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Passer de la réalité ordinaire à l’habitation d’un monde

L’énonciation d’un témoignage constitue assurément une forme d’acte rituel, en particulier si l’on considère le rituel comme « un ensemble d’activités visant à effectuer un échange entre les niveaux divin et mondain de l’existence […] le point où Dieu et l’humanité entrent en contact » (Stromberg, 1993, p. 11)82. On a vu comment, chez cet

auteur, toute la pragmatique du récit de conversion est incurvée en direction de l’énonciateur, focalisée sur son identité. Cependant, la discussion a dégagé le rapport qu’instaure le compte rendu du converti avec son destinataire. De sorte que la transformation de l’un des membres de la relation se répercute sur l’autre membre. Mon souci est dès lors de fournir une explication du témoignage moins problématique que la notion de « rituel » telle qu’en use Stromberg. L’anthropologue donne l’impression de convoquer, au travers de cette idée de contact avec la divinité, l’effervescence collective durkheimienne. Pour autant, il n’y a ni Dieu, ni collectif, mais simplement une ressource

82 Je traduis : « a set of activities intended to effect an exchange between the divine and the mundane levels of existence […] a point where God and humanity come into contact ».

discursive, la Bible. Je tenterai donc de montrer que s’opère réellement une mise en contact, et que le récit du témoin est l’opérateur qui permet son advenue.

Partons de la notion de sens commun et de son lien avec un monde vécu, semblable pour tous, le Lebenswelt, tel que les appréhende la phénoménologie d’A. Schütz83. En

regard de cette réalité ordinaire disponible à tout un chacun, il existe des mondes spéciaux ou particuliers, des Sonderwelten. D. Trom note à leur propos qu’ils « ont le plus souvent été ramenés à des types sociaux massifs (l’enfant, l’adulte, le malade mental) renvoyant alors à des expériences globales du monde […], plutôt qu’à des activités, des engagements dans des situations » (2001, pp. 69-70). Le sociologue propose opportunément d’établir un lien avec un autre article de Schütz, consacré aux « réalités multiples », et plus particulièrement avec l’exposé qu’il y fait des « provinces of

meaning ». Le phénoménologue énumère une série de provinces de sens (du rêve, de

l’art, de l’expérience religieuse, de la contemplation scientifique, etc.) qu’il qualifie également de « mondes ». Ces provinces ont une étendue circonscrite et se révèlent incompatibles, de sorte qu’il est impossible de se trouver dans deux d’entre elles simultanément. Ce qui implique que le « passage de l’une vers l’autre ne peut être accompli qu’au moyen d’un “saut”, comme l’appelle Kierkegaard, qui se manifeste par l’expérience subjective d’un choc » (Schütz, 1945, pp. 553-554)84.

Dans la conception schützienne, le transit entre les mondes est conçu sur un mode encore trop exclusivement noétique. C’est pourquoi la lecture pragmatiste que suggère Trom se révèle féconde, suivant l’idée que « le basculement d’une province de sens à une autre se fait, dans les circonstances ordinaires, spontanément et rapidement » et qu’il doit donc être « corrélé à l’activité dans laquelle on est engagé » (2001, p. 70). À ce point, il est possible de concevoir que des activités et des engagements particuliers offrent un accès à un Sonderwelt. Reste à expliciter des procédures concrètes permettant d’opérer ce passage.

83 Voici comment le phénoménologue relie le sens commun et le monde de la vie quotidienne : « In terms of common-sense thinking in everyday life men have knowledge of [the] various dimensions of the social world in which they live. To be sure, this knowledge is not only fragmentary since it is restricted

principally to certain sectors of this world, it is frequently inconsistent in itself […]. Yet, in spite of all these inadequacies, common-sense knowledge of everyday life is sufficient for coming to terms with fellow-men, cultural objects and social institutions – in brief, with social reality » (Schütz, 1954, p. 263). Un peu plus loin, l’auteur établit un lien entre différents courants philosophiques (James, Bergson, Dewey, Husserl, Whitehead) et cette attention portée au sens commun : « [those] philosophers […] agree that the common-sense knowledge of everyday life is the unquestioned but always questionable

background within which inquiry starts and within which alone it can be carried out. It is this

Lebenswelt, as Husserl calls it » (p. 265).

84 Je traduis : « The passing from one to the other can only be performed by a “leap,” as Kierkegaard calls it, which manifests itself in the subjective experience of a shock. »

La relecture à laquelle procède D. Smith (1990) de ce même article sur les réalités multiples restitue concrètement comment s’effectuent les allées et venues d’un monde vers l’autre. Pour rappel, Schütz souhaite décrire selon quelles modalités l’homme de science passe de sa présence et sa disponibilité au Lebenswelt, à la contemplation d’une abstraction conceptuelle. Pour le phénoménologue, cette transition de l’activité ordinaire vers la réflexion scientifique résulte d’une modification des états de conscience de l’individu. Smith prend le contre-pied d’une telle analyse et propose de rapporter ce basculement à des opérations matérielles et langagières qui permettent au chercheur de se consacrer à son investigation. C’est d’une part le support textuel, soit la matérialité du texte, du papier, du crayon, de la littérature scientifique convoquée. Ces artefacts rendent possibles un certain nombre de procédés, dont la matérialisation de la pensée qui s’accompagne de l’instauration d’un dispositif énonciatif particulier. Par ailleurs, cette altération de l’énonciation prend appui sur un traitement spécifique des opérateurs discursifs que sont les pronoms personnels et les déictiques spatiaux et temporels. L’élaboration du discours scientifique procède alors en gommant systématiquement les marques indiquant la présence du sujet qui émaillent généralement l’énonciation et en assignant la provenance du propos à des coordonnées spatio-temporelles autres que celles du corps du chercheur, son ici-maintenant, au moment où il couche ses idées sur le papier. Le recours à ces différents moyens permet au scientifique d’adopter un point de vue objectif, formel, en surplomb par rapport au monde phénoménal, configurant au passage un mode de subjectivité particulière dont le propre est de s’effacer. S’il peut sembler trivial d’avancer que l’on n’écrit pas un article de mathématiques comme on rédige une lettre d’amour, au regard de la réflexion smithienne, chacun de ces genres d’écriture véhicule un type différencié de subjectivité, instituant des rapports spécifiques et introduisant l’énonciateur et son destinataire dans une province de sens particulière, celle du savoir scientifique ou celle de la relation amoureuse.

Les analyses de D. Smith ont donné à voir comment le passage de la réalité ordinaire vers un Sonderwelt prend appui sur des artefacts, et de quelle façon ceux-ci opèrent une

médiation. Ils sont par conséquent les vecteurs d’un monde alternatif. Dans le fil de ces

réflexions, je propose d’envisager le témoignage de conversion comme un dispositif permettant d’effectuer un basculement du Lebenswelt vers un horizon habité par le divin et habitable tant par l’énonciateur du discours que par son destinataire. L’étude du compte rendu de Philippe Forest a fait apparaître les prises concrètes que donnent à un investissement du destinataire tant le jeu sur les pronoms personnels que les figures qui peuplent le récit. On peut dès lors établir un parallèle entre l’écoute de ce genre de

narration et la lecture d’une œuvre, telle que la décrit P. Ricœur, alors qu’il réfléchit à l’herméneutique des récits de vie :

« S’approprier par la lecture une œuvre, c’est déployer l’horizon implicite d’un monde qui enveloppe les actions, les personnages, les événements de l’histoire racontée. Il en résulte que le lecteur appartient à la fois en imagination à l’horizon d’expérience de l’œuvre et à celui de son action réelle. Horizon d’attente et horizon d’expérience ne cessent de s’affronter et de fusionner, Gadamer parle en ce sens de la “fusion d’horizons” essentielle à l’art de comprendre un texte » (2008 [1986], p. 266). Le récit de conversion ne se limite pas à la production d’un soi, même s’il l’accomplit, ni à la temporalité de l’interaction, bien qu’il s’y inscrive. Ce qu’il met en branle va au- delà, convoquant un autre horizon afin de le rendre présent. Lorsqu’il raconte son histoire avec la divinité, le témoin exhibe la trace d’un advenu qui bouscule l’ordre usuel de la réalité, ses catégories de sens et ses relations de causalité. Le choc de la rencontre se propage dans le récit, comme la possibilité d’un avenir, de quelqu’un qui reste à venir. Ce travail du témoignage ne se contente pas de faire surgir un monde particulier. D’une certaine façon, il reconfigure les paramètres du Lebenswelt, prétendant en révéler la signification profonde. La saillance de ce monde habité, cette révélation à propos de la nature réelle de ce qui passait jusque là pour la réalité ordinaire, obligent le destinataire à se repositionner. Car en s’exposant à ce discours, à l’appel qu’il véhicule, l’auditeur s’est vu convoqué aux frontières entre deux mondes. Placé dans une situation liminaire, il lui incombe de se déterminer entre engagement et dégagement.

S’engager revient à investir le réel selon les modalités de description entendues, délaisser les appuis que fournit habituellement le sens commun, pour en expérimenter d’autres et, avec eux, laisser se déployer un horizon d’expérience inédit, réputé plus large, plus vrai, plus puissant85. Les herméneutiques ordinaires constituent ce nouvel

interprétant qu’adopte le converti pour appréhender son vécu, le pivot de l’axe à partir duquel va s’opérer sa conversion. Cette transformation du regard le rendra capable, dorénavant, de reconnaître des formes et un ordre divins au sein de l’existence, reconfigurant ainsi sa perception du sensible. Désormais, le « chrétien » sait Dieu présent. Par son compte rendu, le croyant atteste cette présence. Son corps et son histoire en sont la trace, la borne marquant une délimitation entre réalité ordinaire et monde habité. Mais son récit constitue également une grille permettant, tant à son énonciateur qu’à ses destinataires, de lire leurs expériences à l’aune d’une téléologie surnaturelle,

85 É. Durkheim écrivait déjà : « Le fidèle qui a communié avec son dieu n’est pas seulement un homme qui voit des vérités nouvelles que l’incroyant ignore ; c’est un homme qui peut davantage. Il sent en lui plus de force soit pour supporter les difficultés de l’existence soit pour les vaincre. Il est comme élevé au- dessus des misères humaines parce qu’il est élevé au-dessus de sa condition d’homme ; il se croit sauvé du mal, sous quelque forme, d’ailleurs, qu’il conçoive le mal. Le premier article de toute foi, c’est la croyance au salut par la foi » (1994 [1912], p. 596).

dans une relation inédite avec la divinité. En cela, mon analyse est congruente avec la compréhension ricœurienne du travail accompli par l’herméneutique : « l’herméneutique se tient à la charnière entre la configuration (interne) de l’œuvre et la refiguration (externe) de la vie » (Ricœur, 2008 [1986], p. 267).

Les herméneutiques sont l’opération de reconnaissance qui autorise à faire sens de la présence divine dans le monde et, avec elle, de mon identité et de ma place à l’intérieur de celui-ci86. Le témoignage de conversion apparaît alors comme un récit de voyage qu’un

explorateur tiendrait à des compatriotes restés au pays. Plus qu’une cartographie, c’est une carte détaillant l’itinéraire à suivre en même temps qu’elle opère le surgissement du continent dans lequel survient le périple87. Ces herméneutiques sont l’intelligence qui

meut l’établissement de cette cartographie religieuse, le sens qui permet de s’y orienter et de s’y retrouver, soi-même et à plusieurs. Par ce moyen, l’univers devient lisible. La voix d’une altérité bienveillante s’y fait entendre.

Quant à celui qui, à l’écoute du témoignage, parvient jusqu’au seuil entre les mondes et renonce à pénétrer plus avant, il atteste la réalité de cet horizon habité, quand bien même il le tiendrait pour illusoire. Son refus a valeur de confession. Il est reconnaissance d’une insensibilité à ce type d’expérience, ou d’une incapacité à participer. Le monde qui a surgi semblera peut-être réducteur à celui qui s’y refuse. Cela ne l’empêche pas de s’être donné sous la forme d’un récit, presque une apparition, et que cette donation s’est heurtée à un rejet et, ce faisant, l’a rencontré88.

86 Ces observations rejoignent celles de J. Bruner (1991a), en particulier lorsque le psychologue décrit l’émergence concomitante d’un soi narrativement accompli et d’un monde phénoménal à investir par le moyen d’un engagement. On retrouve chez le psychologue les trois strates dégagées par l’analyse de ce témoignage, soit la constitution d’un soi (celui du témoin), d’un monde (l’horizon évangélique), ces deux dimensions étant articulées à une culture commune (ici l’écart en regard du sens commun que

constituent les herméneutiques ordinaires).

87 « Narrative maps are not only “about” or “within” a social world, but a part of the work of “worlding” […], that is, of creating the very sense of a world. The identification of typical or, for that matter, anomalous practices, persons, and problems constitutes the sense of the new world’s orderliness. Practices such as historicizing, identification of paths and pitfalls, and forecasting the future imply connections, phases, patterns, and an overall coherence. In effect, mapping the world implicitly portrays the new psychosocial geography as an objective reality possessed of sufficient structure as to be

amenable to description in the first place […]. Thus, mapping is not merely for transmitting established features of a social world, but self-referential work through which that world and its presumptive parameters are discursively constituted and “talked into being” » (Pollner & Stein, 1996, p. 220). On notera que les auteurs se situent à l’articulation entre pragmatique et phénoménologie, la réalité phénoménale du monde constitué n’étant pas moins vraie parce que ce monde serait pragmatiquement accompli.

88 Cf. P. Gonzalez (2006), pour une observation similaire formulée depuis le point de vue de l’ethnographe assistant à un culte évangélique.

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