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Renversement du regard : la fantaisie d’œil pinéal

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

1. E XERCICE DU REGARD

1.2. Renversement du regard : la fantaisie d’œil pinéal

Chez Bataille comme chez Roquentin, le réel tel qu’il se donne à voir et à regarder épouvante et éblouit. Il s’agit pour l’un et l’autre d’une horreur à la source de la jouissance dans laquelle ces deux regards s’exposent à la fois à la forme informe et à la matière nauséeuse des choses. Cependant, dans la mesure où son but est de comprendre et de savoir « ce que voulait dire “exister” »503, la jouissance qu’éprouve Roquentin lorsque son regard est enfoncé et fasciné ne peut qu’être atroce et écrasante puisqu’elle le prive des mots pour s’exprimer. Ainsi n’est-ce qu’en se débarrassant de « cette saleté poisseuse »504 qu’il arrive à réfléchir et à écrire tandis que l’écriture de Bataille, tel que l’indique Denis Hollier, s’appuie sans recul sur la représentation visuelle de la part maudite du réel au point qu’elle

[tandis que] l’horreur provoque un choc, un effet de rupture qui arrête et fascine sans jamais écœurer totalement » (Claire Margat, « Bataille et Sartre face au dégoût », Lignes, op. cit., 201). A la lumière de la dernière citation de Bataille, nous proposons d’interpréter cette préférence comme nécessaire à la fabrication

de l’expérience intérieure : dans une conférence au Collège de sociologie (5 février 1938) qui s’intitule précisément « Attraction et répulsion II. La structure sociale », Bataille indique que son expérience vécue – ainsi que celle de Leiris – « peuvent être considérées dans une certaine mesure comme fabriquées » et qu’ « une telle altération, qu’une telle fabrication étaient nécessaires à la prise de conscience du caractère essentiellement répugnant des choses sacrées » (CS, 160-161).

501

Georges Bataille, « Attraction et répulsion II. La structure sociale », CS, 147 (nous soulignons).

502

Dans « La pratique de la joie devant la mort » qui est selon nous la première description d’une expérience intérieure, Bataille recourt effectivement à la représentation des scènes troublantes du réel (ciel tournant, terre glissant, soleil éclatant...) pour accéder à une « contemplation extasiée » (Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort », OC, I, 553).

503

Jean-Paul Sartre, N, 181.

504

« se salit à son objet » et « se laisse contaminer par lui »505 ; en d’autres termes, il est question dans l’approche bataillienne du réel non seulement de connaître et d’assumer la nausée, mais aussi et avant tout d’oser l’affronter et en jouir506 : il ne suffit pas que le regard soit ébloui, il faut encore qu’il persiste à se laisser éblouir jusqu’à ce que l’éblouissement intensifie la jouissance.

Si donc pour Bataille l’exigence du réel est telle qu’il faut une « interprétation directe, excluant tout idéalisme, des phénomènes bruts »507, cette interprétation ne peut reposer que sur une vision extatique du réel en tant que ce qui déborde, excède et effraie. Il s’ensuit que cette vision du réel que l’on peut appeler « vision de l’excès »508 est aux antipodes de celle des « yeux crevés »509 qui craignent, pour reprendre l’expression de Bataille dans L’anus solaire, « l’éblouissement au point de n’avoir jamais vu [...] que le soleil était écœurant et rose comme un gland, ouvert urinant comme un méat »510 : dans les intimes profondeurs du réel, nous l’avons vu, se trouvent en effet non seulement les racines, mais aussi un soleil pourri qui se lève à l’horizon de la terre boueuse. Ainsi la vision de l’excès appelle-t-elle pour ainsi dire la naissance des nouveaux yeux qui « persistent à demander des objets qui ne les détruisent pas »511 et c’est pour répondre à cette exigence – une exigence, précisons-le, qui est née de celle de regarder le réel en face – que Bataille élabore, comme il l’explique dans un texte interprétatif de L’anus solaire qui annonce, nous l’avons noté, la fabrication de son « expérience intérieure », l’image d’un « œil pinéal » capable de regarder, au-delà comme en-dessous, l’aveuglante lumière du réel :

« L’œil pinéal répond probablement à la conception anale (c’est-à-dire nocturne) que je m’étais faite primitivement du soleil [...] Je me représentais l’œil au sommet du crâne

505

Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », art. cit., XVII.

506

Dans un texte tardif, Bataille reproche en effet à l’auteur de La nausée – et à sa philosophie dite de l’existence en général – de s’évader devant « l’horreur que le pur sensible lui inspire » (Georges Bataille, « L’existentialisme » (1950), OC, XII, 13).

507

Georges Bataille, « Matérialisme », OC, I, 180.

508

Notons qu’il s’agit du titre d’un recueil des premiers textes de Bataille traduits en anglais. Georges Bataille,

Vision of excess. Selected writings, 1927-1939, édité et introduit par Allan Stoekl, traduit par Allan Stoekl, Carl R. Lovitt et Donald M. Leslie Jr., Minneapolis : University of Minnesota Press, 1985.

509

Georges Bataille, « La conjuration sacrée », OC, I, 446.

510

Georges Bataille, notes pour L’anus solaire, OC, I, 644.

511

comme un horrible volcan en éruption, justement avec le caractère louche et comique qui s’attache au derrière et à ses excrétions. Or l’œil est sans aucun doute le symbole du soleil éblouissant et celui que j’imaginais au sommet de mon crâne était nécessairement embrasé, étant voué à la contemplation du soleil au summum de son éclat. L’imagination antique attribue à l’aigle en tant qu’animal solaire la faculté de contempler le soleil face à face. Aussi bien l’intérêt excessif porté à la simple représentation de l’œil pinéal est interprété nécessairement comme une envie irrésistible de devenir soi-même soleil (soleil aveuglé ou soleil aveuglant, peu importe). Dans le cas de l’aigle comme dans le cas de ma propre imagination l’acte de regarder en face équivaut à l’identification. Mais le caractère cruel et brisant de cette envie absurde apparaît aussitôt du fait que l’aigle est précipité du haut des cieux et, en ce qui concerne l’œil qui s’ouvre au milieu du crâne, le résultat, même imaginaire, est beaucoup plus terrifiant, bien qu’il soit affreusement ridicule. »512

Situé au milieu et au sommet du crâne de certains reptiles et présent chez l’homme de manière vestigiale sous la forme de la glande pinéale, l’œil pinéal est un objet de recherche sur lequel portent les regards scientifiques, philosophiques et mythologiques : la découverte de sa fonction photoréceptrice chez certains reptiles a suscité de nombreuses spéculations métaphysiques dont celle de Descartes, par exemple, va jusqu’à conclure que cette petite glande est le « siège principal »513 de l’âme. Cependant, si dans ce passage du

« Jésuve » il est question de la représentation d’un œil pinéal qui est, faut-il préciser,

imaginaire514, la référence de Bataille à cet œil n’a pas pour but de montrer la supériorité de

512

Georges Bataille, « Le Jésuve », OC, II, 14-15.

513

René Descartes, Les passions de l’âme, in Œuvres de Descartes, publiées par Victor Cousin, Paris : Librairie F. G. Levrault, 1824-1826, Tome 4, 66. Sur l’explication cartésienne de la glande pinéale et ses critiques, Cf. Gert-Jan Lokhorst, « Descartes and the Pineal Gland », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, édité par Edward N. Zalta, URL : http://plato.stanford.edu/archives/spr2014/entries/pineal-gland.

514

Nous pouvons nous référer à un autre passage du texte pour accuser le caractère imaginaire de l’œil pinéal : « Maintenant j’ai donné toutes ces explications seulement pour en arriver à dire que lorsque j’imaginais la possibilité déconcertante de l’œil pinéal, je n’avais pas d’autre intention que de représenter des dégagements d’énergie au sommet du crâne aussi violents et aussi crus que ceux qui rendent si horrible à voir la protubérance anale de quelques singes. Je n’en avais pas conscience primitivement mais mon imagination

n’allait pas sans me donner d’affreux transports au cerveau accompagnés d’une satisfaction intense : cet œil que j’avais voulu avoir au sommet du crâne (puisque je lisais que l’embryon en existait, comme la graine d’un arbre, à l’intérieur de ce crâne) ne m’apparaissait pas autrement que comme un organe sexuel d’une sensibilité inouïe, qui aurait vibré en me faisant pousser des cris atroces, les cris d’une éjaculation grandiose mais puante. Tout ce que je puis me rappeler de mes réactions et de mes égarements à cette époque, de plus la valeur

symbolique normale d’une représentation de lueur fulgurante, me permettent aujourd’hui de caractériser cette

l’esprit, mais en revanche, tel qu’il l’indique dans le texte, de marquer les « limites de notre expérience humaine » pour que « la chose la plus improbable (la plus bouleversante aussi) » apparaisse comme « nécessaire »515 ; autrement dit, il s’agit précisément de la mise en valeur d’une « fantaisie »516 par laquelle que l’homme « se reconnaît » et ceci « non seulement avec colère mais dans un tourment extatique – dans la virulence de ses phantasmes »517 tel que celui de regarder en face un soleil pourri. Parmi les quatre éléments explosifs du réel que Bataille mentionne dans L’anus solaire, le soleil représente en effet la forme la plus prodigieuse – parce qu’il prodigue sans cesse, nous l’avons marqué, une « quantité considérable d’énergie » de sa substance « sous forme de lumière et de chaleur »518 – d’une réalité que l’œil pinéal, par conséquent, devrait pouvoir contempler tout en courant le risque d’être aveuglé. L’aveuglement de l’œil pinéal dû à « sa contemplation du soleil au summum de son éclat »519 décèle pour ainsi dire la limite de l’humanité qui, nous allons le voir, est malgré tout loin d’être égale à la dépense incandescente du soleil. Dans la mesure où le soleil qui devrait être fixement regardé en face n’est pas – comme l’auraient voulu l’idéalisme platonicien et le surréalisme poétique – une sérénité synonyme de la solennité de l’esprit élevé, la fabrication de la fantaisie d’œil pinéal ou, si l’on préfère, d’un regard imaginaire a précisément pour but de révéler une telle réalité qui conditionne pourtant, selon la vision cosmique de Bataille, l’existence humaine ; en d’autres termes, fabriquer un tel imaginaire, c’est pour répondre « à la nécessité de sortir d’une façon ou de l’autre des limites de notre expérience humaine »520 dont la propre réalité définie par Bataille comme relevant du « mouvement libre de l’univers »521 ne peut être en effet appréhendée, quant à elle-même, qu’à travers la fantaisie d’œil pinéal. Si donc le réel tel qu’il se manifeste dans sa bassesse matérielle – qu’il s’agisse de la pourriture d’un sous-sol ou de celle d’un sous-soleil – éblouit parce qu’il épouvante, il faut néanmoins imaginer un œil pinéal dont le regard élargirait « la vision réelle » pour expliciter le sens de cet

515

Georges Bataille, « Le Jésuve », OC, II, 15 (nous soulignons).

516

Ibid., 19.

517

Georges Bataille, « L’œil pinéal (1) », OC, II, 22.

518

Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 517.

519

Georges Bataille, « Le Jésuve », OC, II, 14.

520

Ibid., 15.

521

éblouissement effrayant qui dévoile, écrit Bataille, « la situation précaire – pour ainsi dire traquée – de l’homme au milieu des éléments universels »522. Le réel, en un mot, tire son sens intensément vécu d’un imaginaire qui renverse à la fois l’ordre horizontal de la vision normale et celui d’une vision verticalement idéalisée si bien que c’est ce renversement qui, à vrai dire, sollicite la plus profonde nausée :

« Ainsi l’œil pinéal, se détachant du système horizontal de la vision oculaire normale, apparaît dans une sorte de nimbe de larmes, comme l’œil d’un arbre ou plutôt comme un arbre humain. En même temps cet arbre oculaire n’est qu’un grand pénis rose (ignoble) ivre de soleil et il suggère ou sollicite un malaise : la nausée, le désespoir écœurant du vertige. Dans cette transfiguration de la nature, au cours de laquelle la vision elle-même, que la nausée attire, est déchirée et arrachée par les éclats de soleil qu’elle fixe, l’érection cesse d’être un soulèvement pénible à la surface du sol et, dans un vomissement de sang fade, elle se transforme en chute vertigineusedans l’espace céleste accompagné d’un cri horrible. »523

Cela dit, l’éblouissement du regard devant le réel a donc ceci de particulier qu’il implique, sur le plan du vécu, une chute vertigineuse de la réalité dans l’« irréalité de l’espace solaire »524. Autrement dit, le réel qui éblouit le regard par sa lumière aveuglante est tissé d’imaginaire et sans la fabrication de l’imaginaire, il n’y aurait pas d’expérience du réel que Bataille définit, nous l’avons indiqué, comme « contemplation extasiée »525 : pour Bataille, la valeur de l’expérience est précisément d’être une jouissance et rien ne provoque plus de jouissance que de se représenter des images d’un réel qui épouvante.

522

Georges Bataille, « L’œil pinéal (2) », OC, II, 37.

523

Georges Bataille, « L’œil pinéal (1) », OC, II, 27 (nous soulignons). Dans La nausée, tel que l’indique Juliette Simont, la réalité nauséeuse à laquelle Roquentin « fait faire irruption dans la légalité bourgeoise n’a pas grand-chose de “réaliste”, elle tire sa profondeur de l’imaginaire, du phantasme, du fantastique, de l’hallucination » ; autrement dit, « le “réel” auquel en appelle Sartre contre les plates apparences du sens commun n’a de puissance révélante que pour autant qu’il est étroitement tissé d’imaginaire » (Juliette Simont,

Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté, Paris et Bruxelles : De Boeck & Larcier, 1998, 86-87). En témoigne la métamorphose de la pelouche rouge d’une banquette en « énorme ventre tourné en l’air, sanglant, ballonné » d’un « âne mort » qui provoque la nausée de Roquentin (Jean-Paul Sartre, N, 179).

524

Georges Bataille, « L’œil pinéal (1) », OC, II, 35 (nous soulignons).

525

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