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Ex-périence existentielle : la conscience intentionnelle

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

1. E XPERIENCE COMME CONSCIENCE

1.3. Ex-périence existentielle : la conscience intentionnelle

L’ « exercice de dépersonnalisation »334 que Sartre décrit dans La transcendance de

l’Ego est pour ainsi dire une opération purificatrice qui restitue à la fois l’immanence de la

conscience et la limpidité du champ transcendantal. D’après Sartre, la conscience immanente constitue ainsi un « absolu non substantiel »335 parce que son apparaître ne fait qu’un avec son être et qu’il n’y a aucune sub-stance – si par celle-ci on entend un être « soutenant ses qualités comme de moindres êtres »336 – qui soutienne l’être de son apparaître ; autrement dit, c’est un absolu qui n’est ni créé ni déterminé et dont l’apparence translucide indique précisément son type d’existence :

332

Ibid., 23, 25, 35 (nous soulignons).

333

Ibid., 13.

334

Vincent de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit., 220.

335

Jean-Paul Sartre, TEa, 25.

336

« [...] il s’agit d’un absolu d’existence et non de connaissance [...] En fait, l’absolu est ici non pas le résultat d’une construction logique sur le terrain de la connaissance, mais le sujet de la plus concrète des expériences. Et il n’est point relatif à cette expérience, parce qu’il est cette expérience. Aussi est-ce un absolu non substantiel. [...] La conscience n’a rien de substantiel, c’est une pure “apparence”, en ce sens qu’elle n’existe que dans la mesure où elle s’apparaît. Mais c’est précisément parce qu’elle est pure apparence, parce qu’elle est un vide total (puisque le monde entier est en dehors d’elle), c’est à cause de cette identité en elle de l’apparence et de l’existence qu'elle peut être considérée comme l’absolu. »337

Ainsi, c’est le « refus d’être substance »338 qui constitue la conscience comme une conscience, c’est-à-dire comme conscience de soi qui ne peut être conçue que par elle-même. Cependant, si son absoluité implique l’identité de l’apparaître et de l’être, c’est en tant qu’ « absolu d’existence » que la conscience se saisit comme transparence ; en d’autres termes, la conscience n’est une conscience immanente que dans la mesure où elle existe. Par conséquent, le rapport que contient la conscience avec les choses qui ne se dérobent pas à son regard est un rapport d’existence à existence, puisque la conscience « prend conscience de soi en tant qu’elle est conscience d’un objet transcendant »339. D’où se révèle une évidence non seulement expérientielle mais aussi existentielle selon laquelle la conscience et les choses – ou, si l’on veut, le monde des choses – « sont donnés d’un même coup »340 : cette contemporanéité du monde et de la conscience sur laquelle Sartre n’a cessé d’insister tout au long de son œuvre s’exprime nettement, selon lui, dans l’idée fondamentale de la phénoménologie husserlienne qui est l’intentionnalité.

« En effet, la conscience se définit par l’intentionnalité »341, écrit Sartre dans La

transcendance de l’Ego. La conscience est intentionnelle dans la mesure où toute

conscience est conscience de quelque chose, c’est-à-dire qu’elle se rapporte, en se transcendant elle-même, à un objet que la phénoménologie nomme le « noème ». Toute conscience est dans son rapport au noème un acte intentionnel et constitue le pôle noétique

337

Ibid., 23.

338

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 30.

339

Jean-Paul Sartre, TEa, 24.

340

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 30 (nous soulignons).

341

de ce rapport. Or, du caractère noématique de l’objet la phénoménologie se garde de conclure, rappelons-le, qu’il s’agit d’un réel au sens sartrien : pour Husserl, « un aspect important de l’intentionnalité est exactement son indépendance de l’existence [objective] », ce qui implique que « l’intentionnalité ne présuppose pas l’existence de deux entités différentes – la conscience et l’objet » : d’un point de vue rigoureusement phénoménologique, il s’agit tout simplement d’ « une expérience avec sa propre structure innée de visée-objet »342. La transcendance de l’objet visé est pour ainsi dire d’une nature absolument négative parce qu’elle ne signifie rien d’autre que le fait d’être hors de la conscience – soit hors de l’immanence – de cet objet : « selon les propres termes de Husserl », explique Coorebyter, « le transcendant est l’“étranger”, “l’être autre”, l’objet de conscience et non la conscience de l’objet, un objet que nous ne pouvons en aucune manière confondre avec le vécu par lequel nous le visons car il constitue “un être d’un type totalement différent” »343. Pour Husserl, en un mot, la description de la conscience intentionnelle ne peut dépasser le cadre d’une phénoménologie de l’épochè à laquelle, nous l’avons vu, Sartre s’oppose un réalisme sauvage dont le point de départ est « une notion non problématique de transcendance »344. Selon cette conception pour ainsi dire réaliste de la transcendance, la conscience en tant qu’expérience est d’abord ce qui existe, c’est-à-dire ce qui éclate :

« Être, dit Heidegger, c’est être-dans-le-monde. Comprenez cet “être-dans” au sens

de mouvement. Être, c’est éclater dans le monde, c’est partir d’un néant de monde et de

conscience pour soudain, s’éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volet-clos, elle s’anéantit. Cette nécessité pour la conscience d’exister comme conscience d’autre chose que soi, Husserl la nomme “intentionnalité”. »345

342

Dan Zahavi, op. cit., 21 (« Thus, an important aspect of intentionality is exactly its existence-independency. [...] intentionality does not presuppose the existence of two different entities – consciousness and the object. All that is needed for intentionality to occur is the existence of an experience with the appropriate internal structure of objet object-directedness », notre traduction).

343

Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 24.

344

Nathanaël Masselot, « L’ontologie sartrienne est-elle une phénoménologie transcendantale ? », Methodos

[En ligne], vol. 12, 2012, mis en ligne le 10 avril 2012. URL : http://methodos.revues.org/2965.

345

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 31 (nous soulignons).

Loin de « problématise[r] la transcendance à travers la notion de constitution »346 et d’en décrire ensuite les modes d’apparaître dans l’immanence de la conscience, la philosophie sartrienne de la transcendance expose, par l’intentionnalité, l’expérience de conscience immanente au monde, c’est-à-dire à cette seule surface de transcendance où la conscience éprouve dans son « dehors » la force du réel. Notons qu’il ne faudrait même pas parler, pour épuiser le sens sartrien de l’intentionnalité, d’un « dehors » puisque ce dernier semble faire allusion à une certaine idée de « dedans » et par conséquent risque de nous renvoyer dans ce que Sartre appelle « illusion d’immanence »347. Si donc la conscience et le monde sont donnés d’un même coup, l’acte intentionnel de cette première doit se distinguer du mouvement d’extériorisation d’un soi interne quelconque qui, sortant de son foyer intérieur, se rapporterait à son dehors tout en gardant son dedans impénétrable ; autrement dit, il s’agit plutôt d’une existence ex-statique dont l’être, si le terme doit être employé, ne fait qu’un avec cette ex-stase que Sartre appelle « éclatement ». La conscience intentionnelle dans son « glissement hors de soi » trouve finalement que « tout est dehors [...] dans le monde »348 et qu’à la surface de ce « dehors », elle n’est qu’une ouverture ex-statique qui, dépourvue de profondeur, ne saurait jamais se fermer. En un mot, le rapport intentionnel entre la conscience immanente et le monde transcendant est un rapport « rigoureusement ex-statique, de surface à surface »349. Le mouvement ex-statique de la conscience à la surface du monde ne fait qu’un avec son existence, dépliement perpétuel d’un soi immanent pour ainsi dire surfaciel dont l’être-dans-le-monde, tel que l’indique Sartre, suppose un événement absolu qui est à la fois l’éclatement de la conscience dans le monde et l’apparition du monde à la conscience. De ce point de vue, l’immanence de la conscience ne signifie ni une intériorité opaque opposée au monde ni une plénitude constitutive de l’être de ce monde. Elle désigne, en revanche, le plan expérientiel d’une

existence qui s’expose à la surface du monde pour se découvrir tout en découvrant le

monde : c’est cette découverte réalisée par la conscience en tant qu’immanence exposée à

346

Nathanaël Masselot, « L’ontologie sartrienne est-elle une phénoménologie transcendantale ? », art. cit.

347

Jean-Paul Sartre, Ire, 17. Il ne faut pas pourtant confondre l’immanence de la conscience de soi et l’illusion de l’immanence : la première s’établit sur le principe de la transparence qui est la loi du champ transcendantal tandis que la deuxième, tel que Sartre l’écrit dans L’imaginaire, figure « la conscience comme un lieu peuplé de petits simulacres » et donc la rend opaque (Ibid.).

348

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 32.

349

l’épreuve de la transcendance que l’on peut appeler « expérience » ou, pour en accentuer son sens ex-statique, ex-périence. Cela dit, la conscience intentionnelle est pour ainsi dire une ex-périence existentielle et c’est dans ce sens que l’idée de l’intentionnalité est le point d’ancrage d’une philosophie de la transcendance qui « nous jette sur la grand-route, au milieu des menaces, sous une aveuglante lumière »350. Selon Sartre, l’stase de cette ex-périence immanente est telle que la conscience ne peut se définir par conséquent que comme une « fuite absolue » :

« Connaître, c’est “s’éclater vers”, s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi. [...] Du même coup, la conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir,

un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez “dans” une conscience, vous

seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de “dedans” ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite

absolue, ce refus d’être substance, qui la constituent comme une conscience. »351

Le monde est la surface où glisse la conscience qui, en tant qu’intentionnalité, ne peut pas ne pas s’attacher à la transcendance et seule « l’image rapide [...] de l’éclatement »352 peut nous rendre l’être existentiel de la conscience qui est une immanence

surfacielle. Cependant, cet attachement à la transcendance est tel qu’il implique aussi, nous

l’avons vu, l’envahissement des choses contingentes, si bien que le monde de la transcendance se présente comme une surface où la conscience s’expose non seulement au réel, mais aussi et avant tout à ses menaces.

350

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 31.

351

Ibid., 30 (nous soulignons).

352

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