• Aucun résultat trouvé

Principe de non-salut : l’expérience spirituelle, l’expérience de l’impossible

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

3. P RINCIPES DE L ’ EXPERIENCE INTERIEURE COMME EXPERIENCE SACRIFICIELLE

3.1. Principe de non-salut : l’expérience spirituelle, l’expérience de l’impossible

A partir d’une conception pour ainsi dire pathétique610 de la réalité cosmique, Bataille définit la dépense comme partie irréductible d’une humanité souveraine dont la gloire étroitement liée au pouvoir de perdre n’a pas d’autre horizon que la mort ; autrement dit, il s’agit de s’interroger sur l’ethos de l’humanité caractérisée par une dépense destinée à la perte pour mettre en relief et surtout pour revivre un pathos611 que Bataille appelle « joie devant la mort » – à savoir « une perte de soi assez heureuse » – et qui signifie que « la vie peut être magnifiée de la racine jusqu’au sommet »612 : si donc la dépense synonyme de la perte est « l’objet premier » d’une économie générale envisageant, « en dehors des disciplines particulières », « le mouvement de l’énergie » traduit « dans l’effervescence de la vie »613, cette économie doit être en même temps celle d’une expérience qui, selon Bataille, n’en est pas moins un espace parcouru par une quantité considérable d’énergie au point de se transformer en un lieu d’ébullition614 où se jouent de multiples formes de dépense. Dans la mesure où la volonté de dépense culmine dans celle de sacrifice, l’économie d’une telle expérience pathétique se présente précisément comme une « économie de sacrifice » :

« [...] une “économie de sacrifice” exigeait en effet qu’une partie importante de la production soit prodiguée dans des jeux et des orgies de boisson et de nourriture. Dans des

610

Bataille souligne en effet qu’il faut « éprouver jusqu’au bout l’intérêt pathétique » qu’a le tournoiement cosmique pour celui qui le contemple (Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 514).

611

Dans « L’Amérique disparue » où il est question, selon Alfred Métraux, de « définir l’ethos » de la société aztèque (Alfred Métraux, « Rencontre avec les ethnologues », art. cit., 678), s’accuse en effet la manière « mi-objective mi-passionnelle » (Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », art. cit., 686) que Bataille développe tout au long de son œuvre.

612

Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort », OC, I, 554 (nous soulignons).

613

Georges Bataille, La Part maudite, OC, VII, 20.

614

Dans la préface de La Part maudite, Bataille écrit ceci : « En effet l’ébullition que j’envisage, qui anime le globe, est aussi mon ébullition. Ainsi cet objet de ma recherche ne peut-il être distingué du sujet lui-même, mais je dois être plus précis : du sujet à son point d’ébullition » (Ibid.).

formes primitives de cette économie ruineuse les échanges se produisaient même d’une façon sacrificielle, comme des dons agressifs à charge de revanche ou comme des destructions provocantes de sa propre richesse. Ces dons et ces destructions turbulentes, n’étaient pas séparés en fait du tumulte religieux de la fête : c’est là que représente l’institution paradoxale du potlatch. Mais lorsque le principe du salut prédomina, la valeur des attitudes et des actes se subordonna à leurs résultats lointains dans l’autre monde. Cette sorte de valeur actuelle qui appartient à l’exubérance d’une fête (même alors qu’on lui attribue quelque puissance de fécondation par contagion) fut regardée précisément comme coupable : les fêtes continuèrent à se donner cours mais atténuées et soumises à une tolérance nuancée de répugnance. Elles étaient devenues l’objet de la même mauvaise conscience que le sacrifice, étant de la même nature : prodigalité ouverte sans mesure. La spéculation se poursuivit à partir de là sur les deux plans spirituel et matériel. Tout ce qui n’était pas utile au salut était condamné et rejeté. En même temps, ce qui n’était pas utile à la production – ce qui n’était pas accumulation, accroissement du travail et des moyens de travail – apparut vain, dans un monde où rien n’existait plus qu’en rapport avec un résultat ultérieur. »615

Ce que Bataille appelle « économie de sacrifice » dans ce texte a ceci de particulier qu’elle marque non seulement sur le plan matériel, mais aussi sur le plan spirituel « l’insuffisance du principe de l’utilité classique »616 sur lequel s’appuie une « économie de salut », soit une spéculation qui, écrit-il, est en effet constitutive « des systèmes religieux qui proposent à l’homme de gagner l’éternité bienheureuse »617 ; autrement dit, le sacrifice en tant que pratique extrême de la dépense improductive peut servir dans le même temps de principe à partir duquel l’homme, selon Bataille, cesse « de vivre en vue d’un au-delà »618, c’est-à-dire en vue du salut qui, en tant que résultat ultérieur à atteindre, remet « l’existence à plus tard »619. L’économie de sacrifice, de ce point de vue, ne désigne pas moins une exigence d’existence et l’incompatibilité de l’existence pour ainsi dire sacrificielle avec l’idée du salut est telle que ce n’est pas jusqu’à la viespirituelle qui, à l’encontre de ce que

615

Georges Bataille, « Le sacrifice », OC, II, 241-242.

616

Georges Bataille, « La notion de dépense », OC, I, 302.

617

Georges Bataille, « Le sacrifice », OC, II, 240.

618

Ibid., 241.

619

l’on pourrait croire, ne doive s’opposer à la recherche du salut puisque celui-ci, selon Bataille, « n’est qu’une forme hybride » introduite « dans l’ordre spirituel » comme un « intrus » : « est spirituel », écrit-il, « ce qui relève de l’extase, du sacrifice religieux (du sacré), de la tragédie, de la poésie, du rire – ou de l’angoisse » et « le domaine spirituel est celui de l’impossible » dans la mesure où « l’extase, le sacrifice, la tragédie, la poésie, le rire sont des formes où la vie se met à la mesure de l’impossible » tandis que « l’impossible est la perte de soi »620 ; la vie spirituelle, en d’autres termes, implique une « volonté d’impossible »621 incompatible avec « la volonté du salut [qui] signifie la résolution d’éluder l’impossible »622 au point d’introduire dans la vie spirituelle un but pour réduire celle-ci à une recherche du salut, à savoir à une action qui est, tel que Bataille l’indique, « toujours aspiration au possible »623. Cela dit, force est de distinguer le salut du spirituel qui est au fond une aspiration à l’impossible et de placer la vie spirituelle en dehors de la recherche du salut, c’est-à-dire en dehors du domaine de l’action :

« Ce qui donna de l’importance au salut n’est pas tant le but en lui-même que le principe d’un but introduit dans la vie spirituelle. L’impossible a besoin d’un possible à partir duquel il se dégage. Le salut est le possible nécessaire à l’esprit pour affronter l’impossible. Mais dans le salut, le possible est la fin de l’impossible : il en est donc l’élusion. Si la vie spirituelle exige l’élusion de son principe, elle n’est pas ce qu’elle dit être. Le salut n’est qu’une commodité malgré laquelle avait lieu, rarement, la vie spirituelle, je veux dire le possible s’attachant à l’impossible. Mais l’habitude est si vieille qu’on n’imagine plus de vie spirituelle en dehors de la recherche du salut. Si le salut n’est pas en question, quelle raison d’être aurait la vie spirituelle ? Autrement dit quel possible introduire dans l’impossible ? »624

Dans un carnet préparatoire pour quatre textes de nature hétérogène625, Bataille reformule ces deux dernières questions en se demandant « comment peut-il y avoir une vie

620

Georges Bataille, « Le rire de Nietzsche », OC, VI, 310, 313 (nous soulignons).

621

Georges Bataille, notes pour « Le rire de Nietzsche », ibid., 480.

622

Georges Bataille, « Le rire de Nietzsche », ibid., 310.

623

Ibid., 311.

624

Ibid., 310.

625

Il s’agit du Petit, de La Part maudite, de L’Orestie et du Prince Pierre. Cf. note d’éditeur sur « Le rire de Nietzsche », ibid., 476.

spirituelle en dehors de l’action » et marque, en guise de réponse, que « [la] vie spirituelle = expérience intérieure »626. Autant dire que l’expérience intérieure dont le mouvement se définit comme une intériorisation du sacrifice est synonyme de l’expérience spirituelle et ceci dans la mesure exacte où dans les deux cas, il est question d’une expérience de l’impossible, de la perte de soi. Dans L’expérience intérieure, Bataille indique en effet qu’il entend par cette expression « ce que d’habitude on nomme expérience mystique », soit « les états d’extase, de ravissement, au moins d’émotion méditée » ; cependant, il souligne aussi qu’il s’agit moins d’une « expérience confessionnelle, à laquelle on a dû se tenir jusqu’ici, qu’à une expérience nue, libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit »627. Autrement dit, il est question sur le plan de l’expérience intérieure qui relève du spirituel de « dégager de ses antécédents religieux » – c’est-à-dire de « l’ascèse du dogme et de l’atmosphère des religions [...] en un mot, du mysticisme » – « la possibilité demeurée ouverte [...] de l’expérience mystique »628. Si donc l’expérience intérieure s’ouvre sur une « critique de la servitude dogmatique (et du mysticisme) »629, il n’en demeure pas moins que cette expérience est pour ainsi dire « à la suite des mystiques de tous les temps »630, à ceci près qu’elle se présente comme une mystique dégagée de tout mysticisme dans la mesure exacte où ses exercices spirituels – au sens bataillien du terme – sont dépouillés d’idée du salut sous toutes ses formes qui, selon Bataille, réduirait la vie spirituelle à un projet ascétique en vue de ce salut possible :

« Il est douteux dans chaque cas si le salut est l’objet d’une foi véritable ou s’il n’est qu’une commodité permettant de donner à la vie “spirituelle” la forme d’un projet (l’extase n’est pas recherchée pour l’épreuve elle-même, elle est la voie d’une délivrance, un moyen). Le salut n’est pas forcément la valeur qui, pour le bouddhiste, est la fin de la souffrance,

626

Georges Bataille, notes pour « Le rire de Nietzsche », ibid., 481.

627

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 15.

628

Georges Bataille, Prière d’insérer de l’édition de 1943 de L’expérience intérieure, ibid., 422. Dans sa

Méthode de méditation, texte qui compose avec L’expérience intérieure le premier tome de La Somme athéologique, Bataille indique qu’ « il serait heureux qu’existât quelque manuel dépouillant les pratiques des

yoghis d’excroissances morales ou métaphysiques » (Georges Bataille, Méthode de méditation, OC, V, 194).

629

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 15.

630

Georges Bataille, La Part maudite, OC, VII, 179n. La Part maudite se conclut effectivement sur cette note où Bataille précise que « l’auteur de ce livre d’économie se situe par ailleurs (par une partie de son œuvre) à la suite des mystiques de tous les temps (mais il n’en est pas moins étranger à toutes les présuppositions des mysticismes divers, auxquels il n’oppose que la lucidité de la conscience de soi) » (Ibid.).

Dieu pour les chrétiens, les musulmans, les Hindous non bouddhistes. C’est la perspective de la valeur aperçue à partir de la vie personnelle. D’ailleurs dans les deux cas, la valeur est totalité, achèvement, et le salut pour le fidèle est “devenir tout”, divinité directement pour la plupart, non-individualité des bouddhistes (la souffrance est, selon Bouddha, l’individuel). Le projet du salut formé, l’ascèse est possible.»631

A partir d’une telle distinction – qui désigne même une opposition – entre la vie spirituelle ou la mystique et le mysticisme du salut, Bataille parvient à formuler le principe de l’expérience intérieure qui est de « sortir par un projet du domaine du projet » puisque « le salut est le sommet de tout projet possible et comble en matière du projet » ; en d’autres termes, dans la mesure où elle est la « seule valeur, seule autorité » de la vie spirituelle, l’expérience intérieure « ne peut avoir d’autre souci ni d’autre fin qu’elle-même » au point que le projet qu’elle est n’est qu’un projet « négatif » qui a pour but « d’abolir le pouvoir [...] du projet »632 : il s’agit au fond d’une « expérience intérieure négative » qui s’oppose à celle « que l’homme a du monde extérieur en agissant », soit à « ce qui est généralement regardé comme la connaissance »633. C’est ainsi que l’expérience intérieure, dont il faut « saisir le sens du dedans »634, mène en un lieu de sens que Bataille appelle également « non-savoir ».

Outline

Documents relatifs