• Aucun résultat trouvé

Que la Bible constitue une référence pour la vie, c’est le message que tente de faire passer l’émission dès ses premiers instants. Au présentateur qui s’enquiert des raisons d’un parcours si réussi, tant sur le plan professionnel que familial, l’invité répond par une citation tirée d’un psaume. Le texte biblique tient lieu à la fois de description et de

prescription : il renvoie à un bonheur expérimenté au quotidien, tout en incitant à se conformer à l’enseignement des Écritures. Implicitement, le spectateur est invité à se servir de la Bible comme d’une boussole lui permettant de s’orienter dans l’existence et d’y trouver un sens. Dès lors, comment se référer à cet ouvrage si particulier ? Comment s’y rapporter de façon à ce qu’il opère comme un guide ? Si des indications plus explicites sont délivrées en fin d’entretien, l’enseignement d’une pratique oraculaire de l’Écriture se fait par l’exemple3, en suivant les opérations herméneutiques qu’accomplit

spontanément l’invité (et que ratifie son interlocuteur). Car ce que le témoin donne à entendre, c’est un texte qui, traversé par la présence divine, se phénoménalise comme une parole adressée par Dieu.

L’examen des premiers instants de l’émission montre comment la double présentation de l’interviewé, en tant que professeur et père de famille, anticipe sur la narration de deux événements distincts : d’une part, sa conversion et celle de son épouse, survenue alors qu’il était étudiant et, d’autre part, la guérison miraculeuse de leur fille. La Bible relie chacun des récits, son évocation se faisant en des moments-clés. On apprend d’emblée qu’elle a son mot à dire quant à la manière de bâtir une existence heureuse – le

dire renvoyant clairement à une situation de communication entre la divinité et le

croyant (ici, le témoin) médiatisée par le texte biblique. Ce mot survient durant la conversation entre le présentateur et l’invité, par le truchement d’un verset tiré du livre des Psaumes. Cette citation sert de ressource pragmatique pour construire le témoignage et fournit un cadre pour interpréter le parcours biographique de l’interviewé.

Voyons comment débute l’émission.

Extrait 12 : A03/01-15

01 02 03

A Jean-Luc Zolesio, tu es directeur technique dans un grand groupe industriel multinational ET professeur dans une des grandes écoles fran[çaises]

04 C [°mmh°]

05 06 07

A d’ingénieur, marié, heureux père de trois enfants. (0.7) La vie est un long fleuve tranquille en quelque sorte. (0.7) 08 09 10 11 12

C OUAIS, enfin relativement, parce que euh les études sont longues, difficiles. J’ai appris euh – au cours de mes études, j’ai eu des échecs et j’ai appris que, comme la Bible dit (0.7) euh:::: si Dieu ne bénit, ce::lui qui construit, construit en vain. Et::: donc j’ai appris que moi j’avais ma part à faire mais que

3 Au chapitre suivant, je traiterai de façon plus approfondie cette notion de rapport « oraculaire » à l’Écriture.

13 il fallait compter sur la bénédiction de Dieu. Ça m’a aidé.= 14

15

A =D’accord. (0.7) Euh:::: ET SUR LE PLAN PERSONNEL est-ce que ça aide

aussi, euh:: la foi en cette parole de la Bible ? (0.4)

[suite p. 166]

Le présentateur amorce l’entretien par la présentation de son invité4. Il recourt à deux

dispositifs catégoriels distincts, le premier professionnel [01-05] et le second familial [05-06]. Pour chaque dispositif, certains termes sont mis en évidence par la prosodie : « professeur » et « grandes écoles » d’une part, « marié » et « trois enfants » de l’autre. De plus, des qualificatifs positifs connotent différents vocables, tels « un grand groupe industriel » ou un « heureux père ». La formulation de l’animateur souligne des éléments de réussite dans le parcours de Jean-Luc, celui-ci exhibant bien des signes de succès. Cette évocation de la prospérité permet de lancer l’échange qui présidera à l’émission ; elle invite l’interviewé à se livrer à un bilan autobiographique. L’invitation au récit transite par une expression proverbiale : « La vie est un long fleuve tranquille en quelque sorte ». Le proverbe est assorti d’une formulation impliquant l’idée de variation, ce qui lui évite de mettre un terme à la séquence qu’il ponctue, comme cela arrive généralement lorsqu’on mobilise ce genre de locution ; ainsi formulé, il appelle à une explication de la part de l’interlocuteur5.

Avant d’aborder la réponse de l’invité, considérons la façon dont ce dernier est introduit. Sa présentation se fait au moyen de deux registres catégoriels distincts. Il convient de s’interroger sur les raisons de ce redoublement, sachant que le recours à un dispositif de catégorisation unique aurait suffi, comme c’est le cas dans un autre entretien du même type sur lequel nous reviendrons plus loin6 : « Jean-Paul, tu es directeur de

recherche au CNRS. À quoi bon la foi ? » Ce thème de discussion se trouve sous la rubrique « science & foi », tout comme l’émission qui nous occupe actuellement et celle du chapitre précédent. L’adresse initiale de l’animateur condense en deux phrases l’entier de la thématique, la mention de l’appartenance de son invité à un centre de recherche scientifique étant suffisante pour lancer l’intrigue classique de l’homme de science aux prises avec ses convictions religieuses. Cette disposition est parfaitement congruente avec les analyses sacksiennes sur la catégorisation, en particulier avec ce que le sociologue énonce comme une « règle d’économie » [economy rule] : « Du point de vue des

4 De manière inhabituelle, l’émission ne s’ouvre pas avec « bienvenue sur vi7vi point com ». Il est possible que la salutation ait été amputée en raison de la longueur de la séquence (près de sept minutes).

5 À noter qu’un effet similaire aurait pu être produit, sans le recours à « en quelque sorte », au moyen d’un ton ascendant en fin de phrase. Sur les usages pragmatiques des expressions proverbiales, voir les travaux de H. Sacks, en particulier les lectures qu’il y consacre (1992b, pp. 419-430).

membres, pour une population N, lorsqu’il y a à catégoriser ses membres, la tâche peut être complète si chaque membre de la population a fait l’objet d’une catégorisation unique »7.

Le visionnement de l’entier de l’émission fait apparaître la pertinence de l’emploi de deux dispositifs de catégorisation. L’entretien comprend deux narrations, la première relatant la vie estudiantine de Jean-Luc et sa rencontre avec celle qui deviendra son épouse [08-115], la seconde racontant la maladie et la guérison inexpliquées de leur fille [116-157]. Chacun des registres est présent : celui des études en vue d’accéder à une carrière scientifique et celui de la famille. Dès lors, la présentation de l’interviewé anticipe les sujets évoqués et focalise l’attention du spectateur sur ces éléments particuliers. Quant à la Bible, elle constitue le fil conducteur de l’ensemble de l’interview, reliant chacun des récits.

À la description du bonheur qu’il connaît, l’invité oppose quelques nuances et rappelle les difficultés et les échecs qui accompagnent une formation supérieure. Il évoque alors la leçon assimilée dans ces circonstances, la formule « j’ai appris » revenant à trois reprises. Cet enseignement est exposé sur deux modes, premièrement comme une citation biblique « si Dieu ne bénit, ce::lui qui construit, construit en vain », puis comme son interprétation, sous la forme d’une appropriation personnelle : « donc j’ai appris que moi j’avais ma part à faire mais que il fallait compter sur la bénédiction de Dieu ». Cette prise de parole initiale tient lieu à la fois de préface et de maxime (ce dernier aspect étant renforcé par la référence à un verset tiré de l’Écriture). L’extrait biblique devient ainsi le

leitmotiv qui va parcourir et structurer l’ensemble du témoignage8. En quelques phrases,

le témoin ramasse la totalité de son expérience et de son propos, soit le passage par l’adversité et la nécessité de s’investir dans l’existence en espérant l’aide divine. L’élément

7 La citation de H. Sacks est tirée de B. Bonu, L. Mondada & M. Relieu (1994, p. 140). Toujours à propos de la règle d’économie : « It may be observed that if a member uses a single category from any

membership categorization device, then they can be recognized to be doing adequate reference to a person. We may put the observation in a negative form : it is not necessary that some multiple of categories from categorization devices be employed for recognition that a person is being referred to, to be made ; a single category will do. (I do not mean by this that more cannot be used, only that for reference to persons to be recognized more need not be used.) With that observation we can formulate a “reference satisfactoriness” rule, which we will call “the economy rule”. It holds : a single category from any membership categorization device can be referentially adequate » (Sacks, 1974 [1972], p. 219). 8 J. Bruner (1991a) observe ce phénomène de structuration du récit, et donc de l’identité narrative, au

travers de ce qu’il appelle des « organizing metaphors ». Le psychologue use de cette notion pour décrire le cas d’un enquêté qui organise l’ensemble de son récit biographique autour d’un événement survenu au début de sa vie et dont la trame métaphorisée va permettre de structurer la narration. Bruner avance que ces métaphores organisatrices sont à appréhender comme des théories implicites de développement ou de transformation [theory of growth or of transformation]. Ce constat permettrait de corroborer le rôle structurant que le témoin confère au passage biblique qu’il place en exergue de son témoignage. D’autant plus que Jean-Luc Zolesio ne parvient à la compréhension de la vérité contenue dans le verset qu’après avoir fait l’expérience des difficultés de la vie [cf. 08-10].

central de cette entrée en matière porte cependant sur le recours à la Bible, le fait qu’elle semble avoir son mot à dire dans la construction d’une vie heureuse.

Outline

Documents relatifs