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Expérience anonyme : la conscience non-égologique

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

1. E XPERIENCE COMME CONSCIENCE

1.2. Expérience anonyme : la conscience non-égologique

Cette dernière citation de L’être et le néant suggère que la conscience de soi est une subjectivité sans sujet ou bien, pour le dire autrement, que le sujet n’est pas de la conscience. Dans sa découverte de la conscience de soi, Roquentin épreuve également la vie impersonnelle de cette conscience qu’il qualifie d’ « anonyme » :

307

Jean-Paul Sartre, EN, 19-20.

308

Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 32.

309

Jean-Paul Sartre, EN, 20.

310

Jean-Paul Sartre, TEa, 66-67. Les mêmes expressions se retrouvent dans L’imaginaire : « Une conscience est tout entière synthèse, tout entière intime à elle-même : c’est au plus profond de cette intériorité synthétique qu’elle peut se joindre, par un acte de rétention ou de protention, à une conscience antérieure ou postérieure » ( Jean-Paul Sartre, Ire, 57, nous soulignons). Notons aussi que l’intériorité de la conscience signifie selon Sartre sa radicale incommunicabilité (Cf. infra., 85, note 325).

311

« Lucide, immobile, déserte, la conscience est posée entre des murs ; elle se perpétue.

Personne ne l’habite plus. Tout à l’heure encore quelqu’un disait moi, disait ma conscience.

Qui ? Au-dehors il y avait des rues parlantes, avec des couleurs et des odeurs connues. Il reste des murs anonymes, une conscience anonyme. Voici ce qu’il y a : des murs, et entre les murs, une petite transparence vivante et impersonnelle. »312

« Libérée de l’homme qui l’habitait », la conscience est « monstrueuse parce qu’elle n’est personne »313. Nous voyons, encore une fois, la ressemblance à la fois thématique et rhétorique des écrits berlinois – il s’agit, rappelons-le, de La nausée (deuxième version), de

La transcendance de l’Ego et de l’article sur l’intentionnalité – de Sartre dont l’un des

thèmes communs est précisément l’impersonnalité de la conscience entendue comme évidence. Si donc dans La transcendance de l’Ego Sartre s’appuie sur la description phénoménologique de la conscience pour « réaliser la libération du Champ transcendantal en même temps que sa purification », c’est que l’immanence de la conscience ne fait qu’un avec le champ transcendantal qui, pour recouvrer sa « limpidité première »314, doit se débarrasser de toute transcendance dont la figure la plus saillante, tel que l’indique le titre de cet essai, est l’Ego.

La philosophie, dit Sartre, depuis longtemps considère l’Ego comme « habitant » privilégié de la conscience et cet Ego se présente soit comme « principe vide d’unification » des vécus soit comme « centre des désirs et des actes » de la vie psychique, tandis que pour Sartre « l’Ego n’est ni formellement ni matériellement dans la conscience »315. Ainsi vient-il affronter deux théories égologiques de la conscience, l’une affirmant la présence formelle du Je et l’autre la présence matérielle du Moi : tout se passe comme si la description de la conscience ne pouvait être véridique que si elle implique une égologie préconisée autant par « les philosophies transcendantales de l’Ego » que par « la psychologie du moi »316. A partir d’une tendance à réaliser les conditions de possibilité que Kant a déterminées dans sa

Critique de la raison pure, les philosophies transcendantales contemporaines cherchent

312

Jean-Paul Sartre, N, 239 (nous soulignons).

313

Ibid., 240 (nous soulignons).

314

Jean-Paul Sartre, TEa, 74.

315

Ibid., 13.

316

d’après Sartre à résoudre le problème de l’existence de fait d’un Je transcendantal dans la conscience et arrivent à conclure que celle-ci doit sa transcendantalité à ce Je transcendantal qui unifie toutes ses représentations et, par conséquent, individualise la conscience. La phénoménologie de Husserl participe par excellence, selon Sartre, de cet effort post-kantien d’égologisation du cogito ou de la conscience transcendantale : par sa méthode principielle de la réduction, la phénoménologie récupère la conscience transcendantale qui est constituante par rapport à la conscience empirique et intramondaine. Elle transplante ensuite cette structure du constitué-constituant dans le rapport du Moi psychique et psycho-physique au Je transcendantal, synonyme de la forme unificatrice et individualisante de la vie égologique ; en un mot, le Je, en tant que structure transcendantale constituant à la fois la conscience empirique et le Moi psychique, est formellement dans la conscience. Le Je transcendantal, écrit Sartre, « serait comme en arrière de chaque conscience », c’est-à-dire comme « une structure de ces consciences, dont les rayons (Ichstrahl) tomberaient sur chaque phénomène qui se présenterait dans le champ de l’attention »317. De ce point de vue, le Je transcendantal immanent à la conscience est pour ainsi dire une expression formelle de la « contraction infinie du Moi matériel », « objet de la science appelée psychologie »318. Celle-ci, en effet, affirme l’omniprésence matérielle du Moi dans la conscience qui s’y rapporte comme s’il était un « pôle d’attraction »319 motivant et récupérant tous ses actes. Ainsi le désir, par exemple, se procure-t-il un objet parce que mon Moi désirant cherche à se satisfaire : le Moi se cache derrière tous nos désirs comme ce qui est constitutif de toute conscience du désir. La psychologie en tant que théorie de la présence matérielle du Moi a par conséquent frayé le chemin à une égologie de la conscience que la phénoménologie ne fait que raffiner en réduisant le Moi psychique au Je transcendantal, résidu formel de toute expérience psychologique ou psychique qui est pourtant rendue possible par la méthode phénoménologique de la réduction.

317

Jean-Paul Sartre, TEa, 20 (nous soulignons). Cette première critique de l’Ego husserlien montre que la vision sartrienne de la conscience, telle qu’elle se manifeste dans les deux autres écrits de Berlin, est en effet caractérisée par un instantanéisme dont l’expression la plus saillante, nous allons le voir, est la notion de spontanéité. Cf. infra., 197-199.

318

Ibid., 37, 54.

319

C’est ce résidu considéré par Husserl comme partie irréductible et nécessaire de la conscience transcendantale que Sartre qualifie de « superflu »320 parce qu’il s’agit précisément d’un résidu psychologique dans la phénoménologie transcendantale dite anti-psychologiste. Déplacé au plan transcendantal, le Je husserlien fonctionne au même titre que le Moi psychologique, c’est-à-dire comme pôle d’attraction, d’unification et d’individualisation de la conscience, qu’elle soit empirique ou transcendantale :

« On croit ordinairement que l’existence d’un Je transcendantal se justifie par le besoin d’unité et d’individualité de la conscience. C’est parce que toutes mes perceptions et toues mes pensées se rapportent à ce foyer permanent que ma conscience est unifiée ; c’est parce que je peux dire ma conscience et que Paul et Pierre peuvent aussi parler de leur conscience, que ces consciences se distinguent entre elles. Le Je est producteur d’intériorité. Or, il est certain que la phénoménologie n’a pas besoin de recourir à ce Je unificateur et individualisant. »321

Dans La transcendance de l’Ego, Sartre affirme donc que la conscience n’a nullement besoin du Je transcendantal pour s’unifier ou s’individualiser. D’une part, l’unité de la conscience se trouve d’abord dans son objet transcendant qui est une unité plénière visée par l’acte conscient ; il s’agit, pour reprendre l’expression de Sartre dans son article sur l’intentionnalité que nous analyserons de plus près, d’ « une suite liée d’éclatements »322 vers le monde et vers les objets. Cette unité fondée sur « l’unicité des transcendances »323 est le versant pour ainsi dire passif de l’ « unité réelle » de la conscience dont l’unification active repose, d’après Sartre, sur « un principe d’unité dans la durée » selon lequel, en effet, « c’est la conscience qui s’unifie elle-même et concrètement par un jeu d’intentionnalités “transversales” qui sont des rétentions concrètes et réelles des consciences passées »324. D’autre part, l’individualisation de la conscience se passe aussi du « pouvoir synthétique du

320 Ibid., 23. 321 Ibid., 20-21. 322

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 30-31.

323

Vincent de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit., 210.

324

Jean-Paul Sartre, TEa, 21, 22. La référence à la conception bergsonienne du temps ainsi qu’à celle de Husserl dans cet essai sur l’Ego ne suffit pas à annoncer, selon Coorebyter, la temporalité dynamique de L’être et le néant dont le point d’appui est la temporalité heideggérienne (Cf. Vincent de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit., 207-208).

Je » puisqu’à elle seule la conscience, en ce qu’elle « ne peut être bornée (comme la

substance de Spinoza) que par elle-même », est une « totalité synthétique et

individuelle entièrement isolée des autres totalités de même type »325. Sans justifier cette affirmation – qui s’inspire du spinozisme326 – de l’auto-individualisation de la conscience,

La transcendance de l’Ego se contente de conclure que « la conception phénoménologique

de la conscience rend le rôle unifiant et individualisant du Je totalement inutile »327.

Ainsi en venons-nous à la thèse centrale de Sartre selon laquelle le Je transcendantal n’a pas de raison d’être. Cet écrit berlinois est en effet fameux pour sa conception non-égologique328 de la conscience en laquelle, par exemple, certains voient « une éradication de l’identité personnelle qui conduit à la mort du sujet chère au structuralisme »329. Or, tel que Coorebyter l’indique, la mise en question du sujet dans l’essai de Sartre n’a pas pour objet d’ « évacuer le moi pur », mais d’en faire « un être mondain nommé Ego psychique »330 dont le type d’existence est à la fois réel est spécifique : quoiqu’il ne soit « ni formellement ni matériellement dans la conscience », l’Ego est pourtant « un objet pour la conscience »331. Par conséquent, écarter l’Ego de la conscience implique moins pour ainsi dire un sacrifice qu’une conjuration, technique susceptible de purifier le champ

325

Ibid., 22, 23 (nous soulignons). Quelques lignes plus loin, Sartre va jusqu’à dire que le caractère distinct de cette totalité isolée est exactement son « incommunicabilité » qui constitue l’ « intériorité » de la conscience (Ibid., 23). A la fois transparente et incommunicable, la conscience transcendantale est condamnée, nous semble-t-il, d’être isolée malgré la bonne foi de Sartre qui aspire à une « réfutation possible du solipsisme » (Ibid., 84) et c’est pour cette raison qu’il va reconnaître, dans L’être et le néant, l’insuffisance d’une thèse non-égologique pour « poser une communication réelle et extra-empirique entre les consciences » : « si même, en dehors de l’Ego empirique, il n’y avait rien d’autre que la conscience de cet Ego – c’est-à-dire un champ transcendantal sans sujet – il n’en demeurerait pas moins que mon affirmation d’autrui postule et réclame l’existence par-delà le monde d’un semblable champ transcendantal [...] » (Jean-Paul Sartre, EN, 273, 280, nous soulignons). Si donc la conscience, quoique non-égologique, est transcendantalement incommunicable, la relation entre les consciences semble ne pas pouvoir se passer d’une violence puisque l’incommunicable, écrira Sartre quelques années plus tard, est « la source de toute violence » (Jean-Paul Sartre, QL, 282).

326

Dans son étude sur « ce passage difficile » de La transcendance de l’Ego, Alain Flajoliet précise que « le rapprochement très paradoxal » de Sartre avec Spinoza doit s’expliquer par « l’infinité de la substance spinoziste » qui semble constituer « l’attracteur métaphysique du champ phénoménologique transcendantal sartrien » : l’ « il-limitation » de la substance spinoziste attire Sartre dans la mesure où elle implique l’être « sans forme (ni celle de l’ipséité, ni celle de l’Ego)» d’un absolu que Sartre appelle la conscience (Alain Flajoliet, La première philosophie de Sartre, op. cit., 667, 673, 677-679).

327

Jean-Paul Sartre, TEa, 23 (nous soulignons).

328

L’expression est celle d’Aron Gurwitsch. Cf. Aron Gurwitsch, « A Non-Egolocial Conception of Consciousness », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 1, n° 3, mars 1941, 325-338.

329

Vincent de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit., 220.

330

Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 52.

331

transcendantal où seule se réalisera, nous l’avons noté, une subjectivité sans sujet. Dans la mesure où il est censé d’habitude être à la fois de la conscience – en tant que présence matérielle au sein d’elle – et par-delà la conscience – en tant que présence formelle qui affirme sa permanence unificatrice –, l’Ego qui doit pouvoir accompagner la conscience ne noue jamais avec celle-ci un rapport immédiat dans lequel il se livrait sans facettes, sans profils, tout entier ; en d’autres termes, si l’on introduisait l’Ego dans la conscience, celui-ci, « comme un caillou au fond de l’eau », y introduirait « un germe d’opacité »non seulement superflu mais aussi « nuisible », car « il arracherait la conscience à elle-même, il la diviserait, il se glisserait dans chaque conscience comme une lame opaque » : l’Ego transcendantal, conclut Sartre, « c’est la mort de la conscience »332 dont l’évidence, nous l’avons dit, doit être translucide. Si donc la purification du champ transcendantal nécessite l’expulsion de l’Ego sans pourtant l’évacuer, c’est qu’il n’est nullement immanent à la conscience : c’est un être transcendant qui « est dehors, dans le monde »333.

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