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La relation : entre l’expérience personnelle et le format pour se dire

L’étude d’un témoignage en train de se faire a permis de mettre en lumière les éléments à partir desquels l’invité et le présentateur collaborent interactionnellement pour produire l’identité du témoin comme celle d’un scientifique chrétien, par opposition au cartésien qu’il était avant sa conversion. La constitution de cette identité se déroule

selon un mode interactionnel, mais ne saurait s’y réduire. Car cette interaction s’insère dans une situation de communication qui vise un dehors, à commencer par des spectateurs qui ne se trouvent pas sur le plateau. Ainsi, la position énonciative proposée par l’animateur et endossée par l’invité est tributaire de cette relation qui se noue avec un tiers à distance. Ce qui impose un cadrage particulier au compte rendu qu’énonce le témoin. Certains pans de son expérience deviennent alors indicibles, dans la mesure où ils contreviennent au contrat rationaliste qui lie, dans ce cas, l’énonciateur à ses destinataires. De sorte que Philippe doit narrer son parcours sur le mode de la démonstration objective, en reléguant au silence l’expression de ses affects. Cet interdit pèse particulièrement sur l’épisode du contact immédiat avec la divinité, dont on soupçonne qu’il constitue un tournant décisif dans l’engagement du témoin.

Le converti doit alors opérer un tri dans son récit. Il ne peut livrer sans autre son expérience. Au contraire, il lui faut l’apprêter, car son discours vise des destinataires ayant des attentes particulières et partageant des façons socialement reconnaissables pour faire sens d’une identité75. Dès lors, il semble réducteur de considérer que l’essentiel

de l’effet pragmatique du témoignage consisterait, pour celui qui l’énonce, à se forger une identité afin de résoudre un trouble psychologique qu’il connaîtrait. C’est oublier que si ce genre discursif permet au témoin de se dire, il établit simultanément un rapport entre l’énonciateur et le destinataire. En d’autres termes, le récit du converti opère une relation au double sens de « relater quelque chose » et d’« instaurer un lien ». C’est pourquoi ce récit ne peut être appréhendé comme un pur exercice de subjectivité. Le je qui s’énonce est marqué par la présence d’un autre76. Et cette altérité nichée au cœur du témoignage

introduit un écart entre l’expérience effective et sa reprise narrative sur le mode d’une contrainte (de pertinence) qui s’impose au dispositif énonciatif. Ainsi, comme l’avance V. Crapanzano à propos du genre autobiographique :

« Nous écrivons sur la dialectique de la constitution de soi, ses conditions interlocutoires et ses expressions dialogiques, sans jamais pleinement prendre en compte les contraintes qu’imposent à ce procès le langage avec ses conventions orales ou écrites, et ses genres. Le dialogue […] n’est jamais dyadique ; car même lorsque la conversation se déroule entre deux partenaires, ils font constamment référence à – se démènent avec – un tiers, cette fonction qui confère l’autorité gouvernant les

75 Le caractère partagé de ces « façons socialement reconnaissables de faire sens d’une identité » se vérifie même lorsqu’il y a plusieurs publics en présence, par exemple des évangéliques et des profanes. Chacun de ces publics reçoit l’émission selon des modalités à la fois communes, relatives à la réception des produits médiatiques, et différenciée, en fonction de sa pratique religieuse (ou l’absence de celle-ci). Je reviendrai sur cette dernière distinction en évoquant les herméneutiques ordinaires.

76 On aura remarqué les affinités rimbaldiennes de cette dernière formulation, celle-ci renvoyant implicitement au « je est un autre » que le poète évoque dans sa lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871.

conventions du dialogue et qui peut être incarnée par une personne, un dieu ou un État » (1992, p. 76)77.

Le tiers envisagé par l’auteur est celui de l’institution. Ce qui n’entre nullement en contradiction avec mon argument, bien au contraire. Public et institution représentent des instances plus ou moins formalisées de ce tiers. D’ailleurs, chacune de ces entités peut se prêter à divers degrés de formalisation. Le public, par exemple, peut être pensé en termes abstraits, comme l’ensemble des destinataires potentiels que vise un acte de communication en vue de les constituer en un collectif, ou sur une modalité plus concrète, soit les spectateurs réels qui visionnent une émission et en font une réception particulière. Ce processus de formalisation peut être poussé beaucoup plus loin – et il apparaîtra bientôt qu’il s’accompagne d’un procès de « concrétisation » tout aussi important – jusqu’à envisager le tiers comme ce qui médiatise le lien que nouent des interlocuteurs. Autrement dit, lorsque deux dialoguent, trois sont présents. Ce troisième tient lieu d’orientation mutuelle permettant l’instauration et la poursuite du rapport qui s’est instauré. Il s’agit de l’impensé qui rend possible la relation. Il en est le Grund, à la fois son fondement et sa raison78.

Une telle compréhension du tiers a plusieurs implications. Pour l’instant, notre propos se focalisera sur la production du soi, afin de passer au crible les présupposés psychologiques de Stromberg.

On l’a vu, l’anthropologue ne thématise pas véritablement l’écart qui sépare les entretiens biographiques qu’il mène avec ses enquêtés, du format narratif et rhétorique que constitue, pour les évangéliques, le récit de conversion, soit une forme d’institution

naturelle. L’auteur « règle » la problématique du rapport du discours à l’expérience

suivant un double mouvement qui consiste à déclarer inutile la recherche d’une validation du compte rendu dans le passé du converti et, d’autre part, que son témoignage ne vise qu’à résoudre un trouble identitaire. Ainsi, en coupant la parole de l’enquêté d’un ancrage dans le passé, l’analyste est en mesure de projeter ce dire dans l’intériorité de son vis-à-vis. Cette projection est d’autant plus facilitée que Stromberg ne tient pas compte des contraintes énonciatives qu’impose le genre d’entretien qu’il pratique. Quant à l’évocation de la notion psychanalytique de « transfert », elle ne résout

77 Je traduis : « We write about the dialectics of self-constitution, their interlocutory basis and their dialogical expression, without always fully appreciating the constraints that are imposed on that process by language and its oral and written conventions, its genres. Dialogue […] is never dyadic ; for even when only two are conversing, they are always making reference – struggling with a third, that authority- giving function that governs the conventions of the dialogue and may be embodied in a person, a god, or the state. »

pas le problème79, car elle implique qu’on se situe déjà à l’intérieur du genre particulier

de configuration relationnelle qu’est la cure. La parole du patient ou de l’enquêté fait ainsi l’objet d’une prise en charge similaire par « l’analyste ». Et le fait que ce dernier terme renvoie aussi bien au thérapeute qu’à l’anthropologue renforce mon argument relatif aux apories du contrat énonciatif instauré par Stromberg.

Dès lors, il est possible d’avancer que les inconsistances narratives que décèle l’analyste chez ses interlocuteurs ne sont pas nécessairement liées à des troubles identitaires résolus par la conversion. Mais concédons pour l’instant qu’il y ait effectivement des incohérences. En quoi serait-on autorisé à y voir le reflet d’affections psychiques se manifestant sur une modalité somatique ? Pourquoi ne s’agirait-il pas de la résultante d’une configuration communicationnelle, et donc d’une relation sociale ? Pour qu’un dire signale un malaise et qu’il soit possible de l’assigner à une instance psychologique ou sociale, encore faut-il connaître ce qui est dicible dans un contexte donné. À défaut, on s’expose à essentialiser les agencements relationnels que révèlent la parole des enquêtés pour en faire des propriétés idiosyncrasiques80.

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