique et étatique de l’évangélisme français semble en bonne voie. Pour autant, les évangéliques ne sont pas à l’abri de surveillances policières. Ainsi, le président de la Fédération protestante de France se voyait récemment contraint de signaler son mécontentement auprès des autorités gouvernementales, après avoir appris, de source officielle, le lancement d’une enquête nationale diligentée par les renseignements généraux et dirigée sur les milieux évangéliques77.

Une fois encore l’enjeu apparaît porter sur les formes d’engagement personnel et collectif que proposent les mouvements évangéliques et la visibilité publique accordée à ce phénomène religieux, dans une époque où les rapports entre la religion et le politique sont en quête d’un nouvel équilibre, une époque où les confessions historiquement majoritaires et culturellement accréditées sont en perte de vitesse, une époque connaissant l’émergence de nouvelles formes d’investissement – ou, surtout, de désinvestissement – de la religion. Cet enjeu touche, par conséquent, les communautés ou les collectifs minoritaires qui suscitent une importante mobilisation de la part de leurs membres. Dans une veine fort similaire au cas des médias et de l’opinion publique, ce qui semble poser problème aux autorités politiques ne tient pas tant à une pratique individualisée et privatisée du religieux. Celle-ci correspond assez bien à la conception que nos sociétés (plus ou moins) libérales se font de la place réservée aux convictions religieuses. La difficulté surgit à partir du moment où des communautés s’organisent et revendiquent une forme de visibilité publique, au risque de remettre en cause la paix (religieuse) dont l’État laïc se veut le garant et qu’il désire faire régner sur la base de la distinction entre « propriété » privée et domaine public78.

Le spécialiste des sciences sociales des religions, qu’il soit historien, sociologue ou politologue, engage bien plus que sa compétence, sa réputation ou celles de la

76 La citation provient de la p. 72 du rapport ; c’est moi qui souligne. De même, mentionnant certains problèmes avec une Église évangélique, le rapport 2000 de la MIVILUDES indique, en page 20, que celle-ci

« n’est pas répertoriée au sein de la conférence des églises protestantes de France ». J.-P. Willaime (2004b) fait la même observation.

77 Cf. le communiqué de presse de la Fédération Protestante de France daté du 5 avril 2007.

78 Sur la genèse de cette division moderne, voir la belle étude historique qu’O. Christin (1997) consacre aux procédures de médiation assurées par l’État, dans le règlement des conflits religieux du 16e siècle. Ce rôle de médiateur débouchant progressivement sur l’autonomisation et la sécularisation du politique dont nous sommes familiers en Europe occidentale. Dans la réponse (datée du 30 septembre 2002) qu’il adresse aux différents rapports officiels sur le phénomène sectaire, le Conseil fédéral helvétique annonce la commande d’une étude scientifique au Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population (Neuchâtel). Cette étude s’intitule « Staat und Religion in der Schweiz – Anerkennungskämpfe, Annerkennungsformen » [État et religion en Suisse – luttes pour la reconnaissance, formes de la

reconnaissance]. Elle porte, comme l’indique son titre, sur les modalités de reconnaissance des

minorités religieuses. Le choix sémantique proposé pour envisager le phénomène renvoie évidemment aux problématiques qu’explorent les travaux d’A. Honneth (2002 [1992], 2006 [2000-2004]).

communauté scientifique dont il se réclame, lorsqu’il concède à prendre la parole pour adopter la position de l’expertise, dans un contexte semblable à celui qui vient d’être dépeint. Car ce qui se trouve engagé, c’est la liberté religieuse des hommes et des femmes

au nom de qui il s’exprime ; sans, pour autant, que ceux-ci l’aient désigné ou reconnu

comme leur porte-parole79. Reste à expliciter ce qui autorise l’enquêteur à risquer une

parole sur les enquêtés.

Avant d’esquisser une réponse théorique à cette question, je propose de commencer à y répondre en déroulant l’étude, l’exercice de la raison sociologique pouvant s’évaluer à la façon dont la démarche du sociologue s’acquitte de l’épreuve du terrain, et parvient à rendre justice au phénomène investigué, ainsi qu’au point de vue de ses enquêtés, sans pour autant l’endosser.

79 On lira avec intérêt la lettre que S. Fath, historien du protestantisme évangélique et chercheur au CNRS, rédige, en août 2006, au moment de décliner la proposition qui lui est faite de siéger au conseil

d’orientation du MIVILUDES. Le chercheur y argumente son refus de servir de caution scientifique à un

organisme qui n’emploie pas de chercheurs en sciences sociales des religions et ne tient pas compte de leurs travaux. Il en profite pour demander la tenue d’un débat citoyen quant au fonctionnement de ces organismes. Cf. sa lettre : http://blogdesebastienfath.hautetfort.com/archive/2006/06/08/pourquoi-j- ai-refuse-l-offre-de-la-miviludes.html [consulté le 28.08.07].

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