• Aucun résultat trouvé

Temps inutile : le présent souverain et l’avenir inconnu

CHAPITRE IV. TEMPS DE LA LIBERTE, TEMPS DE LA SOUVERAINETE

1.3. Temps inutile : le présent souverain et l’avenir inconnu

Le temps destructeur que Bataille appelle aussi « temps-explosion »744 et que nous avons proposé d’appeler « temps impossible » a ceci de particulier qu’il ne peut se manifester que dans le surgissement de l’instant, soit dans celui d’un temps vertical ou extatique qui ne se déploie pas sur le plan horizontal du temps-succession et qui, au contraire, en déchire l’homogénéité de telle manière qu’à travers cette déchirure s’ouvre une profondeur qui est le « lieu d’égarement »745 et d’extase de l’expérience intérieure. La condition de l’expérience intérieure, en d’autres termes, c’est l’ouverture verticale du temps, si bien qu’en tant qu’extase angoissée et angoissante elle n’a de valeur que dans l’instant où elle éprouve intensément l’immensité explosive du temps ainsi que la précarité fondamentale de toute existence. Si donc une telle expérience « ne peut avoir d’autre souci ni d’autre fin qu’elle-même »746, c’est parce qu’en aucun cas elle ne peut avoir en vue autre chose que ce qui se présente à l’instant de cette épreuve et que tout souci de ce qui est au-delà de cette présence chargée implique à la fois l’effondrement du temps extatique et l’évanouissement de l’extase qui la fonde et la caractérise. La valeur de l’expérience intérieure ou de l’extase, de ce point de vue, ne peut se trouver hors de l’instant et c’est dans ce sens que nous pouvons la considérer, pour reprendre l’expression de Denis Hollier, comme une « valeur d’usage [qui] ne survit pas à l’usage », c’est-à-dire qui s’est purgée de « toute connotation utilitariste » et « se situe au-delà de l’utile »747. Quoique fiévreusement agitée, l’expérience extatique est en elle-même inutile et c’est précisément en vertu de sa passion inutile qu’elle s’est débarrassée des règles communes où s’enlise, comme Bataille le souligne dans la Méthode de méditation, tout mysticisme :

743

Georges Bataille, « Propositions », OC, 1, 470.

744

Ibid., 471.

745

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 15.

746

Ibid., 18.

747

« Dans la plénitude du ravissement, lorsque rien ne comptait que l’instant même, j’échappais aux règles communes. Mais pour les retrouver bien vite inchangées ; et de même, dans l’élan, l’extase – ou la liberté de l’instant – se dérobe à l’utilité possible, de même l’être utile, qui définit l’humanité, m’apparaît lié au besoin des biens matériels, et j’imagine mauvais de lui donner des fins supérieures. Ma méthode est aux antipodes des idées élevées, du salut, de tout mysticisme. »748

Le mysticisme, nous l’avons vu, est dénoncé par Bataille pour deux raisons : d’une part, il introduit dans l’ordre spirituel l’idée de salut qui, en tant que synonyme de l’éternelle béatitude, figure l’ « accord profond de l’homme avec le possible »749 tandis que le spirituel – soit celui où, rappelons-le, relève l’extase – est le domaine de l’impossible ; d’autre part, dans la mesure où le salut ainsi introduit est posé en même temps comme une fin à espérer ou à atteindre, le mysticisme fait de la vie spirituelle un « projet du salut »750, c’est-à-dire un exercice ascétique dont le principe, comme Bataille le précise dans plusieurs textes rédigés pendant la guerre, est celui de l’action. Autrement dit, le mysticisme s’appuie tant sur l’idée de salut qu’il parvient finalement, selon Bataille, à « la parfaite négation du spirituel »751 et devient une « morale servile »752 conditionnée par les règles communes telle que celle de l’action utile. Sur le plan de l’expérience mystique, force est donc de constater que les états d’extase où s’ouvre brusquement la voie de l’impossible et qui représentent ainsi « la moins inexacte image d’une opération souveraine »753 n’ont de valeur qu’en tant que moyen d’accès au salut, de sorte qu’ils se priveraient de sens s’ils ne servaient de tremplin utile pour qu’un ascète mystique fasse le saut vers l’éternité bienheureuse. Dans cette perspective, comme Bataille l’indique, « les exercices d’un ascète [...] diffèrent peu d’une besogne d’arpentage » et c’est dans ce sens qu’ils « sont humains »754, même trop humains.

Précisons encore que selon Bataille, l’expérience mystique ainsi réduite à l’ascèse est d’autant plus embourbée dans les règles communes et par là insérée dans « la sphère de

748

Georges Bataille, Méthode de méditation, OC, V, 228 (nous soulignons).

749

Georges Bataille, « Le rire de Nietzsche », OC, VI, 307.

750

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 35.

751

Georges Bataille, « Le rire de Nietzsche », OC, VI, 310.

752

Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort », OC, I, 554.

753

Georges Bataille, Méthode de méditation, OC, V, 218.

754

l’activité »755 qu’elle pose le salut comme ce qui « lui sera donné plus tard »756 – à savoir dans un temps à venir qui est par rapport au temps présent un au-delà – et se figure ainsi un déploiement temporel qui n’est autre que ce qui est saisi, dans les circonstances communes, comme temps-succession. En effet, c’est le temps horizontal qui s’ouvre devant l’ascète au moment où il se donne le salut comme but et, de deux choses l’une, c’est en vue d’un moment qu’il projette lui-même et qui lui apparaît à l’horizon qu’il entreprend des exercices ascétiques au même titre qu’un arpenteur qui s’engage dans la mesure de la superficie d’un terrain. Dans la mesure où il appréhende ce moment projeté comme à venir, le souci qu’il a du salut – rappelons qu’il s’agit au fond d’un souci du possible – est en même temps un souci de l’avenir qui préoccupe son esprit à tel point que ce n’est pas jusqu’à son existence qui ne soit remise à plus tard. Si donc l’anti-mysticisme de Bataille s’exprime par sa haine du projet et de l’ascèse, c’est que l’un comme l’autre signifient pour lui « une façon d’être dans le temps paradoxale » qui est, nous venons de le noter, précisément « la remise de l’existence à plus tard » : « là tout est suspendu », écrit Bataille dans L’expérience intérieure, « la vie est remise à plus tard, de remise en remise »757. Cela dit, l’expérience intérieure en tant que projet négatif dont le but est d’abolir le pouvoir du projet doit être avant tout « la dénonciation de la trêve »758, c’est-à-dire qu’elle doit supprimer en elle-même le souci de l’avenir qui suspend et escamote – le terme est à Bataille – le temps présent dont elle doit jouir sans délai et souverainement :

« Nous pouvons dire en d’autres termes qu’il est servile d’envisager d’abord la durée, d’employer le temps présent au profit de l’avenir, ce que nous faisons quand nous travaillons. [...] Nous ne voyons pas arriver le moment souverain, où rien ne compte, sinon le moment lui-même. Ce qui est souverain en effet, c’est de jouir du temps présent sans rien avoir en vue sinon ce temps présent. »759

Lorsqu’un avenir est projeté, ce qui apparaît simultanément n’est pas seulement l’horizon du temps-succession, mais aussi un présent subordonné à cet avenir d’où il tire

755

Georges Bataille, Méthode de méditation, OC, V, 194.

756

Georges Bataille, « Le souverain » (1952), OC, XII, 203.

757

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 59, 60 (nous soulignons).

758

Ibid., 60.

759

pourtant sa valeur ainsi que son sens ; autrement dit, le temps à venir a sur le temps présent une priorité axiologique tant qu’il est un souci, c’est-à-dire tant qu’il se fait attendre comme s’il s’agissait d’un devoir-être par rapport auquel le présent, pour ainsi dire, est saisi comme

un ne-pas-encore-l’être760. Dans la mesure où toutes les règles communes sont selon

Bataille établies sur le primat de l’avenir, seule l’expérience intérieure en tant qu’extase dans l’instant peut échapper, nous l’avons vu, à ces règles et restituer ainsi la valeur en soi ou valeur d’usage inutile du temps présent. La liberté du présent, en d’autres termes, doit reposer sur celle de l’instant extatique – entendons par là non seulement qu’il est celui où a lieu l’effusion extatique, mais aussi qu’il est lui-même extatique, c’est-à-dire vertical – si bien que c’est en tant que présence de cet instant que le présent est « sorti des gonds »761, tout en faisant sortir en même temps l’existence humaine de sa misère habituelle de la servitude :

« [...] l’instant miraculeux est l’instant où l’attente se résout en RIEN. C’est en effet l’instant où nous sommes jetés hors de l’attente, de l’attente, misère habituelle de l’homme, de l’attente qui asservit, qui subordonne l’instant présent à quelque résultat attendu. Justement, dans le miracle, nous sommes rejetés de l’attente de l’avenir à la présence de l’instant, de l’instant éclairé par une lumière miraculeuse, lumière de la souveraineté de la vie délivrée de sa servitude. »762

Étant donné que le temps horizontal est celui où le souci de l’avenir l’asservit et le subordonne, le présent ne peut se libérer que s’il est devenu, à travers un mouvement vertical, la présence de l’instant miraculeux que Bataille appelle aussi « instant suspendu »763, « instant durable »764 et « instant de la rupture »765. De ce point de vue, jouir souverainement du temps présent c’est précisément jouir de cette présence miraculeuse où

760

Par ce terme, nous faisons allusion à la conception sartrienne du temps que nous allons examiner dans un instant.

761

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 89.

762

Georges Bataille, La Souveraineté, OC, VIII, 257.

763

Georges Bataille, « La joie devant la mort », OC, II, 245.

764

Georges Bataille, La littérature et le mal (1957), OC, IX, 279. L’article sur Kafka où se trouve cette expression a été publié initialement, sous le titre de « Franz Kafka devant la critique communiste », dans le numéro 41 de la revue Critique (octobre 1950, 22-36). Notons aussi que cette étude a été retirée par Bataille du manuscrit de La Souveraineté (Cf. Georges Bataille, notes pour La Souveraineté, OC, VIII, 293, 621).

765

se dissipent tout souci et toute attente, où seule subsiste une « ignorance de l’avenir »766 qui est telle que ce n’est pas jusqu’à celui-ci qui ne recouvre son inutilité première. Selon Bataille, en effet, ce qui subordonne le présent n’est pas tant l’avenir en lui-même que « la spéculation de l’avenir » qui, à vrai dire, « est entièrement déterminée dans le passé »767, à savoir dans ce moment où l’avenir posé comme but est devenu un être à connaître ou à reconnaître tandis que de par sa nature, il est un « merveilleux inconnu »768 et par là « le dépassement du connu »769. Loin d’être un rejet de l’avenir, la « jouissance naïve et souveraine »770 du temps présent va jusqu’à « vouloir l’avenir » parce que seul l’avenir donne, en tant que « libre échéance »771, la chance de cette jouissance qui est au fond une extase à la limite de l’angoisse, c’est-à-dire à l’épreuve de l’impossible.

766

Georges Bataille, Le coupable, OC, V, 260. Précisons que cette expression est empruntée par Bataille à Nietzsche qui écrit dans le Gai Savoir que « j’aime l’ignorance de l’avenir et ne veux succomber à l’impatience ni à la saveur anticipée des choses promises » (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, introduction et traduction de Pierre Klossowski, Paris : Union Générale d’Éditions, 1957, 276).

767

Georges Bataille, Sur Nietzsche, OC, VI, 168 (nous soulignons).

768

Georges Bataille, « Nietzsche et les fascistes » (1936), OC, I, 463.

769

Georges Bataille, Sur Nietzsche, OC, VI, 186.

770

Georges Bataille, « Le souverain », OC, XII, 203.

771

Outline

Documents relatifs